En 1982, le cinéaste serbe Goran Markovic tournait son film le plus singulier et le plus impressionnant: "Variola Vera", inspiré d'un fait réel, à savoir l'épidémie de variole qui survint au Kosovo, avant de gagner Belgrade, en 1972. D'après la plupart des sources (ce point est parfois contesté), c'est un dignitaire musulman de la région de Prizren, qui, de retour d'un pèlerinage au Moyen-Orient, en rapporta le virus. D'abord incrédule, le corps médical prit du temps à faire le bon diagnostic, la variole étant considérée comme éradiquée depuis plusieurs décennies en Yougoslavie. De leurs côtés, les autorités essayèrent de dissimuler l'épidémie à la population, à la fois pour éviter un vent de panique, mais aussi parce que le retour en Yougoslavie communiste de cette maladie pouvait semer le doute sur la solidité du système, en particulier dans le domaine de la santé. L'épidémie se propageant avec son lot de morts, le pouvoir fut finalement obligé de rendre l'information publique et de prendre les mesures qui s'imposaient, en l'occurrence une campagne de vaccination à l'échelle de tout le pays, dont se souviennent encore celles et ceux qui ont connu cette période, lesquels font aussi état du climat qui régnait alors à Belgrade, principal foyer de l'épidémie: un climat délétère où la paranoïa le disputait à la suspicion ou à l'égoïsme.
A l'origine, Goran Marković rêvait d'adapter au cinéma "La Peste" de Camus, qu'il avait lu alors qu'il sortait de l'adolescence et qui l'avait totalement fasciné dans sa façon de décrire la société et le genre humain, à travers le biais d'une épidémie. Mais entre temps, l'histoire de cette épidémie de variole lui revenant à l'esprit, le cinéaste se dit que, plus qu'une oeuvre littéraire, un fait réel survenu dans son propre pays pouvait avoir encore davantage d'impact sur le spectateur, et de choses à lui dire.
Si Marković a pris quelques libertés artistiques par rapport à ce qui s'est réellement passé, cantonnant la majeure partie de l'intrigue au sein de l'hôpital civil de Belgrade, dans un huis clos angoissant, le scénario est néanmoins basé sur les témoignages de plusieurs médecins et personnels de santé qui furent directement confrontés au traitement de l'épidémie en 1972.
Voici un résumé très synthétique du film: Rexhep Halili, un Albanais musulman du Kosovo, est en pèlerinage au Moyen Orient. A la fin de son séjour, il achète un souvenir, une flûte, à un vieil homme malade. A son arrivée à l'aéroport de Belgrade, il présente déjà à son tour des signes de maladie, et se voit immédiatement hospitalisé. A l'hôpital, Marković nous montre une institution publique vieillissante, déliquescente. Lorsque Rexhep arrive, les radiateurs de l'hôpital sont en réparations, et le médecin-chef est surtout préoccupé par les perspectives de coucheries avec certaines infirmières. Le corps médical brille par ailleurs par son incompétence, diagnostiquant d'abord une maladie bénigne, avant de réaliser son erreur. Entre temps, Rexhep est décédé, non sans avoir contaminé d'autres patients et membres du personnel au sein de l'hôpital qui est mis en quarantaine. Parmi les autres mesures d'hygiène, les biens des malades sont brûlés, mais, détail qui a son importance, la flûte de Rexhep est retirée in extremis du feu par un des protagonistes.
Avec la propagation de l'épidémie au sein de l'hôpital, et face aux mesures prises, le huis-clos devient un microcosme de la société: les caractères se dévoilent dans toute leur diversité, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire, entre responsabilité, lâcheté, égoïsme, coup de folie et ignominie: le directeur de l'hôpital se vaccine et se barricade; préoccupées par leur carrière politique et le désir de sauver les apparences, les autorités cherchent à cacher la vérité à la population; au sein de l'hôpital, certaines personnes jugées nobles au niveau des valeurs s'avèrent devenir des salopards, alors qu'à l'opposé, d'autres, à priori moins reluisants, s'illustreront par leur héroïsme. Finalement, un envoyé de l'OMS intervient, ce qui permet d'éradiquer la maladie. Le sentiment qui domine alors est que, finalement, cette épidémie ne fut pas si dramatique, et que la vie va pouvoir reprendre son cours. Cependant, le film se termine avec un indice pessimiste et effrayant: le principal dirigeant de la cellule de crise venue à bout de l'épidémie annonce officiellement le retour à la normale en tenant dans ses mains, tel un trophée, la flûte de Rexhep sauvée des flammes.
