Il y a quelques jours, Kusturica et Laibach étaient ensemble sur le bateau Yougosonic. A la fin du post, Kusturica est tombé à l’eau, Laibach s’en sortant avec une ébauche de réhabilitation, digne des meilleurs changements de régime politique. Avant de poser sous peu « un certain regard » sur Emir Kusturica, essayons aujourd’hui de décortiquer un peu plus en détail le « cas » Laibach.
Fondé en 1980 dans la ville minière de Trbovlje, en Slovénie, Laibach est unique à plusieurs égards. C’est sans doute l’un des rares groupes underground yougoslaves, puis slovènes à avoir eu une carrière internationale d’importance. C’est aussi une formation à côté de laquelle les caprices de stars des Stones, la décadence gay d’un Frankie Goes To Hollywood, les escroqueries rock’n’roll des Sex Pistols font figure de joyeuse déconnade potache. Seules l'ont dépassé peut être l’agitation intégristoïde d’un Yusuf Islam aka Cat Stevens, et les diatribes homophobes de Sexion d’assaut. On l’a déjà écrit, ici et là, Laibach s’est imposé dans le paysage musical avec une imagerie totalitariste inquiétante, qui a suscité autant le malaise que paradoxalement la fascination, fascination qui s’est exercée bien au-delà de la branche faf du milieu goth ou indus.
La démarche de Laibach s’inscrit dans la tradition des caricaturistes d’Europe de l’Est de l’époque communiste. Comme l’explique fort justement la préface de « Rire en Roumanie », recueil de dessins du Roumain Stanescu, publiés du temps de Ceausescu, la règle est : « dessiner, mais ne rien expliquer. Si la police politique a de mauvaises pensées » face au dessin, cela la regarde. Laibach me semble appliquer le même procédé.
L’une des thèses de Laibach est en effet de dire – en gros pour faire simple – que, autant dans la démocratie libérale que dans le totalitarisme doctrinaire, un processus de manipulation et d’aliénation est à l’œuvre.
Les reprises de grands hits de la variété internationale en marches militaires sont la métaphore d’une société de consommation, où l’on « défile » en masse vers un idéal en forme de supermarché. Les membres de Laibach ont vécu au milieu des 80’s en Angleterre, pays libéral par excellence. Ils ont eu ainsi l’occasion de découvrir la démocratie capitaliste. Une connaissance encore consolidée lors des tournées à l’ouest. C’est sans doute aussi au contact de l’Occident, de son hypocrisie teintée de bonne conscience, qu’ils ont conforté cet appétit pour le non-politiquement correct, refusant d’être l’archétype du « dissident » opprimé par les régimes de l’Est.
Quant au totalitarisme doctrinaire, il serait bien sûr excessif et malhonnête de mettre la Yougoslavie sur le même plan que la RDA ou la Roumanie. Le pays était plus libre et plus ouvert que le reste du Bloc de l’Est, mais un cadre et une certaine rhétorique figeaient cet ensemble un peu trop parfait. Les mythes de Tito (photo ci-contre) des Partisans vainqueurs du fascisme dissimulaient les faits moins glorieux de la collaboration, des massacres oustachis, puis des massacres titistes. Les dogmes des valeureux travailleurs, de la Fraternité et de l’Unité masquaient les contradictions d’une société multinationale, située au cœur des grandes lignes de forces (et de fractures) géopolitiques et culturelles.
Interviewé en 84 par la TV de Ljubljana, Laibach répond par des slogans ou des formules conceptuelles absconses : cette rhétorique vide et en même temps exaltée renvoie les discours politiques à leurs propres vacuités, non sans dérision.
Car bien sûr la dérision voire l’humour ne sont de loin pas absents de l’œuvre de Laibach. Outre l’influence de la caricature d’Europe de l’est, Laibach convoque l’humour absurde et tragi-comique de l’Europe centrale, et n’hésite pas, parfois, à utiliser des grosses ficelles : leurs reprises martiales des Rolling Stones, de Queens, d’hymnes nationaux ou même la version hallucinée et frénétique de l’épique et serbissime « Marche sur la Drina » ne sont-elles pas une vaste farce cynique que ne renieraient – bien qu’officiant dans un autre registre musical - ni un Rambo Amadeus, ni un Grof Djuraz, autres satiristes d’ex-Yougoslavie.
On pense aussi, via les détournements d’emblèmes totalitaires, à l’œuvre du plasticien serbe Rasa Todosijevic et sa série de pyjamas « Gott Liebt die Serben » (« Dieu aime les Serbes ») ou son « Balkan Banquet » en formes de swastika. L’artiste déclarait ironiquement vouloir créer, en écho à l’atmosphère nationaliste des années Milosevic, un « fascisme joyeux ».
L’ancrage yougoslave de Laibach et son incroyable dimension visionnaire voire prémonitoire, sont à mon sens quelques unes des clés pour comprendre sa démarche.
Même si une bonne partie des concepts développés par Laibach s’appliquent à l’Occident, le groupe a été et reste fondamentalement yougoslave. L’ensemble de son œuvre est un miroir des évolutions de ce pays, évolution que le groupe a tantôt accompagné, tantôt même anticipé.
