dimanche 27 octobre 2019

LE HERISSON HERETIQUE

Il y a 70 ans, en 1949, sortait en Yougoslavie "Ježeva Kučica", livre culte de l'écrivain Branko Copic (prononcer respectivement "Yèjèva Koutchitsa" et "Brann'ko Tchiopitch").

"La petite maison du hérisson" est une fable morale pour enfants, écrite en vers dans un style entre poésie épique et légende populaire.

L'histoire conte un épisode de la vie de Ježurka Ježić (prononcer Yèjourka Yèjitch), hérisson flegmatique, vivant modestement dans sa tanière au coeur de la forêt, une tanière que, pour rien au monde, il ne quitterait. Hérisson se dit jež en serbo-croate (prononcer yèj), et le nom du héros est donc une construction, intraduisible, autour de ce mot racine (on pourrait tenter un "Héri Le Hérissonnet").

L'intrigue commence avec la lettre que le lapin-facteur apporte à Ježurka, une lettre envoyée par la "renarde" (lisica, prononcer "lissitsa", "renard" en serbo-croate, est un mot féminin dans cette langue), qui l'invite à déjeuner chez elle. Invitation acceptée sur le champ par notre hérisson. Les deux personnages s'échangent de nombreuses politesses et bons mots, et font bonne chère.


Vient la nuit et le hérisson se lève pour repartir, quand la renarde lui propose de rester dormir. Refus de Ježurka qui, droit dans ses bottes, insiste de rentrer chez lui, expliquant que rien n'est plus agréable que sa maison, qu'il a hâte de retrouver. Et le hérisson de repartir en pleine nuit, sous la lune brillante qui lui sert de lumière, pour regagner sa demeure.



Intriguée, la renarde se demande que peut bien avoir de si extraordinaire une telle maison, pour que son hôte ait absolument envie d'y retourner en pleine nuit. Sans doute une maison très belle et très riche, se dit-elle, et la renarde de s'élancer à la suite du hérisson, pour voir de plus près sa maison. En chemin, elle croise successivement trois autres figures de la forêt, le loup, l'ours et le sanglier. Ceux-là ne pensent qu'à manger vite et bien, et à une maison préfèrent un bon gueuleton. Ils n'ont que sarcasmes envers ce hérisson stupide, qui préfère un chez-soi à un repas solide.


Ils décident toutefois de suivre la renarde, pour voir à quoi peut bien ressembler cette maison, mais davantage pour se payer la tête de ce hérisson qui semble passer à côté des bonnes choses de la vie. Le quatuor arrive donc chez Ježurka Ježić. Surprise, la maison est fruste, pauvre, et prend l'eau. Et la petite bande, de ricaner sur le sort du hérisson. Mais ce dernier, sans se départir, explique alors que, peu importe le cadre et l'état du logis, il s'y sent heureux, libre et à l'abri.


La renarde, qui, comme dans d'autres cultures, est intelligente et rusée, reconnaît que le hérisson a raison, sans convaincre les trois autres, à qui Ćopić prédit une fin tragique: préférant leur gourmandise insatiable à la recherche d'un foyer protecteur, le loup sera traqué sans relâche par les villageois, l'ours mourra de trop de piqûres d'abeille, et le sanglier finira abattu par les chasseurs.



La morale de l'histoire, chacun l'aura deviné, c'est qu'il faut vivre modestement et se contenter de peu, que la gourmandise, et sa cousine, la cupidité, mènent l'humain à sa perte, et qu'enfin, il faut aimer son foyer comme il est, le foyer étant ici le pays, la Yougoslavie. Cette dernière, appauvrie et dévastée par la guerre, est, en 1949, en pleine reconstruction. Le régime est, par ailleurs, engagé dans une grande opération de confiscation des biens de la bourgeoisie, ainsi que de collectivisation de l'agriculture. Il n'est pas exclu que les trois animaux obsédés par leur gourmandise symbolisent à la fois la bourgeoisie cupide et le monde paysan, ce dernier étant accusé de réactionnarisme et d'égoïsme, en raison de sa résistance à la collectivisation, mais aussi aux "réquisitions" forcées de bétail, de lait ou de farine, opérées par les cadres locaux du parti (et pas toujours suivies de la redistribution promise dans la communauté...). A l'opposé, la renarde incarne le nouveau citoyen yougoslave qui se convertit au socialisme, après observation attentive et constat de ses bienfaits, sans compter qu'il s'agit d'un personnage féminin: c'est aussi la femme, intelligente, travailleuse et pragmatique, dans la symbolique du nouveau pouvoir, qui est ici décrite, celle qui a compris les qualités du nouveau système, et pourra fonder un beau foyer socialiste!
Le hérisson, enfin, droit dans ses bottes en matière de principes, et jaloux de sa liberté, symbolise probablement la voie à part qui se dessine en Yougoslavie, alors qu'un an avant, Tito rompait avec Staline.