Sur le plan stylistique, Goran Marković a recouru à une mise en scène et des effets qui rangent "Variola Vera" dans des catégories comme le thriller, le film catastrophe et le film d'horreur. Avec de nombreuses scènes en caméra subjective, le film est étouffant, glauque et flippant à souhait, quoique parfois ponctué de notes d'humour noir. Il ne cache rien des souffrances endurées par les malades, ni des atroces conséquences physiques de la variole sur les corps et les visages, sanglants ou purulents. Âmes sensibles, s'abstenir !
Le film a d'ailleurs été classé parmi les 100 meilleurs films d'horreur de l'histoire du cinéma par le magazine britannique de cinéma "Sight and Sound". Il fait l'objet d'un culte enthousiaste chez les connaisseurs les plus pointus du genre, d'autant que sa provenance "exotique" lui confère un attrait supplémentaire, pour un public occidental habitué aux productions essentiellement anglo-saxonnes, dont l'intrigue se déroule en général aux Etats-Unis.
En ex-Yougoslavie même, le film demeure fétiche auprès de la génération qui avait 20-30 ans dans les années 80. On le vénère tant pour son audace stylistique et scénaristique, que pour la fierté ressentie quant au fait que, dans le paysage mondial du film d'horreur, l'ancien pays ait apporté sa contribution avec un film de qualité, reconnu aussi bien par les amateurs du genre que par les tenants du cinéma d'art et d'essai. "Variola Vera" n'est d'ailleurs pas le seul film d'horreur "made in Yugoslavia", mais il en est l'un des plus connus à l'étranger. Le genre horrifique, ou encore ses cousins, le fantastique et la science-fiction, bénéficient de longue date de l'intérêt du public local. Cet intérêt s'appuie sur un imaginaire balkanique très fertile, entre les vieilles peurs ataviques, les légendes qu'on se transmet de générations en générations, les relents de paganismes, les superstitions nombreuses et la survivance de pratiques apparentées à la "sorcellerie" ou à l'occultisme dans certaines régions rurales de la péninsule. Rappelons que "vampire" est un mot serbe, et que la Transylvanie et ses épaisses forêts inquiétantes ne sont guère loin de Belgrade.
Le film est enfin réputé pour certaines de ses répliques, rentrées dans la pop-culture yougoslave, voire dans le langage courant, comme la cultissime phrase, prononcée par l'un des personnages: "Pička je polni organ, pizda je karakterna osobina", qui joue sur deux mots, pička et pizda, désignant familièrement le vagin, la chatte, mais où le premier peut aussi signifier, au sens figuré, et adressé à un homme, "trouillard, fiotte, tapette", alors que le second signifie "ordure, merde, salaud, pourri". La phrase dit "la chatte [pička] est un organe sexuel, alors que chatte [pizda, au sens de salaud] est un trait de caractère". On la retrouve même samplée dans certains morceaux de musique, notamment chez le rocker serbo-monténégrin Rambo Amadeus qui fait référence au film dans un morceau de son bien nommé album "Don't happy, be worry" (écouter ici, à partir de 2'58).
Refermons cette parenthèse de vocabulaire indispensable à la maîtrise du serbo-croate, et reprenons! En dépit ou à cause de cet intérêt local pour le cinéma d'horreur, le régime communiste s'est efforcé d'en limiter la diffusion, le genre incarnant pour lui un des archétypes de la "culture décadente de l'Occident", insufflant, par ses thèmes macabres ou apocalyptiques, un vent de remise en question des mythes positifs du socialisme. On notera d'ailleurs l'ignorance des cadres du régime qui, par leur rejet, passaient à côté du fait que bon nombre d'oeuvres mythiques du cinéma d'horreur portaient en filigrane des regards hautement critiques sur la société capitaliste et la culture occidentale, comme ce fut les cas chez le célèbre Georges A. Romero, qui n'a jamais fait mystère de ses opinions de gauche et de son opposition au militarisme et au racisme américain. Plus globalement, le pitch habituel du film d'horreur, le "home sweet home" des banlieues résidentielles américaines, où, soudain, tout bascule (fantôme, zombie, monstre, tueur en série...), n'est-il pas une façon d'éclairer la fragilité et la vacuité de l'American Way Of Life ?
