dimanche 8 mai 2016

L'EMANCIPATION PAR LE SERBE

L'actualité musicale croate a été marquée récemment par l'apparition d'un nouveau groupe punk à Zagreb, lequel n'a pas tardé à se faire un nom, et c'est le cas de le dire, au delà même des frontières de la Croatie. Même l'infâme torchon serbe "Kurir", pourtant plus proche d'un Closer sous silicone que du fanzine DIY tapé à la machine, en a parlé, via une interview du batteur Davor Hranjec (photo ci-contre). Comme quoi, la presse-poubelle est bien comme l'objet auquel elle fait référence: c'est rempli de m... mais parfois on y trouve quelque chose d'intéressant.

Ce groupe croate a choisi un patronyme qui questionne les relations "inter-ethniques" dans une Croatie où la classe politique et certains cercles à droite de la droite restent bloqués sur le logiciel belliciste de la guerre fondatrice de l'Etat.

Cessons là le teasing ! Le groupe s'appelle "Srbi", prononcer "Seurbi", un nom sec et bref comme le coup de couteau découpant une tranche de saucisson de Slavonie, et qui signifie dans l'idiome local "Les Serbes".

Voilà donc où on en est dans la Croatie d'aujourd'hui: y fonder un groupe et le bâptiser "Les Serbes" devient la quintessence suprême de la provocation "punk".

Le punk s'est volontiers posé en opposition, souvent foutraque, pleine de dérision, voire de nihilisme, aux ordres établis, qu'il s'agisse de l'ordre social et politique, ou de certaines conceptions, doxas et autres normes jugées intouchables. 

Des punks à Zagreb, au début des années 80.
Photo issue de l'excellent blog "Strazarni Lopov" consacré à la culture underground zagréboise de la dernière décennie "yougoslave" (blog en serbo-croate).

A l'époque, chez les tous premiers punks, l'un des sommets de la provoc' était de ressortir le folklore nazi: on portait des croix gammées, ça choquait le bourgeois, et l'un des premiers groupes punks s'appela les London SS, un nom qui jouait volontiers sur l'ambiguïté des deux lettres qui signifiaient en réalité "Social Security".

Même si une petite minorité finira quand même par y croire vraiment, surtout dans certains dérivés et "scènes" cousines du punk, il n'y avait là pourtant point de révisionnisme ou de nostalgie pour le Troisième Reich, que, de toutes façon, ces gamins à crête n'avaient pas connu... Non, l'idée était de heurter un Royaume Uni engoncé dans ses gloires passées, ses conservatismes et ses certitudes, alors que, déjà amputé de sa richesse impériale, et doublé par son ancienne colonie américaine, le pays voyait dépérir son industrie et sa force de travail et que les premiers fanatiques du libéralisme décomplexé allaient sous peu y frapper avec la main de fer de la dame du même nom. Le pays, auréolé de sa lutte effectivement courageuse contre le nazisme, n'avait pas les mains propres et avait bâti sa gloire, sa force et sa fortune en pillant son outremer, et en jouant au golf pendant que les prolos gallois, anglais, écossais ou irlandais trimaient dans les mines ou les acieries. Ceux-là mêmes qu'on allait liquider sans remerciement ni prévenance, et qui, en refusant de mourir, seraient même accusés d'être "the enemy within", "l'ennemi intérieur", au nom d'un nouvel autoritarisme, celui de la rigueur et du marché.

Je ne dis pas que tous les punks avaient pris la mesure de cet environnement avec acuité et l'avaient analysé scientifiquement. Probablement pas. Seule peut-être la branche la plus instruite et politiquement concernée l'avait compris. Mais le punk, comme beaucoup de mouvements artistiques, était un symptôme, un retour de refoulé, un miroir de son ère du temps. Un miroir inversé et grossissant.

Aujourd'hui, paradoxalement, la provocation punk ne consiste plus à jouer la carte nazie. Peut-être parce que les "vrais nazis" d'aujourd'hui s'en sont emparés, et prétendent, derrière le coup du bris de tabou et de la "lutte contre la pensée unique", faire de la provocation. Le punk jouait sur les ambiguïtés pour faire ressortir les contradictions d'une société en mutation, mais ses conclusions, son "message", si tant est qu'il en ait eu, étaient d'envoyer cette société se faire foutre, de rester libre face au bordel ambiant, pas de rendre la vie impossible à certaines populations généralement allochtones et encore moins d'appeler à marcher au pas. 

Et pour revenir à nos moutons (de panurge) et à leurs brebis galeuses, c'est aussi le cas dans la Croatie contemporaine où cette pseudo-subversion néofasciste est incarnée par le métal patriotique de Thompson et un certain underground oustachofile actif sur le net et dans certaines sous-cultures et marges comme certains groupes de supporters, chez les skinheads d'extrême-droite, etc.

