jeudi 9 juillet 2020

SERBIAN RESET

Manifestation devant le parlement serbe, mardi 7 juillet 2020.
Photo (c) Andrej Isakovic / AFP.

Quelques regards et réflexions personnelles à chaud et en vrac sur ce qui se passe en Serbie depuis mardi soir. Post écrit un brin en "tourné/monté", sans forcément beaucoup de recul, mais avec néanmoins l'envie de partager quelques clés de compréhension sur ce qui se joue...



Un détonateur nommé Covid 19

Il est surprenant de voir bon nombre de médias occidentaux ranger ces événements dans la rubrique ou les fils infos de l'"actualité du Coronavirus". Le Covid 19 est certes un des éléments déclencheurs mais on aurait tort toutefois de tout mettre sur le dos de l'épidémie, et surtout de voir dans les manifestants un rassemblement de complotistes sceptiques qui ne croient pas en la gravité de la maladie (un des raccourcis possibles que suppute ce rangement).

Ce qui est lié au Covid 19 dans ce soulèvement spontané, c'est au contraire :

1) la gestion calamiteuse de l'épidémie par le pouvoir, lequel a - comme en France - alterné minimisation et accentuation de la dangerosité du virus, devenant peu à peu illisible et annihilant toute confiance de la population (confiance déjà au plus bas pour d'autres raisons, développées plus loin).

2) Le très mauvais état du système de santé serbe, et en particulier des hôpitaux.

3)  l'absence totale, de la part du pouvoir, de mesures efficaces pour équiper les hôpitaux et faire face à la maladie.

4) L'organisation d'élections sur fond de mensonges que le virus est endigué, avant de reproclamer l'état d'urgence sanitaire, puis le couvre-feu, tout de suite après les élections, lesquelles furent entachées d'irrégularités et ont donné au pouvoir la majorité absolue.

5) L'arrogance du pouvoir qui mène grand train, et a célébré sa victoire électorale via une grande fête, où les participants ne portait pas de masque et n'appliquaient pas les gestes barrières. Arrogance qui s'est exprimée aussi dans une agressivité verbale permanente du pouvoir, cherchant sans cesse des coupables quant à la recrudescence du virus: après les serbes de l'émigration, les musulmans fêtant Bajram, ce sont récemment les étudiants qui ont été accusés de répandre le virus.

Le facteur Covid 19 est donc bien l'élément déclencheur, mais il est en réalité l'étincelle sur un baril de poudre de longue date chauffé à blanc au sein de la société serbe, d'où le fait qu'il est partiellement inexacte de ranger ces événements dans "l'actu du Covid", alors qu'ils appartiennent davantage à l'actualité tout court.

La Serbie est épuisée, moralement, physiquement et politiquement. Rien n'a fondamentalement changé depuis la chute de Milošević, dans un climat de violence, tantôt latente/tantôt effective, de pauvreté généralisée, et de corruption elle aussi généralisée. Seule une infime minorité de Serbes profite de l'économie néolibérale mise en place avec assiduité par les différents pouvoirs, avec la bénédiction bienveillante de l'Occident comme de la Russie, des Emirats et de la Chine, qui font ici leurs petites et grandes affaires, profitant d'un droit du travail très relatif et d'une main d'oeuvre qualifiée mais pas chère. Sans surprise, cette minorité qui profite est proche du pouvoir, quand elle n'en est pas issue.

Enfin, il ne faut pas oublier qu'Aleksandar Vučić était déjà en partie aux manettes dans les années de guerre (comme ministre de l'information), et que son parti, le SNS, règne en coalition avec le SPS, le parti de Slobodan
Milošević, c'est à dire le parti qui a historiquement les mains sales et tachées de sang. Même si tous les Serbes n'ont pas la même lecture des tenants et aboutissants des guerres des années 90, loin de là, l'immense majorité est aujourd'hui d'accord pour dire que la politique menée à l'époque a mené le pays à sa perte. De fait, avoir au pouvoir encore et toujours les mêmes gens est simplement insupportable pour bon nombre de Serbes.