Bien que Marković ne leur ait pas vendu son projet comme un film d'horreur, les services compétents traînent les pieds lorsqu'il les sollicite en vue du tournage. Le producteur prévu se désiste rapidement, obligeant le cinéaste à puiser dans ses propres deniers. L'hôpital prévu au départ pour le tournage annule à la dernière minute. Marković doit accepter, également à la dernière minute, et sur le mode " à prendre ou à laisser", un autre hôpital, où, ironie du sort, il sera opéré quelques années plus tard. Le tournage semble lui-même hanté par la malédiction: défection d'acteurs, mauvaises conditions, journées de travail longues et épuisantes, tensions... Du propre aveu de Marković, "Variola Vera" aura été son tournage le plus éprouvant, et il confesse en être sorti totalement vidé. L'esthète, lui, verra probablement dans le dénuement des moyens alloués au film, ainsi que dans les conditions difficiles de sa réalisation, une plus-value artistique, dans le sens où ce contexte lourd a très certainement favorisé le dépouillement brut de certaines scènes, accentuant le sentiment d'étouffement, et a contribué au "réalisme" des conflits qui agitent l'intrigue.
Si Goran Marković assume des emprunts aux codes du film d'horreur, il se défend pourtant d'avoir voulu faire un véritable film "de genre". Certes, le cinéaste puise volontiers dans certains courants du cinéma populaire, comme par exemple la comédie intimiste dans "Tito et Moi", le récit d'aventure picaresque dans "Turneja", mais ces emprunts sont une sorte de prétexte, un outil, une technique, et Marković les utilise, ou même les pervertit, pour poser une réflexion politique plus globale.
Ainsi, "Variola Vera" n'est pas pour le cinéaste un simple film d'horreur, mais une parabole allégorique de la Yougoslavie, qui, en ce début des années 80, affiche les symptômes inquiétants du virus qui, moins de 10 ans plus tard mènera le pays à sa mortelle dislocation. Pour Marković, le pays était déjà malade depuis 1968, année du Printemps Croate, dont la répression par la force en 1971, précéda de peu l'épidémie de variole de 1972, et sa gestion calamiteuse sur fond de climat délétère et paranoïaque. En 1982, lorsque le film est tourné, ce sont les Albanais du Kosovo qui viennent de se soulever, suscitant la répression brutale de leurs aspirations identitaires par Belgrade.
D'aucuns ont d'ailleurs vu dans le fait que ce soit un Albanais musulman qui, dans le film, apporte l'épidémie, une allusion symbolique à ces événements, suggérant qu'un jour le chaos viendrait du Kosovo (et par extension, du "monde islamique"). Interrogé sur cette grille de lecture, Marković se défend d'avoir voulu faire référence à ces incidents, alors récents, et récuse également tout penchant islamophobe latent, rappelant que son film interrogeait la société yougoslave dans sa globalité. Il rappelle aussi que, concernant le point de départ du film, il s'était basé sur la réalité de l'épidémie de 1972, dont le porteur souche était un Kosovar musulman de retour d'un pèlerinage au Moyen-Orient. C'est ce que rapporte Marina Mandić, chercheuse à l'Institut d'Ethnographie de Belgrade, dans "Entre le réel et l'imaginaire: l'épidémie de variole en Yougoslavie à travers le récit cinématographique", passionnante et très complète analyse du film parue en 2019, et qui a grandement servi de matière à ce post. Le document est hélas seulement disponible en serbe (voir liens en fin de post).
Citant une source scientifique américaine, Mandić rapporte encore qu'en 1972, les responsables de la communauté musulmane de Yougoslavie s'étaient émus du fait que la pratique religieuse (un pèlerinage) puisse être pointée du doigt dans le sens où elle était à l'origine de la contamination. Ils auraient alors prié le porteur-souche de cacher sa maladie, ce que l'intéressé, craignant des "pogroms religieux" (Mandic), fera, contribuant à ce que le mal tarde à être identifié. La chercheuse indique clairement que le film, malgré les mises au point de Goran Marković, agira à sa sortie comme un révélateur des peurs qui sourdaient en sous-sol, en Serbie, envers le monde "albano-islamique".
