samedi 8 août 2020

PAROLES...PAROLES...

 

On a récemment commémoré les 25 ans de "Srebrenica", et le blog a lui-même apporté sa pierre 2.0 à l'édifice du souvenir, jetant aussi au passage quelques pierres à ceux qui continuent de nier ou de minimiser les faits. A l'occasion de ces commémorations, j'ai également vu circuler abondamment sur les réseaux sociaux le discours d'Emmanuel Macron sur cette tragédie (vidéo ci-dessus), avec souvent des commentaires enthousiastes, ou, tout au moins, favorables aux propos du président français. Il est clair que je n'ai aucune sympathie, et je reste poli, pour ce dernier, ni pour sa politique, mais je ne voudrais pas, avec ce qui va suivre, donner l'impression de vouloir polémiquer pour polémiquer, autour d'un sujet aussi grave que le génocide de Srebrenica, qui appelle humilité, recueillement, et dépassement temporaire des divergences politiques. A vrai dire, ce n'est pas le rapport à cette horrible tragédie qui me pose soucis dans les paroles du Président de la République.

Simplement, j'avoue ne pas pouvoir rester de marbre, ni contenir un mélange d'irritation et d'amertume, en écoutant ce discours, typiquement français, plein d'emphase, de lyrisme, d'humanisme, et de belles paroles, de la part d'un homme qui, il y a à moins d'un an (novembre 2019), qualifiait la Bosnie-Herzégovine de "bombe à retardement aux portes de la Croatie", à cause du retour de djihadistes bosniaques dans la pays, lui fermant au passage la porte du processus d'adhésion à l'UE.

Comme le rappelait le quotidien de Sarajevo "Oslobodjenje" à l'époque de ces déclarations: "Moins de 400 ressortissants bosniaques, dont la moitié sont des femmes et des enfants, sont partis sur les théâtres de guerre en Syrie et en Irak [98 ont été tués, 24 sont rentrés et ont été traduits en justice], alors que plus de 1 900 Français ont rejoint Daech". Par ailleurs, aucun de ces djihadistes n'a perpétré (à ce jour) d'attentat sur le sol européen. On rappellera enfin que si l'islamisme radical et violent s'est développé en Bosnie-Herzégovine à la faveur de la guerre, puis dans le sillage ce celle-ci, une fois la paix revenue, il reste relativement minoritaire. Même le salafisme tant redouté s'exprime majoritairement dans la version "quiétiste" de ce courant, centrée sur une observance stricte de la charia, mais dépourvue d'ambition politique ou de projet terroriste. Ses adeptes vivent reclus en communauté dans quelques hameaux reculés du pays, et ont peu gagné les centres urbains, où bon nombre de leurs concitoyens les considère avec dédain ou indifférence. Malgré les faiblesses structurelles de l'Etat bosnien et de ses collectivités décentralisées, malgré une police souvent corrompue et une justice encore très perfectible, le radicalisme islamiste est pris relativement au sérieux par les institutions, et celles et ceux dont les déviances religieuses tendent à prendre le chemin de la guerre sainte sont surveillés et, si besoin, appréhendés, comme le rappelle d'ailleurs la citation de l'article d'Oslobođenje.

