samedi 6 octobre 2018

REGARDS SERBES DANS LE MIROIR CATALAN

Les aspirations indépendantistes qui s'expriment en Catalogne font aussi causer en ex-Yougoslavie, où le sécessionnisme fait partie de l'histoire récente, voire de l'actualité (cf. l'épouvantail récurrent de la sécession de la Republika Srpska). La grave "crise" de l'automne 2017 entre Madrid et Barcelone a volontiers sonné sur place comme un retour du refoulé de la crise yougoslave d'alors, même si toutes les comparaisons et analogies avec celle-ci ne sont pas forcément pertinentes. On a largement commenté sur place ces événements, que ce soit chez les professionnels de l'information (la presse) ou chez les "amateurs" sur les réseaux sociaux. Chacun est allé de son analyse, projetant bien souvent un regard yougo-centré, pas forcément inexacte ou inintéressant, mais parfois néanmoins emprunt de fantasmes ou de raccourcis.

Pour le dire concrètement mais de façon schématique, les pro-indépendance ont inscrit le combat catalaniste dans une même dynamique que le combat indépendantiste de leur peuple lors de la dislocation yougoslave. Le "mouvement catalan", réputé "moderne", dynamique, modéré, et ancré dans les valeurs européennes, a eu bon dos pour certifier que les indépendances d'alors (ou à venir) dans la Yougosphère étaient légitimes et bien intentionnées. Une façon d'effacer les pots cassés et autres dommages collatéraux de ces indépendances, de la purification ethnique, administrative ou militaire, aux crimes de guerre. Du côté de ceux qui expriment des réserves ou sont ouvertement défavorables à l'indépendance de la Catalogne, on a justement rappelé avec force combien les envols pris par les uns et les autres en Yougoslavie ont généré de violence, certains exprimant leur inquiétude, affirmant que les Catalans ne savaient pas ce qui les attendait en termes de répression.

Pour être là encore très schématique, on peut ranger dans les "pro-Catalans" la majorité des opinions et des presses croates et slovènes, où l'on rappelle volontiers que des manifestations de solidarité avec les républiques yougoslaves séparatistes se sont tenues en Catalogne au début des années 90. Chez les Bosniaques aussi, on se souvient du soutien de la Catalogne, notamment face au siège de Sarajevo. Ceci posé, le consensus face au désir d'indépendance de la province espagnole n'est pas intégral au sein de la communauté bosniaque, chez qui on observe davantage de réserve, d'inquiétude, voire de désapprobation. Rien d'étonnant dans ces positionnements, une nette majorité de Croates et de Slovènes, toute sensibilité politique confondue, assume et revendique la justesse du choix indépendantiste de leur pays. Parmi les Bosniaques, l'attachement à la Yougoslavie était plus fort, et le sentiment qu'on a payé très cher le prix de la séparation reste tenace. Il est donc compréhensible que l'on soit plus réservé.

Manifestation de soutien à l'indépendance de la Catalogne à Sarajevo. 
(c) Radio Sarajevo.
Détail piquant, sur la fresque au second plan, il est écrit 
"Barcelone, Sarajevo est avec toi" ...en espagnol ("Sarajevo esta contigo") et non en catalan.

Quant aux Serbes, et je parle ici de l'ensemble des Serbes d'ex-Yougoslavie (donc aussi des Serbes de Bosnie-Herzégovine, du Monténégro, du Kosovo et de Croatie), ils se retrouvent avec les fesses entre deux chaises: d'un côté s'exprime la tentation de soutenir les aspirations catalanes à l'indépendance, pour mieux suggérer que la prise d'indépendance de la Republika Srpska serait un horizon souhaitable. De l'autre, il y a l'inqualifiable perte du Kosovo, et du coup, affirmer que le combat catalan serait juste et bon revient à donner des gages de légitimité à la cause albano-kosovare. Rappelons ici au passage que l'Espagne ne reconnaît toujours pas le Kosovo, précisément pour ne pas donner de grain à moudre aux Basques et aux Catalans...

A ce dilemme serbo-serbe inconciliable s'ajoute un sentiment yougoslave ou yougonostalgique qui s'est davantage maintenu chez les Serbes que chez les Croates ou les Slovènes. Ce sentiment "yougoslaviste" existe aussi, on n'est pas à une contradiction près, chez certains nationalistes, qui considèrent que les Serbes ont été trahis par les autres peuples yougoslaves, et que par ailleurs les Serbes avaient un rôle quasi messianique de "garants" du projet yougoslave. Ce sentiment d'être le peuple "moteur" s'accompagne de tendances à promouvoir un Etat fort et centralisé, héritées d'ailleurs en partie des liens qui ont existé entre la Serbie et la France au XIXe et XXe siècle, de nombreux cadres et officiers de l'Etat serbe s'étant formés et France, où ils ont puisé certains modèles politiques. Ceux qui continuent d'adhérer à cette vision auraient donc plutôt tendance à appuyer l'attitude de Madrid.

C'est malheureusement en grande partie la réaffirmation de ce rôle de peuple "moteur" au cours des années 80 qui a conduit les "autres peuples" à envisager de prendre le large.

A l'opposé, en Serbie même, bon nombre de ceux qui s'opposèrent à la guerre ou à Milošević considèrent qu'ils n'ont pas choisi cette dislocation de l'ancien pays, et restent aussi volontiers attachés à sa mémoire. Ces "progressistes" accusent davantage les nationalistes serbes (voire même leurs co-nationaux irrédentistes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine) d'être responsables de l'effondrement du pays, que les Croates et les Slovènes. Ils peuvent en quelque sorte "entendre" qu'on ait pu vouloir se séparer de leur pays en plein délire, dominé par Milošević.

Enfin, il y a les Serbes devenus des minorités nationales, comme en Croatie ou au Monténégro, ou des communautés enclavées, comme au Kosovo, sans parler de ceux qui ont du fuir des territoires où ils vivaient parfois depuis plusieurs siècles. Ces Serbes là évidemment ont vécu les sécessions successives comme un cauchemar à ne pas reproduire...sauf éventuellement, on l'a dit, dans le cas de la Republika Srpska, et d'une réunion, plus qu'hypothétique et porteuse de nouveaux conflits, de tous les Serbes dans un seul Etat. Mais à vrai dire, hormis les extrémiste, plus grand monde ne croit ni même n'adhère véritablement aujourd'hui au projet de "Grande Serbie", l'effort devant porter, pour la majorité des Serbes, sur ce qu'on peut encore sauver de "serbitude", au Kosovo ou ailleurs...