Que l'on déplore ou non ce fait, le film pose quoiqu'il en soit, pour Marina Mandić, la question de cet "autre" culturel, qu'il s'agisse d'une minorité nationale ou des étrangers, et de la menace que cet "autre" incarne dans l'inconscient collectif d'une société donnée. "L'autre" est à la fois la source du danger, mais il devient aussi le catalyseur de nos maux et fantasmes, une fois que le danger qu'il porte éclate et se diffuse. Cet "autre" prend d'ailleurs un visage double pour Mandić. A côté de "l'autre" oriental, islamique, albanais, la Yougoslavie frappée par l'épidémie devient à son tour un "autre", vecteur de danger, pour l'Occident. C'est l'intervention d'un cadre de l'OMS qui, dans le film, sauve la situation, ce qui, pour la chercheuse, ramène ainsi la Yougoslavie dans le giron du monde moderne et civilisé dont le pays s'était temporairement éloigné, risquant de replonger dans un espace-temps arriéré et barbare en laissant une maladie d'un autre âge défier son existence contemporaine.
A titre personnel, je pense qu'on peut aussi rapprocher cette question de "l'autre" de la façon dont le film a été et demeure parfois perçu en Occident: d'un côté, exotisation, parfois empreinte de préjugés (l'horreur surferait ici sur le cliché de "l'Est" supposément arriéré et glauque). De l'autre, ignorance complète des sens cachés politiques de l'intrigue par un public peu au fait des réalités du pays, peu politisé et adepte de pop-culture aux allures de grands frissons. Goran Marković rappelle à ce titre le malentendu qu'il eut, lors d'une conférence, avec des étudiants américains en cinéma: ces derniers ne voyaient dans "Variola Vera" qu'un chef-d'oeuvre d'horreur, alors que le cinéaste s'employait, sans grand succès au demeurant, à les rendre attentif à la dimension politique de celui-ci. "L'autre" est ici en quelque sorte nié, ignoré, dans ce qu'il a à dire, et dans ses spécificités, ce qui est une forme d'inversion de l'exotisation, parfois bien intentionnée (égalitarisme), mais qui peut aussi être vectrice de racisme: l'autre nous est identique, donc il n'existe pas pour ce qu'il est.
Enfin, il faut relever une troisième perception de "l'autre" encore, celle du réseau du cinéma d'art et d'essai, qui, autrefois, programmait "Variola Vera" dans des cycles de cinéma yougoslave, justement et exclusivement à cause de son propos politique, et très peu pour sa dimension horrifique, respectant de fait les intentions de Marković. Dans ce dernier cas, "l'autre" se résumait aux dissidences intellectuelles et aux problématiques politiques de l'Europe de l'Est d'antan. Ce n'était pas en soi négatif de montrer le travail des artistes et intellectuels souvent critiques envers les régimes en place, au contraire. Ce relai était important et parfois vital pour eux. Mais cet "autre" en devenait volontiers idéalisé, comme si chaque citoyen de "l'Est" était systématiquement un courageux opposant, aspirant avec impatience à la démocratie libérale et au bonheur capitaliste. Cet "autre", intellectuel et idéalisé, a été la raison de nombreux malentendus Est-Ouest, une fois que l'euphorie post-chute du Mur de Berlin vint mourir dans les feux de foyers d'immigrés de Rostock et sur les ruines de Vukovar. Un malentendu d'autant plus tenace que certains de ces dissidents, loin d'être ces courageux démocrates progressistes et lettrés, se révélèrent être des parangons de conservatisme détestable, ou bien s'affirmèrent en complices dociles et aveugles des aventures économiques, et guerrières, de l'Occident...
Dans le film, l'élite intellectuelle et politique, moralement corrompue et professionnellement incompétente, minimise la gravité de la situation, puis cherche à sauver sa peau. Dans la Yougoslavie du début des années 80, le cinéma, les arts en général, de par leur capacité à ressentir la réalité dans ses recoins les plus obscurs, poseront à travers leurs créations des questions inquiètes à la société comme au pouvoir. Les années 80 sont une décennie de cinéma, au mieux aigre-doux (ex: les premiers Kusturica), au pire carrément angoissé (ex: "Paysages dans le brouillard", plongée glaçante et quasi documentaire dans l'enfer des toxicomanes belgradois). Une décennie qui voit naître Laibach et ses miroirs grossissants de l'ère du temps, et où se suicide Branko Copic, pour citer quelques exemples abordés dans ce blog. Une décennie où la société, minée par une crise économique grave, doute, tout en aspirant pourtant à davantage de liberté, mais aussi à une redéfinition du "pacte yougoslave". Une redéfinition où, bientôt, l'égoïsme succédera à la générosité, et où l'intransigeance balayera le sens du compromis. Face à ces questionnements inquiets, qui se muent en fissures bientôt irréparables, les élites minimiseront ou nieront la gravité des faits, continuant de scander les mantras creuses du régime et de cultiver ses mythes dévitalisés. Puis, quand la crise sera ouverte, ils chercheront à sauver leur peau sans se préoccuper des malades, qui soigneront leur pathologie avec les armes que l'on sait.
