C’est dans son enfance qu’il prend conscience que l’objet représenté n’est peut être pas l’objet lui-même, et peut donc être un outil de manipulation. Comme il l’explique de façon touchante dans l’un des clips tournés pour promouvoir sa présence à la Biennale de Venise (voir ci dessus), l’un de ses quatre cent coups de gamins, consistant à mettre une brique dans une boîte et à laisser cette boîte sur le trottoir en attendant que quelqu’un shoote dedans, témoigne de cette ambivalence de l’objet représenté. « Ceci n’est pas une boîte vide », pourrait il nous dire en paraphrasant Magritte.
Inspiré par ce souvenir enfantin, Todosijevic va travailler durant sa carrière autour du détournement d’objets et de symboles, détournements qu’il va inscrire dans une dimension interrogative et critique à l’encontre de la société.
Les objets usuels (meubles, valises, vaisselle, affiches, journaux, souvenirs, …et donc, pyjamas) peuvent être agencés de façon à questionner ou provoquer.
Comme chez Laibach, le contexte semi-totalitaire de la Yougoslavie, l’histoire sanglante de la région et les faux mythes glorieux de la seconde guerre mondiale, semblent habiter, comme un fantôme, l’œuvre de Todosijevic.
Après trente ans d’attente, il a obtenu un atelier sur la friche de l’ancienne foire de Belgrade, lieu qui fut un camp de concentration durant l’occupation allemande : « de temps en temps à l’atelier, alors que j’écoute une douce musique à la radio, j’ai l’impression que les âmes des déportés tournent autour de moi » confie-t-il avec ce mélange de simplicité et d’horreur qui caractérise ses propos.
L’utilisation de la langue allemande dans bon nombre de ses œuvres peut s’interpréter de plusieurs façons : Todosijevic joue d’abord sur l’archétype, le cliché, entretenu par les films de guerre yougoslaves (et français !), de la langue allemande comme langue barbare et brutale, car langue de l’ennemi durant la Deuxième Guerre Mondiale. Ce stéréotype de l’allemand nazi a été fort habilement ressorti par une frange des nationalistes serbes, d’autant que l’Allemagne prenait faits et cause pour l’indépendance de la Croatie.
La comparaison avec la Yougoslavie tient la route : contrairement à ce qu’on a pu lire et entendre parfois, la fédération n’était pas une terre sous-développée où des tribus auraient déterré la hache de guerre. En dépit du poids du parti communiste, c’était au contraire un Etat moderne, avec une vie intellectuelle, artistique et scientifique d’une grande vitalité, une activité industrielle et économique non négligeable et un laboratoire social et géopolitique, qui certes aujourd’hui suscite sourire et mépris, mais trouvait du sens, y compris à l’ouest, dans les grandes remises en question des années 60-70. Ce beau tableau n’a pas empêché, comme pour l’Allemagne de Goethe, Kant et Max Weber, les dérives guerrières qui menèrent le pays à sa perte. Faut il rappeler que ce sont des intellectuels qui ont théorisé la purification ethnique, que Karadzic était psychiatre, Tudjman historien, Milosevic cadre financier, que ce sont des « linguistes » et écrivains qui affirment que la langue croate éternelle n’a rien à voir avec le serbe ? On est loin du cliché du « lumpenprolo » frustré désireux d’en découdre pour soigner son mal-être. A méditer à l’heure où en France, des gens « instruits » à la Ménard et autre Collard font leur « coming-out » pro-Marine Le Pen.
Pour revenir à « Gott liebt die Serben », la formule paraphrase le « Gott mit uns » (« Dieu avec nous ») des Prussiens au XIXe et des nazis au XXe, et raille l’idée selon laquelle toute cause nationale voire nationaliste serait juste, car auréolée de la bénédiction divine. Les Serbes nationalistes aiment à dire qu’ils sont un « peuple céleste » (« nebeski narod »), et la responsabilité des églises dans le conflit yougoslave est connue de tout observateur attentif des Balkans.
L’une des performances les plus célèbres de l’artiste est « Was ist Kunst ? » (« Qu’est ce que l’art ? »), qui est l’une des questions existentielle de base que se pose en principe tout artiste. La performance consiste à répéter, inlassablement, à la manière d’un interrogatoire, cette question à une jeune femme, immobile et impassible, que l’artiste effleure ou touche par moment.
Les allusions au totalitarisme, à la torture, sont encore une fois ici assez évidentes.
