samedi 4 juin 2011

LA GRANDE SERBIE (LA VRAIE) – PREMIERE PARTIE

L’arrestation récente de Ratko Mladic, le boucher de Srebrenica, a remis la Serbie sous le feu des projecteurs de l’actualité. Comme de juste, c’est l’occasion pour la trollosphère autosatisfaite - qui, dans son immense majorité n’a jamais rien compris aux Balkans et à leur complexité (mais va tout nous expliquer) - de pérorer entre politiquement correct « Finkielkraut stylee », et mépris pour tout ce qui grouille au sud de l’axe Lyon-Budapest, contre ses Serbes sauvages, arriérés et violents. Il est vrai, à leur décharge, que la Serbie officielle ne fait pas de gros efforts pour changer une image plus que déplorable, entre sa mollesse à combattre une des délinquances d’extrêmes droites les mieux structurées d’Europe et à chasser ses vieux démons. Sans vouloir bien sûr décharger les autorités serbes de leur responsabilité, on rappellera quand même aux donneurs de leçons que notre France civilisée n’est pas forcément mieux placée, et qu’elle ressemble d’ailleurs, de plus en plus, à la Serbie de Milosevic, mais c’est un autre débat…
 
Aux antipodes des idées reçues, il existe cependant, comme ailleurs, une Serbie qui gratte, fouille, questionne, tourne en dérision, hurle, avance, aide, bouge, décrypte, remue, provoque, se rebelle, n’accepte pas, regarde le passé et même l’avenir...On n’en parle jamais, parce que les petites frappes d’extrêmes droites qui ratonnent du supporter français sont évidemment plus bruyantes que les films ironiques de Goran Markovic (voir plus bas). Alors, pour une fois, parlons des trains qui arrivent à l’heure. Même si chez Yougosonic, les palmarès habituellement nous emmerdent, voici un who’s who, subjectif et non exhaustif, de la Serbie qu’on aime.

 
Petar Lukovic/E-Novine
Vieille figure du milieu médiatico-rock’n’roll de Belgrade. A été DJ, chroniqueur, publiciste. Animait des soirées punks mémorables dans les années 80, avant de lancer sous Milosevic, « X Zabava » (« Distraction X »). Rien à voir avec le sexe, même si Petar Lukovic a sans doute cru un jour au credo « sex, drugs and rock’n’roll », mais un magazine musical de la Génération X, pas la nôtre, plutôt celle qui s’est développée en Serbie durant ses années de plombs, entre manifs contestataires et, quand même, envie d’insouciance rock’n’roll. 
 
C’est sans doute dégoûté par l’échec des mouvements d’opposition, et par la façon dont les leaders étudiants des années 90 - à l’image de nos soixante-huitards, de certains punks et de nos hérauts des radios libres à la Pierre Béllanger – se sont recyclés dans le « tout va bien » médiatico-capitalo-politique de l’après Zoran Djindjic, que Petar Lukovic, avec une poignée d’irréductibles, a fondé « E-Novine ».

Hybride du « Canard enchaîné » et de « Rue 89 », ses « Elektronske Novine » (« Les Nouvelles Electroniques ») sont aujourd’hui le portail qui empêche la Serbie de danser en rond. Entre journalisme d’investigation et humour frondeur, léquipe d’E-Novine gratte, fouille, analyse et dénonce à 390°, et publie des articles de toute la Yougosphère : crimes de guerre, indépendance du Kosovo, droit des homosexuels, pratiques mafieuses de l’oligarchie au pouvoir, montée du fascisme (encouragée par la même oligarchie), idées fachos de Kusturica, rien ne lui échappe. Les magouilles et déviances des Etats voisins (Croatie, Bosnie, etc.) et du reste du monde en prennent aussi pour leur grade. 

Un courage politique qui lui vaut le boycott de facto des marchés publicitaires (proches des oligarchies…), mais un lectorat dans toute l’ex-Yougoslavie, où même des Albanais du Kosovo lui versent des donations. Le journal ne (sur)vit en effet que des dons de ses lecteurs, et des aides sur certains projets d’une fondation américaine pour la démocratie. Un courage politique qui fait aussi que le grand chouchou de la gauche bobo occidentale, Emir Kusturica, dont les journal dénonce sans relâche les affinités ultra-droitières, vaut aujourd’hui à E-Novine un procès pour outrage à l’honneur et à la dignité, signé bien sûr par le nabab de Küstendorf. Petar Lukovic n’en est certes pas à ses premiers ennuis dans le genre. A l’époque où il chroniquait du punk et démocratisait ce genre musical à Belgrade, il se prit déjà un procès pour avoir publié une critique acerbe sur une star de variété de l’époque. Il n’empêche, avec 20 000 euros réclamés par le président de « Un Certain Regard », E-Novine risque fort de couler corps et bien, et le paysage médiatique serbe de perdre l’une de ses seules voix indépendantes. Alors, si vos moyens le permettent, faites un don, c’est par ici. Et si vous parlez serbo-croate, lisez bien sûr E-Novine.
Update : le procès démarre ce mercredi 8 juin 2011 à 11h, si vous êtes à Belgrade, allez au Visi Sud, Timocka 15, salle 31 au 3e étage, exprimer votre soutien à la liberté de la presse...

 
L’opposition à Milosevic + Otpor
Dès les débuts du pouvoir de Milosevic, une opposition s’est levée en Serbie. Principalement constituée de jeunes, d’étudiants, d’urbains, elle s’est dressée contre le despote, sa politique guerrière et sa confiscation de la démocratie. 

 "Belgrade est le monde" disait la banderole : 
un slogan universaliste ...auquel le monde répondit par son indifférence.

