"Preletači" par Jakša Vlahović, caricaturiste du quotidien serbe Politika. |
Le mot est construit à partir de la racine "let" qui signifie vol, au sens de vol aérien, et du verbe "preletati" qui signifie selon les contextes s'envoler, survoler, voler d'un point à un autre, transférer, ou encore "migrer", comme le font les oiseaux migrateurs. Bref, "preletači" pourrait se traduire grossièrement par "ceux qui volent ou migrent d'un parti politique à un autre".
Les preletači sont un véritable phénomène de société en Serbie (et au delà, dans la Yougosphère), au point que l'expression est rentrée dans le langage courant, ce qui explique que je l'utiliserai ici dans son jus linguistique local, sans la traduire.
S'il fallait résumer de façon schématique le phénomène, on pourrait dire qu'il consiste, au gré de la météo politique serbe, à quitter un parti pour rejoindre celui qui est au pouvoir ou celui qui a le plus de chance d'emporter le pouvoir. Et tant pis si c'est un parti que l'on a sévèrement critiqué et vigoureusement combattu par le passé. Le "preletač" défendra son nouveau parti avec la même détermination qu'il l'a autrefois combattu.
Comme le suggère peut-être ce qui précède, Aleksandar Vučić et son parti, le Parti Progressiste de Serbie (Srpska Napredna Stranka, SNS), sont les principaux bénéficiaires de ces ralliements. L'actuel président serbe, et son prédécesseur à ce poste, Tomislav Nikolic, sont d'ailleurs à leur façon eux-mêmes des preletači.
Il faut ici ouvrir plusieurs tiroirs historiques, pour bien comprendre l'émergence du phénomène:
Tomislav Nikolić et Aleksandar Vučić. Photo (c) Nemanja Jovanović. |
Šešelj (au centre) et son fan-club peu de temps avant la guerre. |
Dans ce contexte de mutations, l'absence du voïvode, qui tenait le SRS d'une main de fer, laisse éclater des divergences. Un courant émerge, porté par Tomislav Nikolić, qui tenterait le grand écart du nationalisme et de l'eau dans le vin de ce dernier, du rapprochement avec l'Union Européenne "et en même temps" de l'ancrage dans la sphère du supposé grand frère russo-orthodoxe. Une troisième voie inacceptable pour les ultras du parti restés fidèles au voïvode. Le conflit de courants se mue en divorce, lequel est consommé en 2008, lorsque Tomislav Nikolić réanime le Parti Progressiste de Serbie, un vieux parti serbe du XIXe siècle, connu pour avoir tenté d'allier conservatisme, patriotisme et pragmatisme.
Pragmatisme ? J'entends, dès ce stade de l'exposé, la rumeur 2.0 me dire: "mais où est le problème? Ces gens ont tourné le dos au nationalisme, ils ont évolué vers des positions plus modérées et ont adopté une attitude pragmatique. C'est de la realpolitik. Seuls les imbéciles ne changent pas d'avis, non ?"
C'est d'ailleurs la ligne de défense des preletači tout au long du reportage: "dans la vie, on change, on évolue, on se rend compte qu'on s'est trompé. Je ne vois pas où est le mal", se justifient les interlocuteurs de la journaliste.
Ce serait trop beau si c'était vrai, mais cette attitude d'évolution, de modération et de pragmatisme n'est qu'une façade.
Concernant les leaders du SNS, transfuge du SRS, ils n'ont aucunement abandonné leurs idées de départ, mais les ont simplement mises en veilleuse ou au second plan. C'est le principe de la "dédiabolisation", telle que pratiquée en nos terres par Marine Le Pen: "Bon, on tape moins sur les juifs et les pédés, comme le faisait papa, mais on garde le bouc-émissaire arabo-musulman, d'autant que les juifs combattent les arabes et que les pédés et l'Islam, ça fait deux. Et en plus, on va gagner des nouveaux électeurs" (ceci est un propos fictif mais je suis sûr que ça doit causer un peu comme ça dans les brainstormings internes du FN/RN).
Par ailleurs, le soi-disant pragmatisme qui verrait la Serbie se situer entre Moscou et Bruxelles, n'est aucunement motivé par une pseudo neutralité, un non alignement ressuscité, ou une volonté de jouer un rôle pivot de bon aloi entre deux champs de forces concurrentiels. L'idée est davantage de manger aux deux râteliers, et de faire du business de part et d'autres. Enrichie pendant les guerres des années 90, et à ce titre seule gagnante de celles-ci, la petite oligarchie économique serbe est proche des pouvoirs qui se succèdent en Serbie. Il faut donc lui permettre de pouvoir continuer à faire ses affaires, aussi bien avec les oligarques russes qu'avec les world-companies occidentales...
Enfin, Moscou est un levier, un épouvantail, utile à agiter devant Bruxelles.