 Concert de Thompson à Knin pour les 20 ans de l'opération "Tempête".

De ce fait, à moins d'être un nostalgique de ce qu'on appelle pudiquement "l'Etat Indépendant de Croatie", fonder un groupe punk en Croatie et le baptiser "Les oustachis", "Ante Pavelic" ou "Jasenovac", ne serait pas de la provocation mais une forme d'approbation du mainstream, d'apologie, d'adhésion aux tropismes les plus malsains d'une frange de la société croate et de la classe politique, notamment de celle actuellement au pouvoir.

Cette frange, par conviction ou par intérêt politique, continue de voir les Serbes comme un danger, qu'il s'agisse des Serbes de Serbie, mais ceux là au moins sont contenus derrière leurs frontières, ou des Serbes de Croatie, cet "enemy within" qu'on n'a pas réussi complètement à éliminer lors du grand tirage de chasse d'eau de l'Opération "Tempête", et qu'on est obligé de tolérer poliment parce qu'on partage quand même un peu les "valeurs européennes", au  moins sur le papier.  

Certes, tous les Serbes, qu'ils soient de Croatie ou de Serbie, ne sont pas exempts de critique, ni n'ont les mains propres, et on peut comprendre qu'on ait du mal à chasser ses peurs et traumatismes quand on a dû fissa quitter sa maison parce que la "Grande Serbie" arrivait sous la forme de types ivres, brutaux et peu sensibles au conventions de Genève.

Manif de néo-oustachis à Split en 1991...
...Le même genre de crétins, version serbe.

D'un autre côté, on peut comprendre que les Serbes de Croatie n'aient pas forcément accueilli chaleureusement les illuminés du "rêve national croate" gonflés à la testostérone de l'oustachisme, et qu'ils se soient légitimement inquiétés de leur sort, au vu de la précédente réalisation de ce "rêve national" au début des années 40, qui fut pour eux un cauchemar.

On précisera quand même que les Croates pro-indépendance ne voulaient pas forcément tous réouvrir Jasenovac en grande pompe, et que des Serbes, certes peu nombreux mais bien présents, n'en déplaise au discours officiel sur la "guerre patriotique", ont aussi combattu pour la Croatie indépendante, notamment à Vukovar. D'autres enfin ce sont tenus à l'écart de la folie ambiante, serrant les fesses et rasant les murs en attendant que le coup de sang passe, ce qui d'ailleurs ne les a pas forcément toujours sauvés.

Mais tout ça, c'est du passé. Les Serbes de Croatie aujourd'hui se "tiennent tranquilles". Ils font à vrai dire plutôt profil bas, évitent de la ramener, quitte à ne pas trop insister sur les vexations et souffrances qu'eux aussi ont subi durant la guerre. Leurs leaders ont compris qu'il fallait mieux jouer là aussi la carte des "valeurs européennes", et le droit des minorités que ces valeurs offrent avec leur kit d'installation, plutôt que de montrer les pectoraux, en se livrant à l'abattage rituel d'arbres pour former des barricades sur les routes de territoires ruraux égarés, qu'on proclamera, avec quelques autres braillards téléguidés par Belgrade, "République autonome du trou perdu". Perdu mais Serbe. Ce genre d'agitation qui annonça la guerre en 91 est aujourd'hui complètement révolu. Et même si Milorad Pupovac, le président du très officiel "Conseil National des Serbes de Croatie", est aux yeux de certains, Serbes comme Croates, un collabo, un idiot utile ou le "Serbe de service", force est de reconnaître que ce Conseil avance tout en modération et que son journal, Novosti, est selon moi l'un des meilleurs journaux de Croatie sur le plan de l'investigation et de la réflexion politique. 

 Serbophobie ordinaire en Croatie:
 "TUE UN SERBE!" dit ce graffiti fréquemment visible dans le pays.

Les Serbes comme modèle de modération et de réflexion ? Un comble, et peut-être est-ce ce qui dérange les Croates les plus nationalistes, cette idée que le Serbe ne corresponde plus à cette image tellement commode de la brute ivre, arriérée et intrinséquement irrédentiste, mais que c'est finalement peut-être un brave type prêt à participer à la vie de son pays, la Croatie.

Bref, malgré un virage de cuti et des "efforts d'intégration" indéniables, les Serbes en Croatie restent toujours un peu suspects. On les tolère en définitive tant qu'ils restent ces êtres de seconde zone qu'il n'auraient jamais dû cesser d'être.