Le vrai "danger musulman", en Bosnie-Herzégovine, s'il existe, réside davantage dans le renouveau identitaire bosniaque alimenté par le SDA, parti du clan Izetbegović, leader en "Fédération": l'idéologie du SDA tente une fusion entre l'identité "ethnique" bosniaque, un conservatisme fort (patriarcat, sexisme, homophobie), un retour aux symboles et à la pratique religieuse, le tout assorti de tropismes néo-ottomanistes, et de néolibéralisme économique décomplexé. Le modèle idéologique est d'ailleurs très proche de celui de l'AKP de Recep Tayyip Erdoğan: populisme, capitalisme, néo-conservatisme, autoritarisme, et impérialisme néo-ottoman. Enfin, le SDA revendique à demi-mot une sorte de rôle moteur pour les Bosniaques dans le pays, arguant, non sans ambiguïtés, que la communauté démographiquement la plus nombreuse, a à la fois le droit légitime et le devoir quasi messianique de présider aux destinées de la Bosnie-Herzégovine. On sait comment ce rôle de peuple moteur, réel, supposé ou fantasmé, fut perçu du temps de la Yougoslavie, où c'étaient les Serbes qui en étaient les soi-disant détenteurs. Sans surprise, ce point, parmi tous les autres déjà cités, est une ligne rouge pour les Croates et les Serbes de Bosnie-Herzégovine. Mais encore une fois, ce nationalisme bosniaque, puisque c'est de cela qu'il s'agit, n'a rien à voir avec le djihadisme ou le salafisme, tout aussi problématique soit-il au demeurant
que ces derniers. On remarquera d'ailleurs que le SDA reste un interlocuteur acceptable pour l'Union Européenne et les ténors politiques occidentaux, sans que ne lui soient vigoureusement reprochés ni ses tropismes vers la Turquie, ni son conservatisme affirmé, ni sa quête de leadership ethnique.

Pour finir, l'Islam davantage "culturel" que religieux, en tout cas modéré, et même parfois laïque, spécifique à la Bosnie-Herzégovine d'avant la guerre, n'a pas disparu. Si il marque le pas ça et là, il affiche encore des couleurs et reste un visage de la Bosnie-Herzégovine, n'en déplaise à ceux qui prétendent qu'il n'est plus, voire qu'il n'aurait jamais existé.

Des jeunes femmes dans une "buregdžinica" (snack où l'on vend des bureks) de Sarajevo.
On pourrait être n'importe où ailleurs en Europe...
Photo (c) Arina Psaroudakis, extraite de la série "Portraits de Sarajevo".

En alimentant la thèse de la Bosnie-Herzégovine comme repaire de djihadistes, Emmanuel Macron a, d'une part, donné du grain à moudre aux extrêmes-droites locales et occidentales, ainsi qu'aux nationalistes de Republika Srpska qui tous répandent ce fantasme islamiste de longue date. C'est d'ailleurs ce fantasme qui a servi de caution et de justification, lors des guerres yougoslave, aux persécutions violentes des Bosniaques et au génocide de Srebrenica. D'après la propagande nationaliste serbe de l'époque, et celle de ses soutiens en Occident, l'enclave était devenu un califat où la charia était rigoureusement appliquée. Lorsque la ville tomba et que Ratko Mladić en élimina les habitants, la Radio Télévision Serbe de Bosnie-Herzégovine bidonna la couverture des faits, forçant un rescapé du massacre (devant son salut au fait de travailler pour Médecins sans frontières) à dire devant les caméras combien il était heureux et soulagé de vivre dans un territoire enfin libéré des ignobles moudjahidines. Le coup de la bombe à retardement islamiste, désolé Manu, mais ça relève d'une même ignoble manipulation !

Par ses propos de 2019, Emmanuel Macron a, d'autre part, indirectement soutenu la position du gouvernement croate d'alors, qui avait tenu des propos similaires sur la Bosnie-Herzégovine, pour mieux renforcer, en particulier, les irrédentistes croates d'Herzégovine, qui réclament leur propre entité (comme la Republika Srpska pour les Serbes), prélude à peine voilé à un éventuel rattachement à la Croatie, rattachement qui serait fatal à l'Etat bosnien et à la paix (les Serbes prenant leur envol à leur tour). Ces propos de novembre étaient donc non seulement faux et fantasmatiques, mais ils étaient aussi irresponsables et dangereux par rapport au contexte local.