Ce mouvement de chaises musicales autour de la partition catalane chez les Serbes est révélateur des tiraillements en vigueur chez cette communauté d'ex-Yougoslavie, qui, contrairement à ce que l'on imagine souvent en Occident, ou même sur place, est loin d'être homogène, et offre au contraire nombreux contrastes et contradictions.

A ce titre, les deux articles les plus significatifs que j'ai pu lire dans la presse de la Yougosphère sont des articles serbes, parus tous deux au cours de l'été 2017, donc avant le référendum unilatéral engagé par Carles Puigdemont et ses alliés, et les incidents dont nous avons été témoins en Catalogne, au début de l'automne de la même année. Les deux médias où ont été publiés ces deux articles ont ceci de particulier qu'ils sont, à leur manière, la voix de deux Serbie que je qualifierai chacune de "périphérique". Une périphérie à la fois géographique et intellectuelle.



Le premier média est Novosti, l'organe du très officiel Conseil National des Serbes de Croatie. C'est donc un journal serbe de Croatie, rattaché à l'organe représentatif de cette communauté, et reconnu officiellement par l'Etat croate. J'avais déjà évoqué le Conseil des Serbes et Novosti ici, et rappelle brièvement les caractéristiques de ce journal: il défend une vision plutôt "modérée" sur la question des Serbes de Croatie, et se veut loyaliste à cet Etat. Il considère que la communauté serbe doit se prendre en main et participer pleinement à la vie politique, sociétale et culturelle de son pays, la Croatie. Même si ce positionnement n'empêche pas Novosti d'être, à juste titre, et en phase avec les inquiétudes de sa communauté, sévère quant aux dérives néo-oustachistes en vigueur en Croatie, il le fait sans irrédentisme ni volonté de déterrer la hache de guerre. Bref, on est loin des années 90 où les Serbes de Croatie, poussés par Belgrade, et provoqués par Zagreb, avaient, pour nombre d'entre eux, fait le choix de la violence. Un choix qui, associé aux exactions côté croate, a coûté cher à cette communauté, dont une bonne part a dû fuir lors de l'opération Oluja. Aujourd'hui, ceux qui sont restés font globalement profil bas, dans une Croatie qui les tolère tant qu'ils ne la ramènent pas. Ils sont juridiquement "protégés" par des lois sur les droits des minorités, ratifiées par la Croatie pour pouvoir intégrer l'Union Européenne. Leurs représentants privilégient l'action politique et le dialogue avec la majorité croate, et recourent au "soft-power" médiatique dont Novosti est le porte-voix.

Malgré ces liens avec le Conseil National des Serbes de Croatie qui auraient pu en faire un outil ouvertement propagandiste, Novosti est un média de qualité, plutôt de gauche, avec de bonnes plumes, de bons dossiers et des enquêtes de fond. Il figure selon moi parmi les meilleurs journaux de Croatie. C'est en tout cas une source qu'on affectionne dans ce blog.

L'autre média ayant écrit sur la Catalogne en été 2017 est "Autonomija". C'est un magazine en ligne basé en Voïvodine, cette province du nord de la Serbie aux nombreuses spécificités. Majoritairement peuplée de Serbes, la Voïvodine n'a jamais fait partie de l'Empire Ottoman, à la différence du reste de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine. Elle a en revanche appartenu à l'Autriche-Hongrie. A ce titre, elle abrite encore aujourd'hui de nombreuses minorités dont la présence est un reliquat de l'ancien empire à deux têtes: Hongrois, deuxième communauté de la province en nombre, Roumains, Ruthènes (Ukrainiens), Tchèques, Slovaques, et même quelques descendants d'Allemands, constituent quelques pièces de la mosaïque régionale. Ces spécificités font qu'une proportion importante de Serbes de Voïvodine se sent différente des autres Serbes, en particulier de ceux de l'ancien Empire Ottoman. Pour dire les choses schématiquement, ces Serbes "à part" sont souvent davantage progressistes sur les questions de société, plus favorables à l'Occident, aux idées démocratiques et au libéralisme économique, que leurs "compatriotes" des autres "pays" serbes. Ils revendiquent leur appartenance à la Mitteleuropa, et non aux Balkans, et défendent l'idée d'une Voïvodine ouverte, moderne et multiethnique. On ne saurait bien-sûr généraliser cette mentalité à l'intégralité des Serbes de Voïvodine, loin de là, mais elle constitue toutefois une lame de fond assez importante. Suffisamment en tout cas pour que les différents pouvoirs aient voulu mater cette province.

L'un des premiers coups portés à la Voïvodine a été la "Révolution anti-bureaucratique", qui, sous couvert de renverser la bureaucratie, soi-disant corrompue et incompétente, de la province, fut en fait un véritable putsch, orchestré par un Milošević en pleine ascension, qui décapita le pouvoir, non nationaliste, en place à Novi Sad. L'autonomie de la province fut supprimée, et celle-ci se retrouva sous tutelle directe de Belgrade. 

Elle résistera tant bien que mal pendant le conflit des années 90, avec un mouvement "anti-guerre" actif, ainsi que des cas de désobéissance civile et de désertions soutenus par de nombreux citoyens. Cependant, l'équilibre interethnique s'est trouvé fragilisé. Les Hongrois, notamment, ont subi des exactions de la part de nationalistes serbes, et bon nombre d'entre eux sont partis de l'autre côté de la frontière pour ne jamais revenir. Le régime a cherché précisément à bouleverser la démographie et la sociologie de la province: à cette époque, de nombreux réfugiés serbes de Bosnie-Herzégovine, de Croatie et du Kosovo ont été rapatriés en Voïvodine au gré des rebondissements du conflit et des purifications ethniques qu'il a généré. Issus de villages ou de régions pauvres, partis dans des conditions souvent difficiles, et ayant tout perdu, ces "pieds noirs serbes" se sont sentis mal à l'aise dans le creuset voïvodinien. La frustration et l'intégration en dent de scie d'une partie d'entre eux ont contribué à nourrir les partis nationalistes serbes. On aurait tort cependant de tout mettre sur le dos de ces "rapatriés", la dégénérescence de la société voïvodinienne concernant aussi ses habitants "de souche".

Ces mutations vers le bas de la société voïvodinienne ne firent en fait que suivre la déliquescence de la société serbe en générale, minée par l'isolement du pays, et livrée aux mafias prospérant sur l'embargo et les butins de guerre. Humiliation suprême pour les progressistes de la région, le Parti radical Serbe finit même par gagner la municipalité de sa capitale, Novi Sad. Les Radicaux firent alors de la ville leur laboratoire, à l'instar des villes FN en France. Les milices néofascistes serbes semèrent la terreur à Novi Sad ou dans les villages cosmopolites de la province, où des nationalistes hongrois, proches du Jobbik, venaient aussi faire occasionnellement le coup de poing. Le paysage sociologique a donc considérablement changé en 30 ans, et aujourd'hui, beaucoup d'analystes et de citoyens, y compris issus de la province elle-même, jugent que la Voïvodine ouverte et épanouie dans sa diversité n'est plus qu'un mythe...