Avec un sens certain de la prémonition, "Variola Vera" portait en lui les germes allégoriques du mal qui, bientôt, déferlerait dans le pays. La flûte, brandie à la fin, était le signal que le happy-end n'était que temporaire. On aurait tort pourtant de voir dans ce film une simple critique du régime et de la société yougoslaves ou une prédiction autocentrée des guerres à venir, en se disant que que ce qu'il dit est daté et ne nous concerne pas. Derrière les possibles "exotismes" que nous avons relevés, ou simplement derrière son ancrage dans le contexte yougoslave de l'époque, le film possède une large part d'universel et d'intemporel.
Toute ressemblance avec des faits d'actualité présente n'est pas pure coïncidence...
Je vous laisse faire le tri entre ce qui est relaté dans ce post et ce que nous vivons actuellement. Si vous comprenez le serbo-croate, et que vous n'êtes pas du genre sensible, rien de telle qu'une petite projection privée de "Variola Vera", via Youtube, pour meubler le confinement, que, bien-sûr, vous pratiquez scrupuleusement, parce que ça reste la meilleure précaution pour vous et pour les autres, et que ça peut aider à limiter la casse.
Ne vous inquiétez pas, ça ne va pas durer! Dans quelques semaines, ou au pire dans quelques mois, l'épidémie de Coronavirus sera vaincue. Comme après un film d'horreur, on se dira qu'on a eu peur, et on frissonnera même d'un petit spasme nerveux, mais rigolard, en se disant que, quand même, on en a fait des tonnes et que ce n'était pas si grave! Et très vite résonneront à nouveau les petits airs connus qui rythment nos sociétés modernes, globalisées et invincibles. Des petits airs connus qui seront joués sur cette flûte finale, que ceux qui nous gouvernent, mais aussi bon nombre d'entre nous, ont retiré in extremis des flammes de l'interminable incendie qui consume ce monde...
Prolonger / sources de ce post:
- "Entre le réel et l'imaginaire: l'épidémie de variole en Yougoslavie à travers le récit cinématographique", Marina Mandic, Institut d'Ethnographie de Belgrade. En Serbe.
- Interview de Goran Markovic à propos de "Variola Vera", par l'excellent blog serbe The Temple Of Ghoul, dédié au fantastique et au film d'horreur. Le blog, et son double en serbe, The Cult of Ghoul, sont animés par le chercheur et écrivain Dejan Ognjanovic, un des meilleurs spécialistes du fantastique et de la SF dans le domaine linguistique serbo-croate.
- Article en serbe du journal Espreso.rs qui revient sur la parution en 2017 en Serbie, de l'ouvrage "Variola Vera, le virus, l'épidémie et les gens" de Zoran Radovanović, qui porte sur les faits de 1972, et dont Goran Marković a rédigé l'avant-propos.
A l'origine, Goran Marković rêvait d'adapter au cinéma "La Peste" de Camus, qu'il avait lu alors qu'il sortait de l'adolescence et qui l'avait totalement fasciné dans sa façon de décrire la société et le genre humain, à travers le biais d'une épidémie. Mais entre temps, l'histoire de cette épidémie de variole lui revenant à l'esprit, le cinéaste se dit que, plus qu'une oeuvre littéraire, un fait réel survenu dans son propre pays pouvait avoir encore davantage d'impact sur le spectateur, et de choses à lui dire.
Si Marković a pris quelques libertés artistiques par rapport à ce qui s'est réellement passé, cantonnant la majeure partie de l'intrigue au sein de l'hôpital civil de Belgrade, dans un huis clos angoissant, le scénario est néanmoins basé sur les témoignages de plusieurs médecins et personnels de santé qui furent directement confrontés au traitement de l'épidémie en 1972.