Non content de cette sortie "ad-djihadum", Macron avait également déclaré que la Bosnie-Herzégovine, ainsi que la Macédoine et l'Albanie, également visées en mal par ses propos, n'était pas prêtes pour rentrer dans l'Union Européenne, au risque d'achever de désespérer les populations, même si, soyons sincères, l'Europe ne fait de longue date plus beaucoup rêver.
Personne n'a digéré l'incapacité de l'UE à empêcher l'horreur, et en particulier le génocide de Srebrenica, mais le mélange de bâton et de carotte paternalistes, assortie d'une complaisance coupable envers la classe politique bosnienne et post-yougoslave, qui caractérisent l'attitude de l'UE, ont achevé de lui aliéner même les européistes locaux les plus fervents. Tout juste voit-on aujourd'hui "l'Europe" dans sa dimension purement "utilitaire", à savoir, bénéficier du passeport européen qui permettra aux Bosniens (toutes communautés confondues) de se barrer de leur "pays de m...", et de refaire leur vie sans contrôle de douanes tatillons ni chicaneries administratives, au nord du continent. Pour les "valeurs communes" invoquées par Macron, il faudra repasser, même si, fondamentalement, la majorité des Bosniens aspire pour son pays à une "normalité" politique, sociale et économique, qui semble être celle de l'Europe Occidentale. Seulement, on n'a qu'une vie, et l'attente n'a que trop duré, d'où le désir d'aller profiter de l'UE chez elle, plutôt que de désespérer sur place.
Le logo du groupe punk bosnien Unutrašnja Emigracija, UE, comme Union Européenne
Le logo du groupe anarcho-punk bosnien Unutrašnja Emigracija
("Emigration intérieure", allusion aux déplacements de populations liés à la guerre).
Le nom du groupe joue sur ses initiales, les mêmes que celles de l'Union Européenne, 
et le visuel d'ensemble ne laisse pas de doute sur ce que pensent les musiciens de cette dernière.


Il existe une formule toute faite qui dit que "quand on ne sait pas, on se tait". Cette formule, qu'au demeurant peu de gens s'appliquent à eux-mêmes, comme on le voit chaque jour sur les réseaux sociaux, signifie que si on ne maîtrise pas un sujet, on se garde d'en parler avec trop d'assurance et de conviction, parce qu'il y a de fortes probabilités que l'on dise des bêtises. Cette formule ne saurait cependant demeurer fermée sur elle-même, pour ne signifier qu'une fin de non-recevoir, laquelle sert éventuellement juste à rabattre le caquet de l'indélicat ivre de ses certitudes faussées par l'ignorance. Pour nous qui croyons en la capacité de l'homme à s'élever et à progresser, elle doit immanquablement s'accompagner d'une deuxième formule qui, elle, professe que "si on ne sait pas, on demande", on s'informe, on s'instruit, on se documente...ce qui permet éventuellement à l'ignorant de sortir de son ignorance, voire parfois de devenir à son tour un connaisseur, un instruit, un "expert".

Personne ne peut être spécialiste de tout et nous sommes tous ignorants à notre manière, pour les champs de compétence qui nous échappent. Si au niveau individuel, l'ignorance pose déjà un problème, de part le fait que peu de gens s'appliquent les deux règles sus-mentionnées, au niveau politique, elle prend une dimension plus grave, car il y va du destin de millions d'individus. Les hommes et les femmes chargés d'administrer et d'arbitrer les grands enjeux et défis de ce monde ne peuvent certes, elles et eux non plus, tout savoir et tout connaître, mais ils bénéficient, en général, de la présence de conseillers, d'experts, qui, eux, peuvent leur donner les éclairages nécessaires à la compréhension d'un sujet.

On est donc légitimement en droit de s'interroger sur les connaissances du chef de l'Etat Français sur la théma "Balkans", mais aussi sur la compétence de ses conseillers/experts en affaires étrangères, après ses sorties catastrophiques de novembre 2019 sur la Bosnie-Herzégovine, mais aussi son "non" à la Macédoine quant à l'ouverture de négociations d'adhésion à l'UE.

Perçu comme un vent frais sur les questions européennes lors de son élection, Emmanuel Macron semble davantage incarner une douche froide au final. Vu par ses fans, comme par une partie de la presse internationale, comme l'homme qui allait remettre, avec audace et créativité, le projet européen en route, Emmanuel Macron apparaît au final comme un technocrate têtu, sans âme, ni idées, ni vision; un électron libre qui parle sans consulter ses partenaires, et qui balance des platitudes erronées et fantasmatiques sans songer aux conséquences.