En dépit ou peut-être à cause de cette situation, un régionalisme, voire, pour les plus déterminés, un désir d'indépendance, s'est développé chez certains habitants de la province, y compris et notamment parmi ses habitants serbes. Si l'indépendantisme est minoritaire (autour de 15% dans les sondages), l'autonomisme tourne autour des 50%. Conceptualisé au sein de l'ancien mouvement anti-guerre de la région et de l'intelligentsia progressiste de Novi Sad et de Subotica, les deux principales villes de la province, il séduit peu à peu d'autres couches de la société, et notamment une partie des citoyens issus des minorités nationales. Ces derniers sont rassurés par un projet politique qui ne cherche pas à les assimiler ou à les instrumentaliser (=politique récurrente de l'Etat serbe), mais au contraire, vise à mieux protéger leurs droits linguistiques et culturels.

"Justice pour la Voïvodine"
Manifestation de la Ligue des Sociaux Démocrates de Voïvodine (LSV)
un parti réclamant la création d'une "république" de Voïvodine à l'autonomie très large, dans une Serbie fédéralisée.

Ce courant prône une Voïvodine multiethnique, moderne, dynamique, démocratique, libérale, européenne, mais fortement autonome par rapport à Belgrade, qui bien-sûr, ne veut rien entendre, et n'a jamais restitué à la province l'intégralité de ses prérogatives du temps de la Yougoslavie. Une surdité et un immobilisme belgradois, qui, bien-sûr, encouragent le sentiment autonomiste.

Ca ne vous rappelle rien ? On y vient...

"Autonomija" est donc est un média de Novi Sad, qui, sans affirmer ouvertement ses positions autonomistes, revendique la place et le discours à part de la Voïvodine au sein de la Serbie. Le nom du média joue bien entendu sur cette ambiguïté de sens, entre une "autonomie de la pensée", revendiquée par la rédaction face au mainstream médiatique globalement "aux ordres" de Belgrade, et l'autonomie éventuelle de la province... C'est un journal lui aussi de qualité, et une source régulière de ce blog, où écrivent des journalistes et intellectuels serbophones et magyarophones, le tout dans une orientation centriste, libérale en économie et progressiste sur les questions de société.

"Le portail de la Voïvodine citoyenne", 
le slogan d'Autonomija.

L'article sur la Catalogne paru dans Autonomija est écrit par Aleksandar Kocić (prononcer Kotsitch), le correspondant à Madrid du journal. L'article est sérieux quant à l'exposé des faits, mais le ton est presque badin, léger. Le journaliste titre d'ailleurs "Catalogne, sangria et corruption". On sent un papier pondu en terrasse en buvant de ce célèbre alcool fruité après la sieste, par une belle fin d'après-midi de l'été madrilène. L'article ne traite pas que de la Catalogne mais dresse un état des lieux global de la situation en Espagne. Le journaliste explique que le pays sort de la crise, même si la remontée économique n'est pas encore visible pour de nombreux Espagnols, d'autant que les salaires restent faibles et la précarité importante. Il pointe alors les nombreux scandales et affaires de corruption qui ont entre autres touché le Parti Populaire au pouvoir, et de fait, Mariano Rajoy et son gouvernement (lesquels ont depuis, comme on le sait, fini par démissionner, suite à une mention de censure, et ont cédé la place aux socialistes). Ces affaires seraient, dit le journaliste, un facteur ayant contribué au développement du scepticisme de la population et à sa volonté de changement. "Reste à voir quoi faire avec ces emmerdeurs de Catalans", conclut-il. Le terme "emmerdeur" (1) est ici employé dans le bon sens du terme. Les "Catalans" sont pour Kocić des empêcheurs de tourner en rond, au rôle salutaire, un poil à gratter vecteur de renouveau dans une Espagne immobiliste et vieillissante. Il faut d'ailleurs préciser que dans cet article, le terme "Katalonci" (prononcer Katalonn'tsi, "les Catalans" en serbo-croate), semble désigner les indépendantistes, et uniquement eux. Le terme revient avec cette signification en plusieurs occurrences, alors que le mot exact à employer, dans une rigueur journalistique un peu plus neutre, aurait dû être "les indépendantistes catalans".

Sans prendre parti directement pour l'indépendance de la Catalogne, le ton de l'article la présente néanmoins avec une forme de bienveillance, comme un processus logique, cohérent et compréhensible, suggérant peut-être par là que l'indépendantisme surfe aussi sur une volonté de sortir d'une Espagne où la corruption est forte.


Des drapeaux catalans dans des villes de Voïvodine, 
au moment du référendum du 1er octobre. 
Copie d'écran de la page facebook de la LSV.

Ce n'est pas dans l'article mais effectivement, les indépendantistes catalans, notamment ceux du PDeCat de Carles Puigdemont, invoquent volontiers la bonne et saine gestion des finances et un parcours sans taches, dans une région, riche, moderne et dynamique, face à cette Espagne corrompue, et jugée inefficace, à l'instar d'autres nationalistes en Europe, comme la Flandre face à la Wallonie, ou la Ligue du Nord face au Mezzogiorno, ou encore les riches et rigoureux Slovènes en leur temps, face aux "peuples du Sud" jugés paresseux et magouilleurs (=les autres Yougoslaves)...


"Voïvodine=Catalogne.
Jeune Voïvodine" [=branche jeunesse de la LSV].
Graffiti en Voïvodine.

Sans surprise, ce sentiment de supériorité dans la gestion des affaires se retrouve aussi chez les autonomistes voïvodiniens. La région, grenier à blé de la Serbie, est plus riche que le reste du pays, même si cela ne saute pas aux yeux lorsqu'on traverse les faubourgs miteux de Subotica, après avoir franchi la frontière, ou dans certains bourgs ruraux désolés, où seule une charrette à boeufs trouble parfois la torpeur. Avec ses universités, sa société cosmopolite, ses artistes, ses intellectuels, son festival Exit, son architecture délicieusement "Mitteleuropa", la Voïvodine se revendique volontiers comme une région moderne et inventive comme le fait la Catalogne dont personne n'ose contester la richesse économique ni la créativité culturelle.
Comme on l'a vu plus haut, les autonomistes voïvodiniens aiment volontiers rappeler qu'ils sont différents des autres serbes, et que le reste du pays n'est que gabegie. Par ailleurs, ils insistent sur la culture démocratique de la Voïvodine, qui serait selon eux plus développée que dans le reste de la société serbe.