Manifestants: les bons et les méchants

Clarifions tout de suite la question de l'extrême-droite au sein du mouvement en cours, le gouvernement serbe dénonçant des "fascistes" qui fomentent un "putsch", et certains médias ou commentateurs relevant la présence de cette haïssable mouvance politique. Certes, celle-ci est bien là, comme en témoignent certains slogans entendus, notamment ceux contre les migrants, ou pour la défense des lieux saints au Kosovo, ainsi que la présence de néo-fascistes connus dans le paysage serbe.  On peut être surpris, vu de France, par cette opposition d'extrême-droite à Aleksandar
Vučić, lui-même issu de cette mouvance, mais le phénomène n'est pas nouveau. Déjà à l'époque, Milošević était doublé sur sa droite par le Parti Radical Serbe, qui le trouvait trop "mou". Aujourd'hui, c'est le parti ultra-conservateur, intolérant et nationaliste, "Dveri", qui combat le pouvoir sur des motifs similaires de mollesse et de trahison (sur le Kosovo). Il y a également le mouvement animaliste d'extrême-droite Léviathan, qui se sert de la cause animale pour persécuter les minorités, les tziganes, en particulier, accusés de maltraiter leurs chevaux et leurs chiens... Bien qu'en perte de vitesse, les Radicaux sont également au taquet.

Il est évidemment hors de question pour moi de soutenir cette frange de l'opposition. Je rappellerai toutefois que
Milošević a été renversé, certes par la mobilisation qui s'est construite autour du mouvement "Otpor" (pro-occidental), mais aussi avec l'aide de l'extrême-droite. Habituée au coup de poing et à la baston d'envergure, celle-ci s'est montrée efficace pour à la fois plonger les rues dans un chaos ingérable, et tenir tête aux forces de l'ordre. Enfin, désolé de le dire, mais une révolution, si elle a lieu, ce n'est pas juste une révolution des "progressistes" du "bon bord" politique, et des "bien nés" idéologiques, mais c'est un mouvement où "tout le monde y va", y compris parfois la lie de la société et les éléments les plus radicaux. On peut le regretter, et loin de moi de m'en réjouir, mais le phénomène n'est d'ailleurs pas propre à la Serbie.
Alors oui, il y a parmi les manifestants des fachos, des nationalistes, des négationnistes des crimes de guerre serbes, des cléricalistes, des gens en -phobes de tout ordre, des sceptiques complotistes anti-vaccins qui pensent que le virus est une grippe un peu agressive fabriquée en Chine sur commande de la CIA et des sionistes.

On peut dire que ce qui se joue ici, par rapport à cette mouvance détestable, c'est une lutte de leadership au sein des droites dures serbes, dont le SNS d'Aleksandar
Vučić fait partie, malgré des tentatives de dédiabolisation proches de celles du FN/RN en France (relire mon précédent post à ce sujet). Les sympathisants de Dveri et ceux du SNS se vouent une haine viscérale et ont déjà failli en venir au main à plusieurs reprises. Il n'y bien entendu rien à attendre de cette opposition extrémiste, quand bien même elle contribuerait à un renversement du régime, ce d'autant que si elle devait arriver un jour au pouvoir, elle se comporterait exactement de la même manière que le pouvoir actuel. Elle continuerait de bloquer la Serbie dans un glacis de conservatisme et d'intolérance, qui ne ferait que braquer les pays voisins, et maintiendrait de graves tensions au sein de la société serbe elle-même.

Il est cependant totalement faux d'affirmer que les manifestants seraient tous d'extrême-droite. Pour avoir des personnes de mon entourage proche parmi ceux qui ont participé aux manifestations depuis mardi, et pour avoir lu et vu plusieurs dizaines de témoignages "in situ", je puis raisonnablement affirmer que les émeutiers fédèrent les milieux sociaux, les générations (beaucoup de jeunes, mais aussi des retraités), les orientations idéologiques, et que, par ailleurs, les femmes y sont nombreuses. Notons aussi la présence de militants d'ONG, comme ceux de "Ne da(vi)mo Beograd", fer de lance de la lutte contre le nouveau quartier de Beograd na vodi, mais aussi de personnalités connues pour leurs positions politiques progressistes, telle la journaliste du quotidien indépendant Danas, Snežana Čongradin, ennemie jurée de tous les nationalistes et extrémistes serbes. Cette dernière a d'ailleurs eu, dans l'article (en serbe) qu'elle a publié le lendemain des premières émeutes, une analyse intéressante de la situation: selon elle, la Serbie n'est plus divisée selon des fractures idéologiques classiques (gauche vs droite, nationalistes vs antinationalistes), mais selon le fait d'être pour ou contre le pouvoir d'Aleksandar Vučić. On peut s'en inquiéter ou s'en rassurer, mais aussi émettre l'idée que les fractures traditionnelles réapparaîtront dans un second temps, après un renversement éventuel du pouvoir, renversement plus qu'hypothétique à ce jour.