Car, et c'est bien ça le plus grave, à l'instar de ses propos nauséabonds sur la Bosnie-Herzégovine, le veto de Macron envers la Macédoine du Nord n'est pas seulement la marque d'une insondable méconnaissance des Balkans, ou encore d'un mépris limite raciste envers ses habitants. C'est aussi et surtout une attitude dangereuse et criminelle.

Avec son veto arbitraire, Macron a fait passer un très mauvais message à la Macédoine (et aux pays espérant un jour entrer dans l'UE), un message qui, une fois décrypté, dit : "oui, il y a des règles du jeu dans l'Union Européenne, et il faut scrupuleusement les respecter. Cependant, il est possible de les changer en cours de route, mais attention, pas n'importe qui! La Macédoine du Nord ne peut pas changer les règles en cours de route, mais l'UE ou un pays comme la France, oui, parce que c'est elle qui commande". De ce premier postulat découle un deuxième: une parole donnée peut aussi être retirée par l'UE, même si en face, l'interlocuteur, en l'occurrence la Macédoine du Nord, a tenu sa parole et ses engagements.

Celles et ceux qui défendirent, il y a quelques mois, le veto de Macron, en disant qu'avant de recevoir de nouveaux candidats, il faut effectivement changer les règles d'adhésion ainsi que le fonctionnement de l'UE, seraient bien avisés de se souvenir que promesse avait été faite à la Macédoine du Nord d'ouvrir les négociations d'adhésion si celle-ci respectait ses engagements. Des engagements qui consistaient quand même à changer de nom, pour que le voisin grec cesse d'être froissé dans son orgueil national. Un orgueil qui est la seule chose qui reste à la Grèce, après des années de gabegie financière, dont l'élite grecque est la principale responsable, puis de "punition" d'une violence absolue par une UE qui, visiblement, cherchait à faire des exemples en termes d'ordolibéralisme.

Vu de France, changer de nom, ça n'a sans doute l'air de rien, surtout quand on n'est pas directement concerné, mais dans une région d'Europe où le diable est, entre autres, dans les détails nominaux et sémantiques, c'est un choix lourd, difficile et même dangereux. On imagine pourtant sans difficulté ce que serait la réaction indignée de Paris si la Grande-Bretagne réclamait que "notre" Bretagne change de nom, sous prétexte que la "seule" et "vraie" Bretagne serait la "Grande", ne pouvant souffrir la présence de sa concurrente hexagonale! Ce qui serait inacceptable en France, et susciterait une fin de non-recevoir ferme de l'Etat, doublée de manifestations populaires anglophobes de Brest à Strasbourg et de Lille à Marseille, n'est visiblement pas un problème lorsqu'il s'agit des petits pays balkaniques dont les noms peuvent être changés comme on change de chemise...ou de décision. 

Des ouvriers démontent les panneaux "Autoroute Alexandre de Macédoine", en février 2018.
L'abandon de toute référence à Alexandre Le Grand faisait aussi partie du "package" des concessions de la Macédoine à son voisin méridional, lors de l'accord sur le nom, les Grecs ayant toujours revendiqué le célèbre conquérant comme étant "à eux".
Au delà de cette polémique, cette image résume à la perfection l'histoire récente des Balkans, avec ses changements à répétitions dont les infrastructures routières portent elles aussi la marque. Le jour où on n'y démontera plus de panneaux routiers ou de plaques de rue, cette région aura peut-être trouvé la sérénité.

On rappellera que depuis son indépendance, obtenue sans coup férir, l'actuelle Macédoine du Nord a dû porter l'appellation inconfortable et ahurissante d'Ancienne République Yougoslave de Macédoine, alias FYROM (acronyme de "Former Yugoslav Republic Of Macedonia"). Porter l'adjectif "ancien" dans son nom, pour un pays "neuf", c'est une situation proche de la schizophrénie! Porter dans son nom le cadavre du pays défunt ("yougoslave"), c'est vivre en risquant de foncer à chaque instant sur un ectoplasme politique! Bien-sûr, en "FYROM", personne n'a jamais utilisé ce nom, hormis dans les relations officielles au niveau international. Pour les Macédoniens désormais "du Nord", la Macédoine a toujours été et restera la Macédoine, point barre. Mais cette guerre froide autour du nom aura été un poison politique hypothéquant durablement l'existence du jeune Etat.