Tous ces éléments ne figurent pas dans l'article mais on devine quand même entre les lignes des parallèles entre les ressorts du catalanisme actuel et le sentiment autonomiste voïvodinien. Face à une Espagne devenue symbole de marasme financier et de corruption, il est logique, semble-t-il nous dire, qu'une région qui gère bien l'argent ait envie de prendre le large. Sous-entendu, la Voïvodine pourrait elle-aussi avoir le droit de prendre ses distances d'avec la Serbie.

Tout à sa description décontractée d'une Espagne en quête de changement, le journaliste se veut optimiste, affirmant même que le pouvoir central espagnol "devrait [finalement] autoriser le référendum [sur l'indépendance de la Catalogne], tout en répétant que celui-ci n'a aucune valeur légale. Ensuite", poursuit le correspondant d'Autonomija à Madrid, "on verra bien". Nous sommes le 31 juillet 2017 lorsque ces mots sont publiés par le portail de Novi Sad. Entre temps, "on a bien vu", des débuts de l'opération Anubis le 20 septembre, jusqu'à la mise sous tutelle de la Catalogne, le 30 octobre, en passant par la répression sanglante du référendum le 1er octobre, comment le pouvoir central a réagi...

On ne sait pas si Kocić en a avalé de travers sa sangria! En revanche, on se dit que chez Novosti, on n'était pas complètement à côté de la plaque.

Dans l'article publié par le journal des Serbes de Croatie, l'approche est en effet totalement différente. Le ton est beaucoup plus grave et inquiet qu'en Voïvodine. Point de badineries ni de sangria. L'auteur, Srećko Pulig (prononcer Sretch'ko Pouligue), titre en mode rétro-prémonitoire "La reprise catalane du scénario yougoslave", et tout le monde comprend de suite de quoi il s'agit.

"Nous avons une grande expérience [en ex-Yougoslavie] de comment les mouvements séparatistes cherchent à asseoir leur légitimité derrière un référendum, et comment ce référendum peut leur permettre d'arriver à leurs fins" écrit le journaliste en début d'article, une expérience qui, "un quart de siècle après le funeste éclatement, ne fait pas la moindre unanimité" sur les ressorts de cet éclatement ni sur les responsabilités des uns et des autres, continue le journaliste qui avertit: "L'Espagne est à mi-chemin d'apprendre de nous, la question est de savoir si elle veut vraiment parcourir la deuxième moitié du chemin". Le ton est donné.

Bien qu'il ne le dise pas explicitement, Pulig ne semble pas franchement favorable au projet indépendantiste catalan, ni même au référendum du 1er octobre 2017, non reconnu par Madrid, et que les loyalistes à l'Espagne annoncent vouloir boycotter. Il donne d'ailleurs assez précisément les pourcentages des pros et des anti-indépendance dans les sondages, pour mieux démontrer que l'option séparatiste, majoritaire au parlement catalan via la coalition gouvernementale "Junts pel Si" ("Ensembles pour le oui"), ne l'est pas au niveau de l'opinion. Reprenant visiblement la trame et le propos d'un article du Guardian sur le sujet, Pulig convoque des témoins catalans, comme ces artistes et intellectuels ayant publié une tribune défavorable à l'indépendance. 

Il cite en particulier le témoignage de la réalisatrice de cinéma Isabel Coixet. Cette dernière s'oppose au projet indépendantiste et rappelle qu'on peut se sentir à la fois espagnol et catalan. Seulement voilà, explique la réalisatrice, citée tant par le Guardian que par Novosti, il règne aujourd'hui un tel terrorisme intellectuel en Catalogne, que les opposants à l'indépendance, volontiers traités de fascistes, n'osent plus s'exprimer en public, au travail ou même au sein de leur famille. La réalisatrice s'offusque entre autres du ton nauséabond qu'emploie le marketing en faveur de l'indépendance, en l'occurrence, d'une affiche où apparaît Franco appelant à voter non au référendum, suggérant que celui ou celle qui ferait ce choix serait un(e) fasciste (photo ci-dessous). 



Par ailleurs, dénonce Coixet, la coalition indépendantiste n'aurait rien anticipé et ne donnerait aucun aperçu de ce à quoi pourrait ressembler une Catalogne séparée de l'Espagne. A côté de ce témoignage, emblématique du désarroi des Catalans défavorables à l'indépendance, l'article de Novosti fait également état de purges au sein du gouvernement de la Généralité, des ministres, réservés quant au référendum du 1er octobre, ou insuffisamment convaincus par les perspectives indépendantistes, ayant été mis à pied par Carles Puigdemont.

Cette parole donnée à des Catalans anti-indépendantistes, et ce tableau inquiétant de la situation, tels que développés dans l'article de Novosti sont parfaitement compréhensibles si l'on fait un retour un arrière. Le journal des Serbes de Croatie se souvient visiblement assez bien du climat de la Yougoslavie au seuil de sa dislocation: ceux qui s'opposaient aux indépendances slovènes et croates, n'étaient pas traités de fascistes, mais de "yougo-communistes", de "tchetniks", ou de "nationalistes grands-serbes", alors que certains, Serbes ou autres, étaient sincèrement attachés à l'Etat yougoslave, et n'éprouvaient aucune haine ni l'envie de se battre. Ce terrorisme intellectuel est d'ailleurs toujours en vigueur dans la Croatie d'aujourd'hui, où toute personne éprouvant de la nostalgie pour la Yougoslavie, ou ayant des états d'âme sur la guerre d'indépendance, est affublée des mêmes noms d'oiseaux. Novosti est d'ailleurs régulièrement sous le feu des très actives associations d'extrêmes droites d'anciens combattants ou des cercles catholiques intégristes, qui l'accusent d'être anti-croate et demandent son interdiction.

Tout comme toute autre option destinée à sauver la Yougoslavie (large autonomie, confédération...) était refusée et ne constituait même pas matière à discussion de la part des gouvernements sécessionnistes, Puigdemont refuse d'envisager d'éventuels "aménagements" permettant de maintenir la Catalogne en Espagne. D'après le témoignage de Kiro Gligorov, ancien président de la Macédoine, lorsque la CEE tenta un ultime rapprochement des parties, c'est Franjo Tudjman qui aurait opposé un refus catégorique, arguant qu'il avait la "mission historique" de conduire son peuple à l'indépendance, et que le reste "ne l'intéressait pas". Des propos entendus depuis, quoique sous une autre forme, dans la bouche de Puigdemont. 
En Croatie, les Serbes locaux n'étaient certes d'entrée de jeu pas favorables à l'indépendance, et ont été nombreux à boycotter le référendum, qu'ils jugeaient d'autant plus invalide que démographiquement, ils n'avaient aucune chance de pouvoir peser sur le résultat (d'où le propos critique de Pulig sur l'usage des référendums, cité plus haut). Cependant, outre les manipulations de Milošević, c'est l'intransigeance du gouvernement croate HDZ fraîchement élu, supprimant leurs droits et statuts particuliers, sur fond de provocations néo-oustachistes, qui achèvera de les braquer et de les fanatiser, avec les conséquences désastreuses que l'on a évoqué plus haut.