Une des images virales du premier soir de manifestation, le 7 juillet.
Croisé par hasard par l'une des journalistes de la chaîne de TV N1, ce jeune homme laisse éclater sa colère en des termes qui sont déjà devenus un motto, viral, lui aussi:
"Papa, c'est pour toi [que je fais ça]!" ("Ćale, ovo je za tebe!" en V.O.)
Le jeune homme explique que son père est mort du Covid 19, dans de terribles souffrances,
parce qu'il n'y avait pas de respirateurs disponibles à l'hôpital.

La phrase circule désormais sur le net avec ce poing levé,
c'est un des nouveaux signes de ralliement des manifestants.

Pour terminer ce chapitre sur les profils des manifestants, je relève que, sur les réseaux sociaux comme sur le terrain, les sympathisants de l'opposition progressiste se sont globalement distanciés de l'extrême-droite. Diverses organisations antifascistes ont dénoncé l'infiltration,
par une minorité d'agités d'extrême-droite, d'un mouvement composé majoritairement de "citoyens normaux en lutte". "L'union pour la Serbie", cartel de partis modérés, a d'ailleurs tenu un meeting à part, mercredi 8 juillet, devant la Faculté de Philosophie, le "spot" favori de l'opposition étudiante et intellectuelle, et non devant le parlement, où les manifestants étaient davantage "marqués à droite".

Des types paisiblement assis sur un banc tabassés par la police, le mardi 7 juilet.
Images de la chaîne de télévision N1, dont la journaliste est ensuite allée à la rencontre des victimes (rencontre non visible dans la vidéo ci-dessus). Visiblement choqués, traumatisés et effrayés, les gens aggressés prétenderont alors que rien ne s'est passé, et refuseront de témoigner à l'écran: une scène terrible qui raconte l'ampleur de la violence et la peur qui en découle.


Comme en témoignent de nombreuses images, tournées par des manifestants, ou par les médias sur le terrain, la répression policière a été d'une violence extrême, avec tirs au niveau du visage, tirs à bout pourtant, lancement de pierres et d'objets divers, tabassages à dix contre un, tabassage de badauds innocents, de manifestants ouvertement pacifiques ou de blessés à terre... Ceci exposé, et sans vouloir minimiser ces faits graves, cette riposte des autorités est encore à ce jour "mesurée" par rapport à celle opérée en son temps par Milošević. L'ancien homme fort de la Serbie s'était livré à une répression féroce des manifestations d'opposition, ne laissant pas de quartier aux militants, violentés et traqués jusque dans les maisons, envoyant les tanks, les canons à eau, et même ses sympathisants "de base", affrétés par bus. Ces derniers, recrutés parmi les péquenauds entre deux âges les plus frustrés, et issus des provinces les plus sinistrées, étaient toujours ravis de venir tabasser les pieds-tendres (les intellectuels dissidents) et les jeunes flemmards (les étudiants) de la décadente et hautaine capitale. On n'est pas passé loin de la guerre civile intra-serbe, à ce moment là, même si Milošević, qui calculait toujours précisément chacune de ses actions, n'utilisa pas ce levier jusqu'au bout.