Bref, au SNS, en termes de propos fictifs, ça donnerait un truc du genre, "bon, c'est pas compliqué: on s'excuse platement pour Srebrenica, on va déposer des fleurs, parce que sinon, les "balije" [terme péjoratif envers les Bosniaques] vont jamais nous lâcher, tout en disant que c'était pas un génocide, parce que merde, faut pas déconner non plus! Et puis, le SDA [principal parti des Musulmans Bosniaques] a besoin de nous pour rester au pouvoir à Sarajevo, et nous, on a besoin de lui aussi: il ne manquerait plus qu'un parti multiethnique prenne le pouvoir à sa place. Vous imaginez la merde?! Le SDA ne pourrait plus dire qu'on cherche encore à écraser les Musulmans, et nous , on ne pourrait plus dire que les Serbes sont en danger en Bosnie. On s'excuse aussi auprès des Oustach...des Croates, parce que c'est quand même des chrétiens, comme nous, même si en moins bien, et parce qu'ils nous sont quand même utiles pour entuber les "balije", si besoin. Par contre, on laisse rien passer de leurs délires néo-oustachistes actuels, comme ça, on prouve qu'on n'est pas des nazis! On soutient aussi Dodik [homme fort de la Republika Srpska], même si il est ingérable, mais on a besoin de lui et le SDA aussi (voir plus haut). On garde les Russes au chaud, parce que le peuple pense qu'ils sont nos frères (LOL!), mais on dit oui à l'Europe et à l'économie de marché libre et non faussée: on privatise tout et on partage les bijoux de famille entre les Occidentaux, les Emirats et les Russes, et on se sert bien-sûr au passage. Et pour faire passer tout ça, on concentre l'attention sur le Kosovo, même si c'est mort pour le récupérer. On va traîner les pieds tout en faisant semblant d'agir. Et à la moindre merde, on accuse les Šiptari [terme péjoratif envers les Albanais]: ceux-là au moins, tout le monde les déteste! Et comme à Priština, ils sont revenchistes et arrogants envers les nôtres sur place, on est tranquille pour que ça pourrisse encore des années..."
Et de fait, lorsque Tomislav Nikolić quitte le Parti Radical pour (re)créer le SNS, en 2008, Aleksandar Vučić lui emboîte le pas, devenant donc l'un des premiers "preletači" de la vie politique serbe. D'autres Radicaux suivront petit à petit, à mesure que les "Progressistes" grimpent dans les sondages. En particulier Maja Gojkovic, la mairesse de Novi Sad (photo ci-contre), longtemps "arme de séduction massive" des Radicaux, qui espéraient prouver qu'ils n'étaient ni machos, ni anti-modernes, ni extrémistes, à travers la prise de la deuxième ville du pays par une femme éduquée, juriste de formation. Pas de chance, l'ancienne conseillère juridique de Šešelj, au début du séjour de ce dernier à La Haye, est politiquement volage, et s'avère championne en "preletačisme". Elle quitte les Radicaux en 2008, pour fonder le Parti du Peuple, une pseudo coalition citoyenne autour de sa personne, puis rejoint un temps "Régions Unies de Serbie", un parti régionaliste de droite créé par le très libéral Mladjan Dinkic, lequel ne voit que compétence et défense des intérêts de la Voïvodine chez sa nouvelle recrue. Cette collaboration avec "Régions Unies de Serbie" n'empêche pas Gojković de garder sous le coude son Parti du Peuple, lequel fusionnera avec le SNS en 2012, à la prise du pouvoir de ce dernier. Une complexe mais habile capacité à se placer au bon endroit et au bon moment, comme on peut le voir!
Le poste de premier ministre qu'occupe Vučić à partir de 2012 est un excellent tremplin pour gravir les échelons du pouvoir, et y bétonner ses positions en plaçant personnes de confiance et d'influence, ou au contraire idiots utiles, aisément manipulables. L'ancienne tête brûlée, assagie par l'air du temps davantage que par l'âge, sait dès cette époque comment user des intrigues de couloirs et du grand foutoir de la scène politique serbe post-Milošević, une arène où tout le monde se connaît, se fréquente et se tutoie, au delà des oppositions idéologiques, et où qui sait se faufiler dans le bal des égos, des ambitions et des opportunismes, peut ensuite faire ou défaire des alliances facilement.
jour du renversement de Milošević.
Le terrain est d'autant plus propice que la chute du dictateur Milošević est encore fraîche, et c'est le troisième tiroir qu'on ouvre. Cette chute avait réveillé l'envie chez de nombreux citoyens de s'engager en politique. Si cet engagement fut sincèrement motivé chez certains par la volonté de bâtir une vraie démocratie, il s'apparentait chez d'autres à un mélange d'opportunisme et de désir de se refaire une virginité, après des années où seule une minorité courageuse avait véritablement payé de sa personne pour combattre Milošević et sa politique. Un peu comme tout le monde était Résistant en France à la Libération, se dépêchant de tondre les "salopes" ayant fricoté avec les soldats teutons, pour mieux détourner l'attention des lâchetés et compromissions d'une bonne partie de la population, en 2001, en Serbie, tout le monde était soudain vigoureusement démocrate, et clamait n'avoir jamais cessé de l'être! La ruée des adhésions au Parti Démocrate fut alors d'une telle ampleur que son leader d'alors, Zoran Đinđić, décida à un moment de les restreindre et de les soumettre à conditions. C'est ce que rapporte, non sans rire jaune, un Boris Tadić plein de recul, dans le documentaire.