Mais cette performance révèle aussi un autre aspect important de l’œuvre de Todosijevic qui tourne en dérision l’importance que l’art peut avoir ou peut s’attribuer. L’idée est de s’affranchir des académismes, du bon goût, des écoles, des courants, et de l’art « officiel » qui trop souvent décrètent « ce qu’est l’art » ou ce que l’art « doit être ». Rappelons que Todosijevic ne garde pas un bon souvenir de ses études artistiques et de ses professeurs. Les ficelles peuvent paraître grosses et caricaturales à certains, un choix assumé par l’artiste, mais j’ai connu pas mal de gens ayant passé des examens d’entrée dans des écoles d’art en France, qui sont ressortis traumatisés de l’entretien visant à évaluer leur capacité à intégrer l’institution en question : un jury « cassant » leur book et leur CV, pour voir ce que le postulant a dans les tripes et comment il va se défendre, et une salve de questions genre « Qu’est ce que l’art pour vous ? ». Le concept d’interrogatoire n’est donc pas si exagéré. Derrière le dogme de l’art, ici tourné en dérision, ce sont tous les dogmes qui sont visés : la question aurait pu être « Qu’est ce que Dieu ? », « Qu’est ce que la nation ? »…
Son projet « Nula dies sine linea » (« Pas un jour sans une ligne ») consistait à s’imposer de tracer une ligne quotidiennement et de ne travailler que sur elle. L’ironie de l’artiste est ici de transformer l’acte artistique en un labeur, en un geste répétitif, absurde et aliénant, aux antipodes des idées de liberté, d’imagination et de beauté que sous-tend la notion d’art. Métaphore d’une société destinée uniquement à produire ? D’un art créé pour répondre au besoin d’un marché ? Moquerie des mythes socialistes de l’ouvrier heureux, dont l’effort et le dur labeur n’ont rien au final de sexy, et ne sont qu’un processus dépourvu de sens ? L’interprétation reste ouverte…
Enfin la performance « Art and memory » voit l’artiste, masqué à la façon d’un terroriste, réciter les noms des artistes qui lui viennent à l’esprit. « Pour moi personnellement, il n’y a qu’une seule histoire de l’art, c’est l’art qui est enregistré dans ma mémoire », explique-t-il. Méfiance face à l’histoire de l’art, qui symbolise peut être la méfiance face à l’Histoire tout court, dont on sait combien elle sert les pouvoirs politiques, en particulier dans les Balkans.
Les remises en question de l’art ne sont pas seulement une occasion pour Todosijevic de régler ses comptes avec l’académisme autosatisfait qui encadrait ses études. C’est peut être aussi une remise en cause plus profonde de la culture en générale : comme je le disais dans le parallèle avec l’histoire allemande, la culture, l’instruction, le savoir ne sont pas forcément une « garantie de civilisation », garantie qui éviterait de sombrer dans la violence barbare : les peuples colonisés par les Européens « civilisés » en savent quelque chose…
La société de consommation est également une cible de Rasa Todosijevic. Ses fausses affiches et prospectus détournent le langage, l’esthétique et les clichés de la publicité. Ainsi, ses « serboranges » semblent dévoiler les liens troubles entre marketing et idéologie, où même les fruits sont affublés du mot « serbe ».
L’une de ses œuvres les plus frappantes dans ce domaine est « Majka na prodaju » (« Mère à vendre »). Ces trois mots ornaient certains autobus de Belgrade sur toute leur longueur, à l’image des énormes publicités qui customisent volontiers nos transports en commun. Tout le monde connaît l’expression « il vendrait sa mère » pour désigner un individu prêt à tout pour arriver à ses fins. L’expression existe aussi en serbo-croate. « Mère à vendre », résumé cynique d’un capitalisme triomphant où tout se vend et s’achète, et ou tout est bon pour s’enrichir…C’est bien ce capitalisme sauvage qui est à l’œuvre aujourd’hui dans les Balkans.
L’histoire yougoslave récente ne peut m’empêcher de penser qu’il y a une autre lecture possible de ces « mères à vendre » : dans un territoire où les hommes sont morts à la guerre, les femmes ont perdu fils et maris. Que reste-t-il, quand l’homme, le pilier traditionnel dans la culture patriarcale des Balkans, n’est plus ? Il reste la mère…qui est à vendre, car c’est sa seule possibilité de survie. Le viol, arme de guerre N°1, n’est pas loin : ces mères à vendre sont peut être aussi ces mères forcées, « vendues » comme objet à la terreur en marche, dont personne ne veut… La couleur rouge sang de l'inscription accentue cette perception.
« Mère à vendre », un constat cynique et sombre d’une société qui a perdu tous ses repères.
L’œuvre de Rasa Todosijevic est à l’image de l’artiste lui-même, un homme chaleureux, drôle et simple, mais qui se choque volontiers de ses propres concepts et dont les travaux cachent une vision assez dure de son environnement : elle s’inscrit dans cette tradition satirique souvent grinçante et ironique de l’Europe de l’est, toujours sur la corde raide entre farce et tragédie
Elle interpelle nos sociétés, modernes, cultivées et démocratiques, mais où tout peut basculer pour peu que quelques mal inspirés libèrent la part d’obscurité qui est en elles. Encore une fois, à méditer…
Merci, génial cet article.
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