Voici un résumé très synthétique du film: Rexhep Halili, un Albanais musulman du Kosovo, est en pèlerinage au Moyen Orient. A la fin de son séjour, il achète un souvenir, une flûte, à un vieil homme malade. A son arrivée à l'aéroport de Belgrade, il présente déjà à son tour des signes de maladie, et se voit immédiatement hospitalisé. A l'hôpital, Marković nous montre une institution publique vieillissante, déliquescente. Lorsque Rexhep arrive, les radiateurs de l'hôpital sont en réparations, et le médecin-chef est surtout préoccupé par les perspectives de coucheries avec certaines infirmières. Le corps médical brille par ailleurs par son incompétence, diagnostiquant d'abord une maladie bénigne, avant de réaliser son erreur. Entre temps, Rexhep est décédé, non sans avoir contaminé d'autres patients et membres du personnel au sein de l'hôpital qui est mis en quarantaine. Parmi les autres mesures d'hygiène, les biens des malades sont brûlés, mais, détail qui a son importance, la flûte de Rexhep est retirée in extremis du feu par un des protagonistes.
Avec la propagation de l'épidémie au sein de l'hôpital, et face aux mesures prises, le huis-clos devient un microcosme de la société: les caractères se dévoilent dans toute leur diversité, parfois pour le meilleur, souvent pour le pire, entre responsabilité, lâcheté, égoïsme, coup de folie et ignominie: le directeur de l'hôpital se vaccine et se barricade; préoccupées par leur carrière politique et le désir de sauver les apparences, les autorités cherchent à cacher la vérité à la population; au sein de l'hôpital, certaines personnes jugées nobles au niveau des valeurs s'avèrent devenir des salopards, alors qu'à l'opposé, d'autres, à priori moins reluisants, s'illustreront par leur héroïsme. Finalement, un envoyé de l'OMS intervient, ce qui permet d'éradiquer la maladie. Le sentiment qui domine alors est que, finalement, cette épidémie ne fut pas si dramatique, et que la vie va pouvoir reprendre son cours. Cependant, le film se termine avec un indice pessimiste et effrayant: le principal dirigeant de la cellule de crise venue à bout de l'épidémie annonce officiellement le retour à la normale en tenant dans ses mains, tel un trophée, la flûte de Rexhep sauvée des flammes.
Sur le plan stylistique, Goran Marković a recouru à une mise en scène et des effets qui rangent "Variola Vera" dans des catégories comme le thriller, le film catastrophe et le film d'horreur. Avec de nombreuses scènes en caméra subjective, le film est étouffant, glauque et flippant à souhait, quoique parfois ponctué de notes d'humour noir. Il ne cache rien des souffrances endurées par les malades, ni des atroces conséquences physiques de la variole sur les corps et les visages, sanglants ou purulents. Âmes sensibles, s'abstenir !
En ex-Yougoslavie même, le film demeure fétiche auprès de la génération qui avait 20-30 ans dans les années 80. On le vénère tant pour son audace stylistique et scénaristique, que pour la fierté ressentie quant au fait que, dans le paysage mondial du film d'horreur, l'ancien pays ait apporté sa contribution avec un film de qualité, reconnu aussi bien par les amateurs du genre que par les tenants du cinéma d'art et d'essai. "Variola Vera" n'est d'ailleurs pas le seul film d'horreur "made in Yugoslavia", mais il en est l'un des plus connus à l'étranger. Le genre horrifique, ou encore ses cousins, le fantastique et la science-fiction, bénéficient de longue date de l'intérêt du public local. Cet intérêt s'appuie sur un imaginaire balkanique très fertile, entre les vieilles peurs ataviques, les légendes qu'on se transmet de générations en générations, les relents de paganismes, les superstitions nombreuses et la survivance de pratiques apparentées à la "sorcellerie" ou à l'occultisme dans certaines régions rurales de la péninsule. Rappelons que "vampire" est un mot serbe, et que la Transylvanie et ses épaisses forêts inquiétantes ne sont guère loin de Belgrade.
Le film est enfin réputé pour certaines de ses répliques, rentrées dans la pop-culture yougoslave, voire dans le langage courant, comme la cultissime phrase, prononcée par l'un des personnages: "Pička je polni organ, pizda je karakterna osobina", qui joue sur deux mots, pička et pizda, désignant familièrement le vagin, la chatte, mais où le premier peut aussi signifier, au sens figuré, et adressé à un homme, "trouillard, fiotte, tapette", alors que le second signifie "ordure, merde, salaud, pourri". La phrase dit "la chatte [pička] est un organe sexuel, alors que chatte [pizda, au sens de salaud] est un trait de caractère". On la retrouve même samplée dans certains morceaux de musique, notamment chez le rocker serbo-monténégrin Rambo Amadeus qui fait référence au film dans un morceau de son bien nommé album "Don't happy, be worry" (écouter ici, à partir de 2'58).