Après des années de pouvoir exercé par les nationalistes du VMRO-DPMNE qui n'ont jamais voulu rien entendre sur la question du nom, un leader plus modéré et plus pragmatique, Zoran Zaev, est arrivé aux commandes en 2017. Il est parvenu, non sans peines, à trouver un accord avec la Grèce de Tsipras sur le nom litigieux, entérinant cette nouvelle appellation précisant la position septentrionale de cette Macédoine, pour la démarquer de la Macédoine grecque (toutes ces années de disputes pour ça !).

Malgré ce succès diplomatique, le pouvoir de Zoran Zaev est resté fragile, dans un pays où l'opposition nationaliste n'hésite pas à faire le coup de poing et à menacer la paix civile, comme on le vit en avril 2017, où des brutes à la solde du VMRO-DPMNE envahirent la parlement pour s'opposer à la probable coalition du parti de Zaev avec un parti de la communauté albanaise de Macédoine. Zaev lui-même sera blessé durant l'attaque, laquelle suscitera un tollé et une forte inquiétude dans les Balkans et au delà.

Ces incidents éclairent en filigrane une autre problématique épineuse de la Macédoine: le pays doit compter en effet avec une importante communauté albanophone, dont les leaders oscillent entre realpolitik modérée (dialogue et coexistence avec la majorité slave macédonienne) et demandes plus radicales, avec pour ces dernières, des penchants pour le pan-albanisme (union de tous les Albanais dans un seul Etat), qui a repris des couleurs dans les Balkans depuis l'indépendance du Kosovo... Un pan-albanisme qui est évidemment une ligne rouge sang pour les autres Etats et populations de la région, et qui provoquerait probablement, en tout cas dans le contexte actuel, des tensions violentes voire un nouveau conflit armé dans la péninsule. N'oublions pas que la Macédoine, a, en 2001, connu un début de guerre civile entre Albanais et Macédoniens slaves, laquelle, heureusement, n'a pas dégénéré. Si la situation s'est en partie temporisée depuis, les forces contradictoires qui s'agitent dans le pays, ainsi que les nationalistes de chaque communauté, aux aguets et prêts à tout, génèrent un climat d'instabilité obligeant le pouvoir actuel, et plus globalement les forces progressistes, à marcher sur des oeufs.

Zaev a bâti une partie de sa stratégie politique sur le règlement de la "question du nom", et sur les négociations d'adhésion avec l'UE que ce règlement devait ouvrir. Malgré un euroscepticisme croissant de la population, le premier ministre a fait le raisonnement, pas idiot selon moi, que l'absence de perspective était pire pour le pays, que la perspective elle-même, fusse-t-elle en partie impopulaire: que l'on soit pour, contre ou partagé sur cette perspective européenne, celle-ci donne un horizon sur lequel on peut se positionner et débattre. 
Dans un tel contexte, le veto macronien n'était donc pas seulement une erreur, une marque de mépris, un signe d'inculture géopolitique. C'était aussi criminel. On aurait voulu affaiblir Zaev et encourager les forces déstabilisatrices du pays que l'on ne s'y serait pas pris autrement. Au delà des brûlantes questions de politique régionale, c'était aussi un doigt d'honneur à la population macédonienne elle-même, alors que dans l'ensemble, celle-ci avait accepté ce changement de nom avec un mélange de résignation lasse et de pragmatisme mature, un pragmatisme suggérant que le pays, à l'arrêt, se remettrait en branle avec la fin de cette polémique étouffante et vectrice d'inertie...

Le veto de Macron me rappelle l'époque où certains citoyens d'ex-Yougoslavie, Serbes et Bosniaques, entre autres, avaient besoin d'un visa pour voyager dans l'UE. Une fois que le candidat au visa avait réuni toutes les pièces témoignant de son éligibilité au précieux sésame, et qu'il se rendait, le coeur battant, dans le consulat du pays où il souhaitait voyager, le fonctionnaire, après un examen attentif des pièces et leur validation, refermait le déjà volumineux dossier en disant froidement que ces pièces étaient insuffisantes et qu'il fallait désormais fournir une nouvelle batterie de documents. L'idée était bien-sûr de décourager les aspirants voyageurs, qui pouvaient devenir de dangereux immigrants, volant le pain et le labeur des citoyens de souche. Il fallait donc ici décourager la Macédoine du Nord et la Bosnie-Herzégovine, et tant pis si ce découragement risquait d'encourager d'éventuelles déstabilisations.