Pour revenir à mardi soir (le premier soir d'émeutes), la police m'a semblé par moment dépassée, en nombre insuffisant et dépourvue de stratégie claire, avant que des renforts n'arrivent et que la répression ne se durcisse et ne reprenne le dessus. Etait-ce le but des autorités, à savoir, laisser la situation dégénérer pour mieux reprendre la main et justifier une riposte violente? Ou était-ce le fruit des circonstances ? Des rumeurs circulent comme quoi ce seraient les services secrets qui auraient fomenté la brève mais impressionnante percée des manifestants dans le parlement. D'autres accusent des militants de Dveri de s'être livrés à ce fait d'armes, pour pousser à la confrontation, alors que le reste des manifestants auraient été pacifiques. A l'opposé, d'autres témoignages, dont celui encore de la journaliste
Snežana Čongradin, attestent que la majorité des gens massés aux portes du parlement étaient des individus lambdas, qui forcèrent le barrage policier davantage à cause de la sensation soudaine de leur force, de la montée d'adrénaline qui va avec, et de l'instinct du "moment", jugé propice, que dans une stratégie construite. Reste que la présence d'agents provocateurs n'est pas exclue (un classique de la répression, en Serbie comme ailleurs), ni l'hypothèse d'un ordre venu d'en haut, invitant à laisser temporairement les manifestants pénétrer dans le parlement, ce qui devait permettre de passer plus facilement et légitimement à la phase répressive "dure". Enfin, une addition de ces différents éléments reste elle-aussi plausible (mouvement de foule spontané + agents provocateurs + ordre de céder puis de réprimer).


Si le mouvement vient à se poursuivre, ce qui semble être la tendance, le pouvoir actuel va sans doute durcir la répression, et pourrait adopter les méthodes de
Milošević. Les violences policières sont largement montées d'un cran le deuxième soir des manifestations, avec des images qui sont déjà devenues virales, telle celle d'un homme à terre roué de coup par plusieurs vagues de gendarmes mobiles, sur Terazije, la grande artère du centre de la capitale (vidéo ci-dessus). Ou encore le fait que des journalistes aient été molestés sans ménagement par les forces de l'ordre, alors qu'ils tenaient en main leur carte de presse, ou que d'autres aient été empêchés de filmer. Quant au scénario d'une entrée en action des sympathisants "de base" d'Aleksandar Vučić, il est également possible, et de nombreux internautes en expriment déjà la crainte sur les réseaux sociaux. La présence de grands gaillards en civil aidant les forces de l'ordre à tabasser et à appréhender les manifestants a aussi été relevée par certains observateurs, et il pourrait ne pas s'agir uniquement de policiers en civil, mais de voyous à la solde du pouvoir, recrutés parmi les hooligans ou dans les clans mafieux.



Des mystérieux "civils" aident la police à arrêter des manifestants.


Echecs en masse
Pour Aleksandar Vučić et son gouvernement, les événements en cours sont un échec. L'actuel président serbe a basé toute sa manière de composer avec l'opposition sur l'ignorance méprisante de celle-ci, doublée d'une quasi éradication de ses espaces d'expression. Les médias, majoritairement aux ordres ou proches du pouvoir, diabolisent violemment les oppositions, qui se sont réfugiées dans les quelques rares journaux encore indépendants, comme Danas, mais surtout du côté du web, pour faire entendre leurs points de vue. Quant aux manifestations et actions civiques, elles sont regardées avec dédain et détachement par le pouvoir, comme si elles n'incarnaient rien et n'avaient aucun poids. Tout en utilisant cette "tolérance" des manifestations comme une preuve de démocratie (pour rassurer un Occident qui, de toute façon, souffre de cécité ou refuse de voir), Aleksandar Vučić compte depuis toujours sur leur épuisement et leur pourrissement. Enfin, vieille recette héritée de Milošević, le pouvoir ne dédaigne pas de recourir à la fraude électorale, quoique dans une mesure moindre que son prédécesseur, afin d'entretenir quand même l'illusion d'une démocratie (rassurer l'Occident, once again, lequel souffre toujours de cécité ou ne veut toujours pas voir). Il peut également s'appuyer sur tout un arsenal de pressions, d'intimidations, et parfois de "cadeaux", dans la fonction publique, dans les entreprises et dans les immeubles, qui feront que les votes finiront par lui être majoritairement favorables. Ce cocktail a permis au parti de Vučić, lors des récentes élections (celles réalisées soi-disant alors que le Covid 19 s'était éloigné de la Serbie), de rafler la mise, au delà de la majorité absolue, d'autant que la plupart des partis d'opposition avaient décidé de boycotter le scrutin, considéré comme une mascarade. Ce boycott n'a suscité aucune réaction d'Aleksandar Vučić, engoncé dans sa posture de dédain et d'ignorance de la contestation.


Des manifestants font face à la police montée.