Refermons cette parenthèse de vocabulaire indispensable à la maîtrise du serbo-croate, et reprenons! En dépit ou à cause de cet intérêt local pour le cinéma d'horreur, le régime communiste s'est efforcé d'en limiter la diffusion, le genre incarnant pour lui un des archétypes de la "culture décadente de l'Occident", insufflant, par ses thèmes macabres ou apocalyptiques, un vent de remise en question des mythes positifs du socialisme. On notera d'ailleurs l'ignorance des cadres du régime qui, par leur rejet, passaient à côté du fait que bon nombre d'oeuvres mythiques du cinéma d'horreur portaient en filigrane des regards hautement critiques sur la société capitaliste et la culture occidentale, comme ce fut les cas chez le célèbre Georges A. Romero, qui n'a jamais fait mystère de ses opinions de gauche et de son opposition au militarisme et au racisme américain. Plus globalement, le pitch habituel du film d'horreur, le "home sweet home" des banlieues résidentielles américaines, où, soudain, tout bascule (fantôme, zombie, monstre, tueur en série...), n'est-il pas une façon d'éclairer la fragilité et la vacuité de l'American Way Of Life ?
Si Goran Marković assume des emprunts aux codes du film d'horreur, il se défend pourtant d'avoir voulu faire un véritable film "de genre". Certes, le cinéaste puise volontiers dans certains courants du cinéma populaire, comme par exemple la comédie intimiste dans "Tito et Moi", le récit d'aventure picaresque dans "Turneja", mais ces emprunts sont une sorte de prétexte, un outil, une technique, et Marković les utilise, ou même les pervertit, pour poser une réflexion politique plus globale.
Campagne de vaccination au Kosovo lors de l'épidémie de 1972. |
Citant une source scientifique américaine, Mandić rapporte encore qu'en 1972, les responsables de la communauté musulmane de Yougoslavie s'étaient émus du fait que la pratique religieuse (un pèlerinage) puisse être pointée du doigt dans le sens où elle était à l'origine de la contamination. Ils auraient alors prié le porteur-souche de cacher sa maladie, ce que l'intéressé, craignant des "pogroms religieux" (Mandic), fera, contribuant à ce que le mal tarde à être identifié. La chercheuse indique clairement que le film, malgré les mises au point de Goran Marković, agira à sa sortie comme un révélateur des peurs qui sourdaient en sous-sol, en Serbie, envers le monde "albano-islamique".
Que l'on déplore ou non ce fait, le film pose quoiqu'il en soit, pour Marina Mandić, la question de cet "autre" culturel, qu'il s'agisse d'une minorité nationale ou des étrangers, et de la menace que cet "autre" incarne dans l'inconscient collectif d'une société donnée. "L'autre" est à la fois la source du danger, mais il devient aussi le catalyseur de nos maux et fantasmes, une fois que le danger qu'il porte éclate et se diffuse. Cet "autre" prend d'ailleurs un visage double pour Mandić. A côté de "l'autre" oriental, islamique, albanais, la Yougoslavie frappée par l'épidémie devient à son tour un "autre", vecteur de danger, pour l'Occident. C'est l'intervention d'un cadre de l'OMS qui, dans le film, sauve la situation, ce qui, pour la chercheuse, ramène ainsi la Yougoslavie dans le giron du monde moderne et civilisé dont le pays s'était temporairement éloigné, risquant de replonger dans un espace-temps arriéré et barbare en laissant une maladie d'un autre âge défier son existence contemporaine.
Enfin, il faut relever une troisième perception de "l'autre" encore, celle du réseau du cinéma d'art et d'essai, qui, autrefois, programmait "Variola Vera" dans des cycles de cinéma yougoslave, justement et exclusivement à cause de son propos politique, et très peu pour sa dimension horrifique, respectant de fait les intentions de Marković. Dans ce dernier cas, "l'autre" se résumait aux dissidences intellectuelles et aux problématiques politiques de l'Europe de l'Est d'antan. Ce n'était pas en soi négatif de montrer le travail des artistes et intellectuels souvent critiques envers les régimes en place, au contraire. Ce relai était important et parfois vital pour eux. Mais cet "autre" en devenait volontiers idéalisé, comme si chaque citoyen de "l'Est" était systématiquement un courageux opposant, aspirant avec impatience à la démocratie libérale et au bonheur capitaliste. Cet "autre", intellectuel et idéalisé, a été la raison de nombreux malentendus Est-Ouest, une fois que l'euphorie post-chute du Mur de Berlin vint mourir dans les feux de foyers d'immigrés de Rostock et sur les ruines de Vukovar. Un malentendu d'autant plus tenace que certains de ces dissidents, loin d'être ces courageux démocrates progressistes et lettrés, se révélèrent être des parangons de conservatisme détestable, ou bien s'affirmèrent en complices dociles et aveugles des aventures économiques, et guerrières, de l'Occident...