De tout ce qui précède, le groupe Srbi n'est pas forcément conscient, au sens de vouloir spécialement plaider la cause des Serbes ni même les défendre. Le groupe, d'ailleurs, dans cette tradition à la fois punk et est-européenne qui consiste à brouiller les pistes sans donner toutes les clés, prétend que le nom n'est que pur hasard, choisi un soir de brainstorming éthylique, et qu'ils auraient très bien pu s'appeler "le chou". Cependant, les musiciens ressentent l'ère du temps, et en bon symptôme, miroir et retour du refoulé de cette ère du temps, tels que définis plus haut, ils ont compris que s'appeler "Les Serbes" serait un bon coup de pied dans la fourmillère croate.

Le premier album de "Srbi", paru récemment, joue lui aussi à fond la provoc et la brouillage de pistes: le nom du groupe est écrit en glagolitique, alphabet considéré par un certain récit national(iste) croate comme uniquement et spécifiquement croate. Au milieu, le dessin oscille entre un sexe masculin et la forme de la Croatie. "Raj" signifie le paradis.
Enfin, en bas, à droite, en pur cyrillique (alphabet serbe), la mention "Disque de punk".

"Bonsoir, nous sommes Les Serbes, de Zagreb". C'est avec cette formule que le groupe démarre ses concerts, et décontenance le public. Certains s'amusent de la provoc', témoignent les musiciens, mais d'autres s'en offusquent: écouter du rock, voire du punk, en ex-Yougoslavie, ne signifie pas systématiquement être prêt à tout entendre, ni être transporté d'un philantropisme ardent envers "l'autre communauté".

Pour le batteur Davor Hranjec, dont je résume ici les propos exprimés dans "Kurir", Serbes et Croates ont la même mentalité, et entre "gens normaux", indifféremment de "l'appartenance nationale", il n'y a pas de soucis majeurs en termes de relations. C'est la politique qui divise, poursuit le musicien qui ajoute, pessimiste ou réaliste (?), que la réconciliation entre les deux peuples ne sera jamais complète, car il y aura toujours des imbéciles préférant se nourrir de haine de part et d'autre. "On peut en revanche arriver à ce que ces imbéciles deviennent insignifiants dans la société, et ça, c'est avant tout le boulot des artistes" conclue le jeune batteur.
 
Les Srbi ne sont donc pas désangagés mais leur combat n'est pas explicite, et surtout, il va au delà des stricts enjeux de l'apaisement interethnique.


Si le batteur est un homme, les deux à trois autres membres, selon les moments, sont des femmes et constituent de facto les frontwomen du groupe. L'univers, le style et le look des "Srbi" n'est pas sans rappeler celui des "Riot Girls", ce mouvement du rock américain qui vit débarquer des formations féminines voire féministes plutôt énervées.

Certaines chansons des Srbi tournent autour de thématiques et problématiques que rencontrent les femmes, comme le harcèlement de rue, un phénomène qui n'est pas propre à une grande ville allemande le soir du nouvel an, et encore moins un travers qui serait strictement réservé au mâle "arabo-musulman", mais qui est un problème récurrent dans la toujours très machiste et patriarcale Yougosphère.


De son côté, Davor Hranjec porte volontiers bas résille, maquillage et jupe. Il affiche donc volontiers ce que l'on appelle "un look de pédé", pour reprendre l'expression des "casseurs de pédé", eux aussi légion dans notre Europe des "valeurs européennes".

Les "Srbi" de Zagreb: à droite le batteur Davor Hranjec.
Sur le tee-shirt : "Les Serbes sont mes amis".

En d'autres termes, Srbi est un groupe qui reflète tout ce qu'une certaine Croatie ne veut pas voir, ou bien qu'elle méprise et opprime: les Serbes, les femmes, les homosexuels, et celles et ceux qui trouvent secondaire le rêve national croate pour se sentir appartenir à une communauté qui n'est pas nationalement connotée: lorsqu'on l'interroge sur ses liens avec la Serbie, et sur la perspective que les Srbi de Zagreb aillent un jour jouer là bas, Davor Hranjec confesse : "Oui, on aimerait beaucoup y aller. J'y ai déjà joué avec mon autre groupe [les excellents anarcho-punks d'Abergaz, NDLA], et j'ai pas mal d'amis en Serbie. On se fout tous des divisions nationales (...), nous sommes des punks et c'est ça qui nous importe".

"Les Serbes sont mes amis,
Les Serbes sont mes amants" (!)
proclame le refrain.

Le concept de Serbes comme vecteur d'affirmation et d'émancipation, il fallait y penser et il fallait oser. Au passage, ces Srbi de Zagreb sont aussi une provocation envers tout ce que la Serbie compte de réacs, de machos, d'homophobes et de nationalistes. Bref, un mot qui compte double et un groupe à suivre...


Les Srbi sortent en ce moment leur premier album. Dans la pure tradition punk adepte du "libre" et du DIY, ils proposent cet album à l'écoute et au téléchargement gratuits. C'est au choix, sur bandcamp, ou sur mediafire.

1 commentaire:

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