Les traumatismes sont donc profonds et on comprend que le principal média des Serbes de Croatie ressente de l'inquiétude et vive l'évolution récente de la "question catalane" comme un possible bis repetita du scénario yougoslave.

Dans Autonomija, tout en admettant brièvement que l'indépendantisme n'est pas majoritaire dans l'opinion catalane, Kocić semble pourtant ne pas partager les inquiétudes de son confrère de Croatie. Il n'évoque pas ces Catalans non-indépendantistes, ni les hispanophones de la province, ces derniers devenant pourtant de facto, si l'indépendance devait survenir, une minorité nationale autant que linguistique. Un paradoxe de la part d'un journaliste écrivant dans un média qui, par exemple, soutient les droits des Magyars de Voïvodine. Ce paradoxe n'est qu'apparent et s'explique facilement: dans le "discours voïvodinien" tel que défini plus haut, les Magyars sont jugés être du "bon côté". Il font partie du projet autonomiste, un projet qui revendique une société au cosmopolitisme assumé et épanoui, où les Magyars ont donc toute leur place. Dans ce discours, c'est Belgrade qui empêche la concrétisation de cette société plurielle et équilibrée, ce qui d'ailleurs n'est pas faux dans les faits. A l'opposé, les Catalans défavorables à l'indépendance doivent probablement être, pour Kocić, du "mauvais côté", des esprits chagrins rétifs aux mouvements du monde et à l'avènement d'un nouvel Etat moderne et progressiste.

De son côté, le propos de Pulig mériterait aussi quelques nuances, ajustements et développements. Tout à sa thèse d'un possible worst case scenario à la Yougoslave, et à sa peinture dramatique de la situation en Catalogne, en écho à celle vécue par la communauté serbe de Croatie dans les années 90, le journaliste de Novosti procède lui-aussi à quelques omissions et raccourcis.

En l'occurrence, il ne précise pas les différences de contextes historiques, sociologiques et politiques, entre l'Espagne d'aujourd'hui et la Yougoslavie d'alors. Il ne propose pas non plus de comparaison entre les caractéristiques du nationalisme catalan et celles de son pendant croate.

Comme le démontre une analyse assez fouillée parue dans Slate, le nationalisme catalan possède, historiquement et sociologiquement, une composante de gauche, voire d'extrême-gauche, que le franquisme a contribué à renforcer. Même si cette composante n'est pas la seule, et que le catalanisme touche aussi des sphères politiques plus à droite, lesquelles dominent aujourd'hui en terme d'exercice du pouvoir au sein de la Généralité, ce fond de gauche n'a pas disparu, comme en témoigne la présence, au sein du "Junts pel Si", de deux partis de gauche "appellation d'origine contrôlée" (CUP et ERC). Cette omission du fait gauchiste est d'autant plus étonnante que, si l'on regarde ce que publie habituellement Srećko Pulig, il apparaît que ce journaliste est un observateur attentif de l'état de la gauche en ex-Yougoslavie. Il devrait donc à priori avoir eu vent de cet aspect du catalanisme, ce d'autant plus que des liens ont existé entre les Républicains Espagnols (dont on fait partie l'immense majorité des Catalans) et la Yougoslavie: des militants de gauche serbes, croates, bosniaques, hongrois, etc. issus de l'ancien Royaume de Yougoslavie, sont venus combattre en nombre aux côtés des Républicains contre les phalangistes


Membres yougoslaves d'une unité républicaine durant la guerre d'Espagne.

Et aujourd'hui, une partie des gauches se reconstituant en ex-Yougoslavie, affiche des sympathies pour la cause catalane, à l'instar de nombreux militants de gauche ailleurs en Europe. Il aurait été précisément intéressant d'interroger cette composante de gauche du catalanisme, face à la polarisation/radicalisation en cours au moment où est écrit l'article, et de questionner éventuellement la bienveillance de certaines gauches, post-yougoslaves ou non, hier opposées à la dislocation de le fédération socialiste, aujourd'hui favorables à l'indépendance de la Catalogne, comme le relevait, non sans ironie, Slavoj Zizek dans The Independant.
Mais comme Pulig n'aborde pas du tout cet aspect, on est privé de réflexions pertinentes sur des questions qui mériteraient pourtant d'être posées.


Des militants de la CUP font campagne pour le référendum, 
malgré l'interdiction.
Sur les affiches : "Votons pour être libres".

Au delà de la composante de gauche du mouvement catalan, Srećko Pulig n'aborde pas non plus certains visages résolument démocratiques et innovants dans la construction du projet indépendantiste catalan: comme le démontre encore le décryptage proposé par Slate, de larges pans de la société civile catalane sont investis dans l'élaboration d'un pays qui se voudrait "meilleur" que l'existant actuel. Cette dynamique citoyenne et progressiste est omise par le journaliste de Novosti. 

A l'opposé, et pour revenir brièvement en Voïvodine, on peut émettre l'hypothèse que ce visage là du "projet" indépendantiste catalan ne peut que séduire les autonomistes de la province du nord de la Serbie. Ce d'autant plus que l'autonomisme voïvodinien se théorise dans un processus assez proche de ce qu'on vient de décrire en Catalogne, via des débats, des plate-formes, des ONG... On peut aussi dresser des parallèles entre l'héritage anti-franquiste de l'indépendantisme catalan, et la filiation de l'autonomisme voîvodinien avec le mouvement "anti-guerre" des années 90. Kocić ne parle pas non plus de cet héritage et de cette dynamique citoyenne dans son article, mais on devine aisément que son traitement plutôt favorable du fait indépendantiste peut venir de cette similitude d'approches.

Le "nationalisme" catalan se présente aussi comme un "nationalisme" inclusif et plutôt démocratique. L'indépendantisme plaide globalement pour une société ouverte, moderne, démocratique, et où peut aspirer à devenir Catalan toute personne, y compris étrangère (sous entendu, les immigrés), qui vit sur place et fait l'effort de "s'intégrer" à la société du nouvel Etat. 
A ce titre, concernant les nombreux Hispanophones et habitants de la Catalogne originaires d'autres régions d'Espagne, point n'est question de les priver de leurs droits civiques, ni de les chasser. La feuille de route de l'indépendance prévoit même pour eux qu'ils puissent bénéficier d'une double nationalité, catalane et espagnole. Quant au castillan, il resterait à priori l'une des langues officielles du nouvel Etat, aux côtés du catalan.