Dans le film, l'élite intellectuelle et politique, moralement corrompue et professionnellement incompétente, minimise la gravité de la situation, puis cherche à sauver sa peau. Dans la Yougoslavie du début des années 80, le cinéma, les arts en général, de par leur capacité à ressentir la réalité dans ses recoins les plus obscurs, poseront à travers leurs créations des questions inquiètes à la société comme au pouvoir. Les années 80 sont une décennie de cinéma, au mieux aigre-doux (ex: les premiers Kusturica), au pire carrément angoissé (ex: "Paysages dans le brouillard", plongée glaçante et quasi documentaire dans l'enfer des toxicomanes belgradois). Une décennie qui voit naître Laibach et ses miroirs grossissants de l'ère du temps, et où se suicide Branko Copic, pour citer quelques exemples abordés dans ce blog. Une décennie où la société, minée par une crise économique grave, doute, tout en aspirant pourtant à davantage de liberté, mais aussi à une redéfinition du "pacte yougoslave". Une redéfinition où, bientôt, l'égoïsme succédera à la générosité, et où l'intransigeance balayera le sens du compromis. Face à ces questionnements inquiets, qui se muent en fissures bientôt irréparables, les élites minimiseront ou nieront la gravité des faits, continuant de scander les mantras creuses du régime et de cultiver ses mythes dévitalisés. Puis, quand la crise sera ouverte, ils chercheront à sauver leur peau sans se préoccuper des malades, qui soigneront leur pathologie avec les armes que l'on sait.
Toute ressemblance avec des faits d'actualité présente n'est pas pure coïncidence...
Ne vous inquiétez pas, ça ne va pas durer! Dans quelques semaines, ou au pire dans quelques mois, l'épidémie de Coronavirus sera vaincue. Comme après un film d'horreur, on se dira qu'on a eu peur, et on frissonnera même d'un petit spasme nerveux, mais rigolard, en se disant que, quand même, on en a fait des tonnes et que ce n'était pas si grave! Et très vite résonneront à nouveau les petits airs connus qui rythment nos sociétés modernes, globalisées et invincibles. Des petits airs connus qui seront joués sur cette flûte finale, que ceux qui nous gouvernent, mais aussi bon nombre d'entre nous, ont retiré in extremis des flammes de l'interminable incendie qui consume ce monde...
Prolonger / sources de ce post:
- "Entre le réel et l'imaginaire: l'épidémie de variole en Yougoslavie à travers le récit cinématographique", Marina Mandic, Institut d'Ethnographie de Belgrade. En Serbe.
- Interview de Goran Markovic à propos de "Variola Vera", par l'excellent blog serbe The Temple Of Ghoul, dédié au fantastique et au film d'horreur. Le blog, et son double en serbe, The Cult of Ghoul, sont animés par le chercheur et écrivain Dejan Ognjanovic, un des meilleurs spécialistes du fantastique et de la SF dans le domaine linguistique serbo-croate.
- Article en serbe du journal Espreso.rs qui revient sur la parution en 2017 en Serbie, de l'ouvrage "Variola Vera, le virus, l'épidémie et les gens" de Zoran Radovanović, qui porte sur les faits de 1972, et dont Goran Marković a rédigé l'avant-propos.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires sont modérés avant publication. Au vu de l'Histoire récente de la Yougoslavie, et étant donné que je n'ai pas envie de jouer à EULEKS ou à la FORPRONU du web entre les suppôts de la Grande Serbie, les supporters de la Grande Croatie, ceux de l'Illyrie éternelle ou les apôtres de la guerre sainte, les commentaires à caractère nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, et autre messages contraires à la loi, ne seront pas publiés et l'expéditeur sera immédiatement mis en spam.
Les débats contradictoires sont les bienvenus à condition de rester courtois et argumentés. Les contributions qui complètent ou enrichissent les thèmes abordés seront appréciées. Merci