Entre temps, les choses ont évolué, l'UE, qui avait désapprouvé les propos de novembre 2019 d'Emmanuel Macron, tant sur la forme que sur le fond, a bien ouvert des négociations d'adhésion avec la Macédoine. La Bosnie-Herzégovine, elle, comme toujours, devra attendre encore et encore, comme ce "cas social" pour qui on n'a pas de boulot à proposer, et qui ne rentre pas dans les "cases", mais qu'on continue de recevoir à Pôle Emploi ou à la Mission Locale, en lui esquissant de vagues horizons, si il fait ci ou ça, puis revient nous voir...

L'attitude de Macron, c'est un peu du même ordre. On l'entend aisément dire, avec son tact légendaire: "pas terrible, votre CV de victimes de génocide, avec ce trou de plusieurs années, là, où vous avez fait le djihad, sans parler du pognon de dingue qu'on vous file et que vous détournez. Et puis bon, on me dit que vous êtes pas très corporate, que vous passez votre temps à vous engueuler avec les autres membres de votre team. Je vois pas ce qu'on peut faire avec vous! ...Bon, écoutez, inscrivez-vous à une formation sur les valeurs communes, traversez la rue et revenez me voir, OK ? Allez, je vous laisse, j'ai la Macédoine du Nord qui attend. Elle a changé de nom, on va voir si ça passe mieux auprès des employeurs. Allez, bon vent ! ...Et achetez vous un costard, bon Dieu, c'est pas dans cette tenue que vous allez trouver du boulot!"

Alors désolé d'être sévère et un peu cynique, désolé de doucher l'enthousiasme, en particulier celui, que j'ai senti sincère et indulgent, de bon nombres de Bosniaques qui ont accueilli ces paroles avec espoir. Je peux comprendre cela, et le respecter.

Pour moi, ces paroles exaltées, jouant la carte du destin partagé et des promesses rassurantes, ne peuvent pourtant pas effacer l'attitude et les propos scandaleux de 2019.

Si en France, et ailleurs dans l'UE, on les a déjà oubliés, parce que les Balkans, globalement, "on s'en branle!", dans les Balkans, justement, on n'a pas oublié. Les Balkaniques n'oublient rien, jamais, et surtout pas les gifles que nous leur envoyons régulièrement, sous la forme de fantasmes politico-religieux, de mesures de rétorsion, d'injonctions paternalistes et autres appels à "poursuivre les réformes et le processus transitionnel". Alors oui, c'était peut-être un beau discours que celui donné pour les 25 ans de "Srebrenica", mais cela reste le discours d'un homme "qui ne sait pas", et qui, comme en politique intérieur, peut dire tout et son contraire à quelques mois d'intervalles, dans ce fameux "en même temps" qui ne trompe plus grand monde. Sauf que dans les Balkans, le "en même temps", c'est ce temps qui est depuis longtemps arrêté, bloqué, "et en même temps", ce temps qui passe, qui file, et qui ne reviendra pas. Que d'années perdues pour être toujours en surplace! Tout n'est certes pas de la faute de l'UE, ni des "grandes puissances", ni même d'Emmanuel Macron, les politiques locaux et leurs soutiens ayant aussi leur part de responsabilité. Mais 25 ans après les terribles guerres yougoslaves, reconnaissons que rien n'a été fait par la "communauté internationale", à part le fait d'avoir créé les conditions pour qu'Arcelor Mittal et autre "investisseurs" puissent profiter d'une main d'oeuvre désemparée et peu coûteuse, et à part le fait de parler, sans cesse, encore et toujours. Parler pour en fait n'avoir rien à dire d'autre aux habitants de ces pays, que ce qu'ils ne savent pas déjà!

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