Ce qui se passe depuis mardi est une conséquence logique de cette stratégie du président: quand l'opposition ne peut plus s'exprimer ni dans la plupart des médias, ni dans le débat politique, que le jeu électoral est en partie truqué, et qu'en plus, le pouvoir l'ignore et la méprise, alors il ne lui reste que la rue et la violence pour se faire entendre. A nous Français, ce phénomène n'est pas inconnu: plusieurs analystes ont émis l'hypothèse que les Gilets Jaunes ont émergé parce que le pouvoir macronien avait court-circuité les corps intermédiaires (les syndicats), tout en annihilant, sur le papier, les conflictualités politiques pour créer une sorte de "méta-centre" supposément ni de droite ni de gauche, le tout sur fond d'arrogance et de mépris envers toute critique ou divergence.

La stratégie de l'ignorance et du pourrissement pratiquée par
Vučić est donc un échec, qui lui a explosé à la figure, et dont il lui sera difficile d'effacer les traces, désormais indélébiles. Car la population a brisé quelque chose mardi soir, et je ne pense pas seulement à la porte du parlement. Des peurs sont tombées, et le "plus rien à perdre" s'est imposé. Consciente de sa force, et galvanisée par la capacité qu'elle a eu de tenir ses positions (les émeutes ont pris fin tard dans la nuit), la foule ne s'arrêtera sans doute pas à ces premiers faits d'armes.



Il faut être ici honnête et complet: la mainmise de
Vučić sur le pouvoir n'est pas seulement le produit de ses subterfuges et combines. Elle est aussi le résultat de l'incapacité de l'opposition politique progressiste à s'organiser, à se structurer et à articuler des réponses à la situation du pays, susceptibles de rassembler un vaste éventail d'électeur. Même lorsqu'ils ont eu le pouvoir, les démocrates sincères se sont montrés décevants, et même parfois pires, sur certains sujets, que le SPS de Milošević, s'aliénant ainsi leurs plus fervents soutiens (relire là encore mon précédent post). Depuis l'arrivée au pouvoir du SNS, les différents ténors de l'opposition politique se sont contentés de candidatures de témoignages, où ils se sont montrés peu à la hauteur, tels Saša Janković, le pourtant très populaire défenseur des droits de la République de Serbie, qui, à deux jours du scrutin présidentiel (en 2017), prédisait avec assurance la chute d'Aleksandar Vučić, avant de se débiner et de se retirer de la vie politique, une fois son échec patent constaté. Malgré son échec, Janković avait pour lui la stature de figure indépendante, l'intégrité morale et un soutien populaire indéniable. Il aurait donc pu incarner une opposition démocratique rassembleuse et de qualité, qui aurait pu tracer un sillon et semer pour l'avenir...
A la différence de l'opposition "modérée", sa consoeur d'extrême-droite n'a, elle, aucune difficulté à s'organiser et à gagner des points en surfant sur les frustrations et la misère, et en flattant les bas-instincts. Bref, pour dire les chose durement, les manifestations en cours ne sont pas seulement l'échec d'Aleksandar
Vučić, elles marquent aussi l'échec de l'opposition politique, qui a perdu sa crédibilité et son aura. Le développement des ONG et des mouvements type Ne Da(vi)mo Beograd est aussi le résultat de cette perte d'influence de l'opposition politique. Ces sont ces organisations qui incarnent aujourd'hui, de façon déterminée et crédible, la vraie résistance politique au pouvoir "Vučićien". C'est aussi cette résistance, hors partis, et parfois transpartisane, qui s'est exprimée depuis mardi.