Les manifestations étant officiellement interdites, les rassemblements de l’opposition furent rebaptisés « promenades », et devinrent rapidement un théâtre à ciel ouvert que les situationnistes n’auraient pas renié : drôles, inventifs, percutants, les « promeneurs » ont occupé les rues de Belgrade (et d’autres villes) avec toute sorte de concepts certes farfelus mais faisant toujours mouche : slogans chocs, miroirs tendus vers les CRS, strip-tease ou partie d’échec devant le cordon de policiers, concerts de sifflets et casseroles, jolies étudiantes venant embrasser les brigades anti-émeutes…Face à cette contestation ludique et pacifique, Milosevic et ses affidés (dont Ivica Dacic, actuel ministre de l’intérieur, beaucoup moins zélé aujourd’hui face aux petits fafs qui mettent le feu aux ambassades ou bastonnent de l’homo), ont répondu par une violence extrême : canons à eau, ratonnades…jusqu’à l’organisation de minériades à la roumaine, en affrétant des bus depuis la province pour amener le prolétariat frustré pro-Milosevic casser de l’étudiant et du citadin. 

 "Les tanks dans les rues de Belgrade" (Documentaire de la TV Croate)
Au passage, bel exemple du catéchisme cathodique de la Croatie : le reportage dénonce le régime "bolchévique" de Milosevic et insiste, au lieu de rendre compte de la soif de démocratie des manifestants, sur la présence, au sein de l'opposition, du nationaliste Vuk Draskovic.

De surcroît, instrumentalisée par des leaders politiques suivant un plan de carrière perso, ébranlée par des problèmes d’égo entre ces ténors, mais surtout, en c’est là le plus grave, lâchement abandonnée dès 91 par les droits-de-l’hommistes repus de nos démocraties occidentales, cette opposition créative et colorée a reçu le coup fatal lors des bombardements de l’OTAN, qui permirent à Milosevic de se débarrasser enfin des « mauvais serbes ». On n’oubliera jamais le courage et l’imagination de ces manifestants, qui permettront un jour de dire aux générations futures que « tout le monde n’était pas d’accord et que certains ont résisté ».


Otpor (« Résistance ») est né dans les toutes dernières années du règne de Milosevic, et a été l’une des organisations phares qui ont contribué à sa chute. La grande intelligence d’Otpor a été d’utiliser l’aspect créatif des mouvements étudiants tout en cherchant à éviter la « starisation » et la guerre des chefs qui l’a, en partie, fragilisée. Avec sa structure horizontale, son imagerie stylisée et urbaine, ses slogans lapidaires (le fameux « Il est fini » pour parler de Milosevic) et ses opérations coup de poing, Otpor s’est démarqué des mouvements précédents, en donnant à l’opposition une esthétique et un langage porteur. 

 

C’est d’ailleurs l’une des critiques favorites des détracteurs du mouvement, qui dénoncent une résistance « marketing », utilisant tous les attributs de la publicité et de la culture de masse. Outre qu’il est facile de critiquer, à posteriori et les fesses bien au chaud en Occident, des jeunes gens à peine majeurs qui ont bravé les ratonnades policières et les intimidations de toute sorte, on dira que, dans le contexte de l’époque, cette opposition « managée » était peut-être la seule réponse possible, face au marketing de Milosevic. En bons enfants des mass-médias, les membres d’Otpor ont compris que pour gagner, il fallait aussi gagner la bataille de l’image et des slogans…


Toujours est il que la recette a fonctionné et qu’aujourd’hui encore elle s’exporte. Otpor donne des formations aux opposants ukrainiens, biélorusses, kirghizes, et a prodigué ses conseils dans le monde arabe. Le point levé, logo du mouvement, a été vu Place Tahrir, au Caire.
L’autre grande critique adressée à Otpor, notamment en Europe de l’ouest, concerne son financement américain. L’Europe, qui n’a pas bougé son cul pour soutenir les opposants serbes qui manifestèrent pacifiquement et inlassablement dès 91, qui a fermé ses frontières aux dissidents et déserteurs, et qui a porté un coup de massue décisif à cette opposition en renforçant Milosevic via les bombardements de l’OTAN, serait mieux inspirée de se demander pourquoi elle est toujours à la ramasse lorsqu’une révolution légitime s’agite quelque part.

 
Goran Markovic
Loin du rythme trépidant des films de Kusturica, le cinéma de Goran Markovic est au contraire souvent lenteur, réflexion, métaphore, second degré... La tension pourtant est présente dans ses films, qui parlent de la Serbie des deux dernières décennies, mais cette tension apparaît en filigrane, comme un temps suspendu, à l’image des premières scènes de « Belgrade Follies », film consacré aux manifestations de l’opposition, où l’on voit la façon dont l’équipe de la radio indépendante B92 tente de faire face à l’interdiction d’émettre qui vient de lui être signifiée. L’équipe est fébrile mais concentrée. Dehors, des millions de manifestants attendent devant les studios. La musique qui illustre ces scènes est calme, mais lancinante, hypnotique et finalement irritante. 

"Belgrade Follies", le film (l'intégrale)

En ces quelques scènes, Goran Markovic rend parfaitement compte de ces instants à la fois retenus et explosifs, où tout peut basculer. Qu’il s’agisse de fiction ou de documentaire, genres dans lesquels il excelle à égalité, Goran Markovic propose un cinéma subtil et nuancé. Sans grands commentaires ni gros effets, osant seulement parfois un soupçon de satire, ses films laissent le spectateur libre de son interprétation. 


La grande Serbie, la suite...dans quelques jours.

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