Pulig n'évoque pas non plus cet aspect inclusif de l'indépendantisme, aspect qui, à l'opposé, ne peut  encore une fois que séduire les autonomistes "cosmopolites" de Voïvodine, dont le correspondant d'Autonomija à Madrid semble proche.

Bref, on est - en principe -  assez loin de l'idéologie du HDZ et de sa concrétisation à partir de 1991. Sur le papier, à aucun moment n'est formulée l'idée de créer un Etat autoritaire, ultraconservateur, mafieux, et ne dédaignant pas de recourir aux assassinats politiques et autres crimes de guerre (suivez mon regard).

La vaste coalition indépendantiste du "Junts pel Si" n'est pas le HDZ dominé par les "faucons", les irrédentistes d'Herzégovine et les nostalgiques d'Ante Pavelić, au détriment des modérés et des anciens Partisans, rapidement évincés de tout poste décisionnaire (j'avais abordé cette ultra-droitisation du HDZ ici)...

Last but not least, Pulig semble se concentrer sur les dérives et radicalisations qui sévissent du côté des indépendantistes mais évoque peu celles qui s'expriment du côté de l'Etat central et du parti au pouvoir à Madrid. Certes, il cite Isabel Coixet dénonçant l'aveuglement de Madrid, mais pour mieux pointer le fait que cet aveuglement arrange les calculs de Puigdemont... C'est du moins la thèse que soutient la cinéaste, à juste titre d'ailleurs selon moi (on y revient plus bas).

Cependant, une analyse la plus objective possible de la crise catalano-espagnole ne saurait faire l'économie d'une critique plus affinée de l'intransigeance aveugle de Mariano Rajoy et des  mécanismes bureaucratiques des institutions centrales espagnoles, comme la Cour Constitutionnelle qui n'a eu de cesse de retoquer des lois et réformes votées par la Catalogne, braquant alors une société ayant le sentiment qu'il faut la permission de papa pour tout changement pourtant décidé dans les règles du jeu démocratiques. L'article de Slate pointe à ce titre les échecs de l'Etat espagnol post-franquiste dans la construction d'un fédéralisme abouti, où précisément, les entités décentralisées ne possèdent pas toutes les prérogatives que permet habituellement ce type de fédéralisme, ce qui génère des frustrations. A ce titre, les anciennes républiques yougoslaves possédaient des degrés d'autonomie plus fortes que les régions autonomes d'Espagne, en particulier dans le domaine des recettes fiscales. Ce sont ces droits qui les pousseront, lorsque crises politiques et économiques mineront la Yougoslavie, à demander plus, la main d'abord, puis le bras.

A côté des problématiques de l'Etat espagnol, inachevé et étriqué dans certains de ses fonctionnements, le rôle du gouvernement central est une clé essentielle de compréhension de la radicalisation de la partie catalane. On le sait, Rajoy ne voulait pas discuter avec les indépendantistes, et s'est contenté de marteler que le référendum du 1er octobre 2017 était illégal, que la loi s'appliquerait en cas de tenue de ce référendum, et que de toute façon, la Catalogne fait partie de l'Espagne, point barre. D'après Sandrine Morel, correspondante du Monde à Madrid, qui a publié cette année en Espagne un ouvrage qui revient sur la crise catalane (2), il était même impossible, et ce de longue date, d'interroger les membres du gouvernement espagnol sur la question catalane: un non-problème, un phénomène qui n'existe pas. En Voïvodine, l'article d'Autonomija voit avec pertinence dans cet aveuglement de Madrid des parallèles avec celui de Belgrade face au Kosovo. Alors que l'indépendance de l'ancienne province s'annonçait comme de plus en plus inéluctable, les autorités serbes continuaient de claironner à tout vent que le Kosovo était serbe et qu'il en serait toujours ainsi, point barre. "On sait comment cela s'est terminé" rappelle Kocić avec malice dans son article, suggérant qu'un schéma similaire pourrait s'appliquer un jour à la Catalogne.

Ces mises au point faites, dès la lecture des deux articles, donc avant d'assister aux tristes événement de septembre et octobre 2017, je partageais quand même davantage l'inquiétude et les réserves de Novosti que l'optimisme badin d'Autonomija. J'avais effectivement la sensation que les deux parties étaient dans un dialogue de sourd de plus plus en plus profond, et que, face à l'intransigeance insensée de Madrid, le camp indépendantiste se durcissait dans le discours et les attitudes. J'avais aussi acquis le sentiment que Puigdemont, derrière son visage poupin de gendre idéal et ses allures de cadre supérieur décontracté, était en fait un sale type, prêt à tout pour arriver à ses fins, dans ce qui ressemblait de plus en plus à une fuite en avant, mâtinée là aussi d'aveuglement entêté, et d'une bonne dose d'improvisation. 

Les faits ont confirmé cette sensation. Avec beaucoup de cynisme selon moi, le leader indépendantiste et ses alliés ont tablé sur un déplacement du conflit de la sphère politique vers "la rue", risquant très clairement la sécurité et l'intégrité physique des habitants de la région, y compris de leurs supporters, dans des affrontements. Un choix machiavélique qui n'est pas sans rappeler certaines manoeuvres des responsables de l'éclatement de la Yougoslavie, tablant eux aussi sur la rue et la foule. On me répondra que les citoyens qui sont descendus dans la rue pour défendre la tenue et le résultat du vote, ou ceux qui se sont mobilisés pour manifester avec fougue leur attachement à l'Espagne, y sont tous allés spontanément et de leur plein gré. Certes. Mais je pose néanmoins la question de savoir à quel moment un comportement protestataire demeure spontané et choisi, et à quel moment il est le fruit un peu trop mûr d'un contexte politique passionnel où le dialogue au sommet est rompu et où le point de non retour est atteint... 



Affrontements entre l'Armée Fédérale Yougoslave et la population à Zagreb, 
le 2 juillet 1991 (l'indépendance de la Croatie a été proclamée le 25 juin). 
Reportage de la télévision slovène.

Ce calcul de Puigdemont est d'autant plus scandaleux, que son coup de poker terminé avec le flop que l'on sait, l'homme s'est lamentablement débiné en allant se mettre les fesses au chaud chez ses amis flamands de la NVA, parti nationaliste guère plus fréquentable que l'infâme Vlaams Blok/Belang (dont on a parlé récemment ici), alors que certains de ses partenaires du "Junts Pel Si" se retrouvaient en prison et y croupissent toujours.