Ces événements marquent aussi l'échec des "partenaires" internationaux de la Serbie, et en particulier de l'Occident, qui a misé sur Aleksandar
Vučić, et qui, comme je le pointais plus haut, ne voit pas ou refuse de voir que le président serbe se comporte comme un autocrate arrogant, corrompu et dangereux. L'Occident a tablé sur Aleksandar Vučić en le percevant, je cite, "comme un facteur de stabilité dans les Balkans". Outre que cette vision s'est déjà avérée fausse, le régime serbe ne dédaignant pas de provoquer et de déstabiliser les pays voisins (Kosovo, Bosnie-Herzégovine), cette approche s'affiche désormais comme un calcul aussi erratique que dangereux, puisque le président serbe apparaît aujourd'hui comme un facteur d'instabilité et de désordre pour son propre pays et sa propre population. Si par le plus grand des malheurs, la situation devait virer en cette fameuse guerre civile intra-serbe que prédisent les Cassandre, les affaires économiques de l'Occident en Serbie risquent de souffrir, mais celui-ci portera également, et surtout, la responsabilité d'avoir insuffisamment soutenu un horizon véritablement démocratique pour le pays.
Quant aux Russes, aux Chinois, aux Saoudiens, qui profitent eux-aussi des bonnes affaires que constitue le marché serbe, il n'est guère difficile d'imaginer leur position sur les événements en cours, et le soutien qu'ils renouvelleront sans doute à Aleksandar
Vučić. La Russie risque cependant d'être dans une position inconfortable, sachant qu'une partie de la population serbe, au delà même de l'extrême-droite, voit dans les Russes des "frères". Les manifestants russophiles seraient donc déçus que la Russie ne les soutienne pas. Alors que l'Occident risque, comme à son habitude, de ne rien comprendre à la situation, et donc de faire les mauvais choix, la Russie pourrait, elle, tirer son épingle du jeu, et se poser, en fonction des circonstances et de l'évolution sur le terrain, en médiatrice, augmentant encore ses parts de marché géopolitiques, déjà renforcées, entre autres, dans le bourbier syrien, et dans son soutien aux extrêmes-droite occidentales.
Gotov je=il est fini.
Slogan déjà en vigueur à l'époque de Milosevic.



La suite ?

Difficile à ce stade d'esquisser justement des scénarios construits et à moyen terme sur la suite des événements. Difficile aussi de dire à quoi pourrait ressembler une Serbie où Aleksandar Vučić serait renversé, par de nouvelles élections (on peut rêver), ou par la rue, avec un ralliement de l'armée et de la police. Les différents partis d'opposition, extrême-droite comprise, ont déjà pris attache par le passé, et une ébauche de plateforme les rassemblant a même vue en partie le jour. On voit mal cependant un gouvernement de salut national se constituer entre des gens qu'idéologiquement tout oppose, et qui ne parviendront sans doute pas à s'entendre, même sur les contours d'une quelconque phase de transition. Et d'ailleurs, à part "faire tomber le dictateur", on peine à identifier un projet concret et construit pour la Serbie de "l'après". La capacité de l'opposition véritablement démocratique à se structurer, à retrouver de la crédibilité, et à se distancier de sa vraie-fausse alliée (de circonstance) de l'extrême-droite, reste une grande inconnue... Quant à l'armée et à la police,  aucun indicateur ne permet pour l'instant d'envisager que ces deux corps constitués ne basculent en faveur des manifestants, comme lors de la chute de Milošević. Sauf accélération imprévue de l'histoire, nous sommes donc sans doute encore loin d'une chute d'Aleksandar Vučić.

Pour le court terme, les manifestations vont sans doute prendre de l'ampleur, le régime, lui, va durcir la répression, comme en témoigne l'extrême fermeté exprimée par le ministre de la police mercredi soir, lors de sa conférence de presse. Cette polarisation rend évidemment l'avenir inquiétant, et il faudra suivre avec vigilance la situation des prochains jours voire semaines. Comme ailleurs dans la Yougosphère, il est possible aussi que le mouvement, passé un pic de fièvre, s'essouffle et retombe à nouveau, jusqu'à la prochaine réplique. Enfin, n'oublions pas le facteur épidémique: la situation est grave en Serbie sur le plan de la diffusion du coronavirus, et si la plupart des manifestants portent des masques, une aggravation de la pandémie pourrait affaiblir les ardeurs...


Quoiqu'il en soit et malgré la complexité de la situation, les inconnues nombreuses, ainsi que les dangers identifiés à droite du soulèvement, je soutiens les Serbes en lutte pour une vie et un pays "meilleur". Et comme je l'avais écrit dans "Bosnian Reset", à l'époque de la fronde survenue en Bosnie-Herzégovine (avec également des dysfonctionnements politico-médicaux comme déclic), ces manifestations massives en Serbie nous rappellent que l'apathie et la dépression ne sont pas, en ex-Yougoslavie, une fatalité ni un état éternel, contrairement aux clichés en vigueur, ici comme la-bas (Au fait, l'apathie de la société française, on en parle ?). Il est temps une fois de plus de revoir nos schémas sur la région, et d'accompagner le mieux possible et au plus près celles et ceux qui luttent pour la changer. A suivre!

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