Le DS devient donc, après la chute de Milošević, un véritable incubateur, favorisant l'émergence d'une nouvelle génération de femmes et d'hommes politiques. Le problème, c'est que, comme on l'a vu, cette génération est en partie constituée d'opportunistes, désireux de se placer dans cette nouvelle Serbie où le retour à la démocratie leur semble surtout signifier que tout est possible et que tous les coups sont permis. Et lorsque le DS tombe en disgrâce, et que le SNS s'affirme comme la force d'avenir, de nombreux cadres du parti de Tadić vont, sans scrupules, s'envoler vers celui de Nikolić et Vučić. Ce seront principalement ceux-là dont les propos sont mis côte à côte dans le documentaire, avant et après leur "migration", pour mieux témoigner du virage hallucinant que constitue cette allégeance nouvelle.
Une autre contradiction est relevée par une cadre du DS, restée, elle, fidèle au parti: ces gens qui ont quitté le bateau, explique-t-elle, sont devenus, une fois la veste retournée, très critiques avec la politique menée par le gouvernement dont ils avaient fait partie et qu'ils avaient parfois eux-même conduite. Cette politique était mauvaise et avait donc échoué, disaient-ils. Pourtant, poursuit la militante, ce sont les mêmes gens qui se présentaient comme fantastiques et compétents dans leur ralliement au SNS, et allaient, grosso-modo faire une politique pas tellement différente de celle du parti précédemment au pouvoir.
Tout cela ne vous rappelle rien ?
Le plus tragique est sans doute que l'analogie ne s'arrête pas à ce rassemblement d'exfiltrés volontaires se drapant des attributs de l'amende honorable et du renouveau, mais réside aussi dans une presse de plus en plus aux ordres, dans le recours à des cybermilitants agressifs, dans une violence d'Etat en roue libre et ne dédaignant pas de faire appel à des hommes de l'ombre (Affaire Benalla), et dans une mollesse à réprimer la délinquance d'extrême-droite... Des pratiques installées en Serbie depuis l'avènement de Milošević, et jamais abandonnées depuis.
Certes, les contextes historiques, culturels, politiques, et sociétaux sont très différents entre la France et la Serbie. Certes encore, les retournements de vestes et les revirements opportunistes ont toujours existé dans la vie politique, et ils continueront probablement d'exister.
Cependant, même avec ses spécificités locales, le preletačisme serbe nous tend un miroir troublant et inquiétant. Un miroir qui raconte ce qu'est devenue la politique dans ce monde qu'on dit "post- et ex-". Je ne parle pas seulement du monde post-communiste et ex-yougoslave, mais du monde "post-idéologique" qui serait soi-disant le nôtre, et qui prétend s'être affranchi des supposés "vieux clivages", formule à la fois pudique et méprisante pour désigner l'opposition droite-gauche. On rappellera ici que le fameux "ni droite, ni gauche", devenu la nouvelle mantra, signifie en réalité "ni gauche, ni gauche", et que par ailleurs, cette mantra cherche à donner au projet politique de droite, qui reste son agenda, les apparences de la pureté et de la neutralité: dans ce monde qui revendique l'ultralibéralisme comme l'horizon ultime et transcendantal avec des arguments désormais biologiques, prônant une sorte d'état de nature accompli, le politique n'est plus là pour défendre une vision ou une aspiration, en la confrontant à d'autres visions et aspirations. C'est pourtant l'essence même de la démocratie que d'organiser l'expression des conflictualités et contradictions de la société, en organisant la confrontation des visions et des aspirations. Dans le monde "post- et ex-" croyant à la "loi naturelle" de l'ultralibéralisme, le rôle du politique est désormais d'assurer, à n'importe quel prix, la reproduction de son espèce, pour pouvoir assurer la reproduction et le développement de la loi naturelle, "pure et neutre", de l'ultralibéralisme.
Le preletačisme, serbe ou français, est l'incarnation de cette double reproduction, et c'est la raison pour laquelle le phénomène a pris l'ampleur que l'on sait. Le combattre ne sera pas aisé, tant il a su prospérer dans un paysage idéologiquement fatigué et confus, paysage produit par ceux-là même qui n'ont eu de cesse de trahir et de mentir, et qui prétendent incarner la nouveauté.
On esquissera l'idée que cette lutte passera entre autres par le rappel aux intéressés de leurs trahisons successives, mais aussi par le fait d'opposer la culture, inhérente à l'homme, à la nature, ainsi que par la réaffirmation de conflictualités fortes, à l'aune des enjeux d'aujourd'hui.
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