Entre temps, le mythe de l'intégrité et du progressisme de la cause catalane s'est aussi davantage fissuré, confirmant là aussi certains ressentis de Pulig: outre les accusations de fascisme visant sans distinction les loyalistes à l'Etat espagnol, outre l'éviction de ministres modérés ou timorés quant à l'accélération du processus de séparation d'avec Madrid, les indépendantistes ne seraient pas aussi intègres et progressistes qu'ils le prétendent, dans le lobbying pour leur cause: toujours dans son ouvrage sur la crise catalane, la correspondante du Monde Sandrine Morel raconte encore avoir été victime de pressions de la part de certains de ses interlocuteurs indépendantistes, qui lui reprochaient de donner une version tronquée de leur combat. "Si nous achetons de la pub dans ton journal, tu verras ce que tes chefs te diront d'écrire sur nous", lui auraient dit l'un d'eux, irrité par les questions de la journaliste. Alors que celle-ci était sous le choc de cette intimidation, l'homme aurait ajouté: "c'est comme ça que ça marche ici". Plus inquiétant, peu de temps avant cette remarque, le même homme aurait menacé: "si le référendum n'a pas lieu, nous aurons un vrai Maïdan [en Catalogne]", preuve que certains indépendantistes n'excluaient pas une dérive violente. 


Sandrine Morel, lors d'une interview à la télévision catalane TV3, 
où elle fait état des pressions et de certaines attitudes du camp indépendantiste 
(à regarder ici si vous comprenez l'espagnol).

Morel présente aussi Puigdemont comme un politicien égocentrique, convaincu de parvenir à faire tomber Rajoy, et prêt à tout pour y arriver, dans un combat de coq sans pitié dans la basse-cour ibérique.

Derrière son visage moderniste, démocratique et inclusif, l'indépendantisme catalan n'est pas dépourvu de rancoeur et de revanchisme face au reste de l'Espagne et au castillan, langue qui cohabite toujours avec le catalan dans la région, tout comme la majorité des Croates éprouvait rancoeur et désir de revanche face à la Yougoslavie et à la supposée domination des Serbes, domination s'exprimant même selon eux par la langue (le SERBO-croate). Et le revanchisme, ça ne donne jamais rien de bon... S'il est normal que le catalan soit protégé, enseigné, cultivé et encouragé, on observe des cas de refus de parler castillan à un interlocuteur hispanophone dans certaines situations de la vie courante, ainsi que des débuts de chicaneries administratives de la part des autorités, sans parler d'absurdités grotesques, comme le recrutement d'interprètes par le parlement catalan en novembre 2009, pour traduire les échanges avec une délégation venue du Nicaragua, alors que les députés catalans comprennent tous parfaitement l'espagnol. Là encore, les purifications linguistiques du serbo-croate, qui ne concernent pas que la variante croate, comme on le pense souvent, mais toutes les variantes de cette langue, nous montrent jusqu'à quel degré de bêtise peut aller ce revanchisme, à la différence près que le serbo-croate demeure bien une seule et même langue, alors que le catalan et l'espagnol, quoique proches, sont bien deux langues différentes, avec chacune leur prononciation, leur vocabulaire et leur grammaire propres.
Richesse de la région, le bilinguisme catalan/castillan marquerait le pas, d'après Isabel Coixet, et il n'est plus possible de suivre des cours moitié en castillan, moitié en catalan hors des écoles privées. En d'autres termes, le castillan est de plus en plus enseigné comme une langue étrangère, et seuls les milieux aisés peuvent inscrire leurs enfants dans une école pratiquant à égalité les deux langues. 

Rappelons aussi que les indépendantistes ont leurs radicaux, comme Quim Torra, devenu d'ailleurs le nouveau président de la Généralité suite aux élections de décembre 2017. Ce proche de Puigdemont est connu en Espagne pour avoir traité les Espagnols de "hyènes" et autres tweets racistes, présentant le reste du pays comme habité par une sous-race méprisable, voleuse et opportuniste, ce qui rappelle des propos entendus à l'époque à Ljubljana ou à Zagreb. Si ce genre de sorties demeure minoritaire parmi les indépendantistes, et que l'homme a depuis exprimé ses regrets et présenté ses excuses, il reste une incarnation du bloc des "durs". Hors de la sphère politique, le vandalisme de voitures immatriculées à Madrid était monnaie courante à Barcelone, lors des matchs Barça-Real, avant que le gouvernement espagnol ne se décide à anonymiser les plaques minéralogiques ...comme en Bosnie-Herzégovine, où il est impossible de savoir si une voiture est de Banja Luka, Tuzla ou Sarajevo.

Enfin, le référendum du 1er octobre, quintessence de l'expression démocratique selon les indépendantistes, fut entaché d'irrégularités, dignes d'ailleurs de celles que l'on observe lors d'élections en ex-Yougoslavie, encore aujourd'hui.


Répression policière à Barcelone, le 1er octobre 2017

Comme dans beaucoup de conflits, les torts sont partagés, ce qui ne signifie pas que les degrés de responsabilités soient identiques. Celui qui oppose Puigdemont à Rajoy, la Catalogne à l'Etat central, ne fait pas exception. Chacune des parties s'est ici employée, méthodiquement, à rendre tout dialogue impossible, avec le tragique point culminant du 1er octobre, où les matraques ont frappé, où le sang, indépendantiste comme loyaliste, a coulé, et où des affrontements, certes au final relativement isolés, ont éclaté entre pro et anti-indépendantistes, dont des "ultras" d'extrême-droite qui n'attendaient que ça, au détour d'une manif ou d'une terrasse de café, ou devant le siège de Catalunya Radio, la radio publique catalane, accusée d'être pro-indépendance, ce qui a valu à ses journalistes de devoir rester plusieurs heures à l'intérieur du bâtiment, menacés par des partisans échaudés du maintien dans l'Etat espagnol. 


Affrontements entre indépendantistes et loyalistes devant un café à Barcelone, 
dans la nuit du 1er au 2 octobre 2017.