Le non-alignement du pays semble les avoir marqué, tant sur le plan idéologique qu’artistique. Le célèbre morceau « Panorama » cite, en anglais (pour être sûr que tout le monde comprenne bien ?), l’un des manifestes titistes du non-alignement : « l’Occident comme le bloc de l’est doivent comprendre que nous avons notre propre point de vue ». Ce positionnement se retrouve tout au long de leur carrière, sauf que chez eux, de projet géopolitique, il devient une sorte de parti pris individualiste : la dé-manipulation du langage des idéologies et de la culture de masse doit permettre l’émergence d’un individu non-aligné, libre et indépendant.
La disparition violente du pays habite évidemment l’œuvre de Laibach comme un fil conducteur.
Revenons aux reprises : le fait de reprendre des hits de la variété internationale pour en faire un détournement militaire renvoie très clairement à la façon dont les différents pouvoirs, en particulier en Serbie et en Croatie, vont instrumentaliser la pop-culture à des fins nationalistes et bellicistes. Laibach, qui se présentait dans l’interview de 84 comme la « première génération de la télévision », semble avoir parfaitement compris que la culture de masse (TV, musique, etc.) allait être un excellent bras armé des conflits en préparation.
A sa façon, Laibach a anticipé les allégeances, le « fascisme joyeux », des Kusturica, Riblja Corba - des icônes pop devenues les cautions rock’n’roll de la Grande Serbie -, il a pressenti les délires métal-catho-facho de Thompson en Croatie.
Les clip sont parlants eux aussi : « sympathy for the devils » met en scène les musiciens, ripaillant dans un château. Ne peut on pas y voir une métaphore des dignitaires communistes yougoslaves, menant grand train tout en préparant la destruction du pays, car animés de « sympathies pour le diable » ? Du château - métaphore d'un « féodalisme communiste » ? – on passe aux grottes, symbole d'un retour aux ténèbres les plus primitives.
Après la guerre, « Now you will pay » sur l’album WAT, même s’il évoque les différents champs de forces qui ont régné sur le pays puis l’ont divisé, semblant mettre tout le monde dos à dos, pointe également le fascisme grand-serbe (le discours du début singe un discours de Milosevic).
L’album WAT pose une réflexion géopolitique plus globale : « Tanz Mit Laibach » y résume à merveille la confusion idéologique qui s’est imposée à la fois dans le monde, débarrassé du communisme, et dans les Balkans, devenus post-yougoslaves. Même si le morceau vise clairement les USA en pistes pour Bagdad, la « danse du fascisme et de l’anarchie rouge », rappelle le recyclage des communistes, vers la droite ultralibérale …ou vers l’extrême droite (dans les Balkans, mais aussi en France, si l’on en juge par le nombre d’anciens électeurs du PCF passés au FN). La bonne conscience sociale-chrétienne-démocrate de l’Ouest, qui peine à concilier le social, le « durable » et le marché, en prend aussi pour son grade…Tout cela est une danse, macabre pour Laibach, car la confusion des idéologies crée un vide propice à de nouvelles dérives. Ivan Novak, le porte parole du groupe, aime à rappeler que « tout est politique, et qu’il faut être naïf ou malhonnête » pour croire que l’on peut échapper à la politique. Aux premières loges d’une guerre civile et d’un territoire ravagé et exsangue, Laibach sait de quoi il parle. Le pays vivait aussi dans une forme d’insouciance dépolitisée, un peu avant que ça pète !
« Slovania » est emplie d’émotion et de mélancolie. Après le split de l’URSS et l’explosion de la Yougoslavie, cet hymne posthume pose avec tristesse le constat d’un échec du projet yougoslave et panslave. Le rêve légitime et sincère d’unité et de fraternité s’est brisé. Une sorte de requiem voire d’hommage à la Yougoslavie, et au panslavisme, qui porta en ses gênes l’idée yougoslave.
On terminera ce long exposé par quelques liens qui permettront de poursuivre
ce décryptage de l’œuvre passionnante de Laibach:
Site officiel de Laibach
Site de l’Etat NSK
Europa Today, collaboration de Laibach avec le Eastwest theater de Sarajevo
Salut et merci pour ton blog
RépondreSupprimerJe ne sais pas si dans ton blog que j'avais pris connaissance de ''l'avis'' de Manu Chao sur Laibach; Il se trouve qu'ils se retrouveront au même festival à Niksic cet été...
Esperons qu'il s'informe un peu sur la situation locale.
http://www.muzickazona.ba/vijesti/manu-chao-headliner-crnogorskog-lake-festa/40884/
Haha ! Très bon, j'imagine la tête de Manu Chao. Une occasion peut-être de réviser son point de vue, quoique, j'ai comme un doute. Plus drôle serait une reprise de Laibach d'un morceau de Manu Chao.
SupprimerBlagues à part, je ne crois pas avoir parlé dans mon blog de cette fameuse interview de la Mano Negra chez Denisot. Je le ferai peut-être un jour...