Ces tristes événements n'ont heureusement pas dégénéré. Il n'y a pas eu de snipers pro-Espagne tirant sur la foule sur l'avenue Diagonale ou sur la Place de Catalogne, ni de barricades érigées dans certaines communes catalanes, où les hispanophones, souvent venus des régions pauvres du royaume, et ne comprenant pas ce qu'on leur reproche au juste derrière la volonté séparatiste, sont nombreux voire majoritaires (tout comme de nombreux Serbes de Croatie, dont les ancêtres étaient venus il y a plusieurs siècles, ne comprenaient pas pourquoi, soudain, tout le monde les détestait). Il n'y a pas eu de worst case scenario à la yougoslave, mais ces violences, quelle que soit l'opinion politique de celles et ceux qui en ont été les victimes, sont déjà de trop. Le climat rance et tendu de polarisation de la société, tel que décrit par Novosti, risque de persister, et avec lui, les frustrations et les rancoeurs d'un camp comme de l'autre. 

Loin de l'optimisme décontracté qui émane de l'article d'Autonomija, l'article de Novosti suggère selon moi trois choses fondamentales que je pose en guise de conclusion:

Premièrement, un projet d'indépendance, aussi légitime soit-il, historiquement, socialement ou culturellement (et l'indépendantisme catalan est, sur un certain nombre d'aspects, légitime), ne peut pas tirer un trait sur des décennies voire des siècles d'existence au sein d'un autre Etat, avec tout ce que ce passif implique: par exemple, la présence de citoyens d'autres régions de cet Etat, parlant éventuellement une autre langue, et attachés à cet Etat, et voyant même dans le maintien de celui-ci une garantie de leurs droits. A côté des délires inexcusables de la "Grande Serbie" (=Union de tous les Serbes dans un seul Etat, par la guerre si besoin), la situation décrite à l'instant était celle de certains Serbes de Croatie ou de Bosnie-Herzégovine, qui se sentaient protégés juridiquement et culturellement par l'Etat yougoslave, et tenaient donc à sa survie. C'était aussi le cas de beaucoup de "Yougoslaves", toutes "ethnies" confondues, vivant en Slovénie, citoyens à part entière de cette république dans l'ancien Etat, que l'indépendance a privé du jour au lendemain de leurs droits civiques.

Deuxièmement, une prise d'indépendance n'est pas un processus léger, simple et sans conséquences, mais il a des implications profondes et durables. Pour ceux qui aspirent à la réalisation de ce processus, celui-ci est une promesse, une perspective optimiste, où les ajustements et mutations nécessaires, voire les quelques sacrifices éventuels, seront compensés par la concrétisation du projet et ses bienfaits escomptés à moyen et long terme. Mais pour les autres, défavorables à ce processus, celui-ci va signifier des changements lourds et irréversibles, un basculement dans un monde nouveau où il faudra consentir à de gros efforts d'adaptation, voire à devoir faire profil bas... Face à cette frange de population sceptique voire anxieuse, l'intelligence comme l'éthique politiques exigeraient, à défaut de parvenir à convaincre, de prendre en compte les inquiétudes, de rassurer, de dire que l'on s'efforcera de faire que ce changement soit le plus indolore possible. En aucun cas, ignorer, mépriser, ni insulter cette population, en insinuant qu'elle est franquiste (Catalogne) ou en la privant de ses droits (Croatie et Slovénie).

Troisièmement, aussi inclusif, humaniste et démocratique soit-il, un projet indépendantiste tend néanmoins bien souvent, et à un moment donné, à se durcir et à faire remonter à la surface des caractéristiques moins progressistes, comme le revanchisme, la victimisation obsessionnelle,  l'essentialisation méprisante de l'adversaire ou du peuple dont on veut divorcer, ou encore l'idée que la fin justifie les moyens....

Quant à la tragédie yougoslave, celle-ci nous enseigne qu'une fois que la promesse de réalisation d'un grand rêve national a été inoculée dans les esprits, il est quasi impossible de la refréner et de revenir en arrière. La crise entre l'Espagne et la Catalogne risque donc de durer et il faudra beaucoup d'intelligence, d'imagination et de sens du dialogue pour la désamorcer.

Je n'ai pas d'opinion 100% tranchée sur l'indépendance catalane, et développer le pour et le contre de cette cause vaudrait un post à lui tout seul. Chacun aura compris que je ne me retrouve ni dans la fuite en avant de Puigdemont et de ses alliés, ni dans l'intransigeance autoritaire de Rajoy. Je suis, comme d'autres observateurs de cette crise, favorable à ce que cette question soit tranchée par un référendum, mais un référendum véritablement démocratique (pas un coup de force assorti de calculs cyniques et dangereux), c'est à dire avec un vrai débat contradictoire, et surtout un débat dépassionné, où chaque partie pourrait faire valoir ses arguments dans le dialogue, l'écoute et le respect mutuel, permettant ainsi à chaque citoyen de se déterminer en son âme en conscience.

Un an après les tragiques événements survenus en Catalogne, et même si nous avons échappé à un conflit armé, je ne pense pas que les conditions soient réunies pour que ce débat apaisé ait lieu... 




N.B.: L'image qui ouvre le post est la couverture du journal slovène Mladina du 6 octobre 2017. Sur fond de drapeau catalan et d'images de la répression du 1er Octobre, l'hebdomadaire, favorable autrefois à l'indépendance slovène, titre : "Naissance d'un Etat. Ou la raison l'emporte, ou la Catalogne doit s'attendre à un écroulement sanglant comme dans les Balkans."

Prolonger: 
"Slate" a fait un travail remarquable autour de la Catalogne, avec de nombreux articles proposant des analyses, points de vue et opinions très divers (aussi bien favorables que défavorables à l'indépendance), permettant de mieux appréhender la complexité de cette crise. Pour les lire, c'est par .

(1) En réalité, dans la VO, le journaliste dit "dosadni Katalonci", "dosadni" signifiant "ennuyeux", au sens à la fois d'ennui dans le désoeuvrement, mais aussi au sens de "pénible, embêtant, emmerdant", d'où le choix de ce dernier terme dans ma traduction, lequel me semble mieux rendre la pensée de l'auteur, et le ton de son article.


(2) Sandrine Morel, "En el huracán catalán: Una mirada privilegiada al laberinto del procés" ("Dans l'ouragan catalan: un regard privilégié sur le labyrinthe du processus [d'indépendance]") Editions Planeta, non traduit à ce jour en français.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Les commentaires sont modérés avant publication. Au vu de l'Histoire récente de la Yougoslavie, et étant donné que je n'ai pas envie de jouer à EULEKS ou à la FORPRONU du web entre les suppôts de la Grande Serbie, les supporters de la Grande Croatie, ceux de l'Illyrie éternelle ou les apôtres de la guerre sainte, les commentaires à caractère nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, et autre messages contraires à la loi, ne seront pas publiés et l'expéditeur sera immédiatement mis en spam.
Les débats contradictoires sont les bienvenus à condition de rester courtois et argumentés. Les contributions qui complètent ou enrichissent les thèmes abordés seront appréciées. Merci