Branko Ćopić est alors un yougoslaviste et un socialiste convaincu. Sa famille, des Serbes de Bosnie-Herzégovine, a payé un lourd tribut durant la IIe Guerre Mondiale : son frère et sa soeur y sont morts au combat. Lui-même a, dès 1941, rejoint les Partisans. Ces derniers, sensibles à ses talents d'écriture, le nommeront correspondant de guerre pour la journal "Borba" ("Combat").
L'oeuvre est donc au diapason des préoccupations du régime d'alors, mais cet aspect, que certains esprits chagrins qualifieront de "propagandiste", n'enlève rien à sa beauté poétique, à sa manière de faire sonner la langue, et à la douce pulsation de sa narration en vers, évoquant l'agitation invisible mais fébrile de la forêt et du monde animal qui y évolue (le texte ici, en serbo-croate)...
Et puis, la philosophie de la fable (vivre modestement et librement en cultivant son indépendance), n'est pas en soi contestable, et peut de toute façon frayer avec plusieurs orientations idéologiques, qui y verront chacune midi à leur porte: de la gauche anticapitaliste à l'écologie décroissante, de la démocratie chrétienne se voulant "sociale-libérale" et bonne gestionnaire, à la droite paternaliste et austéritaire appelant à faire des efforts...

L'oeuvre puise aussi dans certains éléments de la culture et du mysticisme slaves, comme, par exemple, l'amour et le culte du foyer: chez les Slaves, davantage que dans d'autres cultures européennes, la maison n'est pas seulement le lieu où l'on habite, c'est aussi et avant tout un espace protecteur, chaleureux, à l'abri des tumultes du monde, qui obéit à ses propres règles, et que chacun doit préserver et cultiver. Dans les anciennes croyances, la maison avait même ses esprits, qu'il fallait se garder de fâcher. Quant à la nature et au monde animal, au coeur du récit de Branko Ćopić, les anciens Slaves les percevaient comme un univers mystique possédant ses propres forces et énergies, un univers tantôt mystérieux voire effrayant, tantôt bienveillant et complice, avec qui il fallait savoir cohabiter en bonne intelligence. Ces croyances ont survécu dans l'inconscient collectif, et il est intéressant de relever ici que les différents régimes communistes, désireux de créer un "homme nouveau", loin de combattre ces croyances et "archaïsmes", les ont au contraire cultivés. En Yougoslavie, la "folkloristika" (étude des arts et traditions populaires) était par exemple un domaine de recherche encouragé. L'idée, non dénuée de pragmatisme, mais aussi d'ambiguïtés, était que le chemin vers "l'homme nouveau" serait progressif, et que ce processus se devait de respecter la sagesse du peuple, fusse-t-elle emprunte d'archaïsmes. Par ailleurs, cette bienveillance envers les traditions et le folklore permettait de cultiver l'identité nationale, qui, dans le cas de la Yougoslavie, s'inspirait du "panslavisme". De fait, puiser dans un référentiel traditionnel n'était pas répréhensible, au contraire, c'était une manière de rapprocher l'intelligentsia et le peuple.

"Ježeva Kučica" a bercé des générations de petits Yougoslaves. L'ouvrage figurait au programme de l'Ecole Primaire. Pour l'écrivain Miljenko Jergovic, Ježurka Ježić a été le premier compagnon imaginaire de beaucoup d'enfants, et leur premier contact avec la poésie et la littérature.


Une version chantée du poème de Branko Ćopić avec le texte.

Le culte autour de cette oeuvre, qui perdure jusqu'à aujourd'hui, a véritablement démarré en 1957, lorsqu'une nouvelle édition de l'ouvrage est illustrée par le peintre croate Vilko Gliha Selan. Inspirées par l'art naïf et populaire, ainsi que par une certaine esthétique que l'on retrouve chez d'autres imagiers d'Europe Centrale et Orientale (je pense en particulier au Tchèque Jiri Trnka), ces illustrations magnifiques nous transportent dans un imaginaire sensible et rustique dont la magie opère immédiatement. J'en ai repris la plupart pour illustrer ce post.
Maîtrisant son art jusque dans ses plus profondes subtilités, le peintre a entre autres recouru à une gamme de couleurs restreintes, mais fortes, celles que l'oeil de l'enfant perçoit le mieux, ce qui donne à l'ensemble cette tonalité chromatique particulière qui renforce le pouvoir poétique de l'ensemble. De fait, même si d'autres éditions paraîtront, y compris récemment, avec d'autres illustrateurs, rien n'égalera ni ne dépassera les peintures de Vilko Gliha Selan, définitivement et exclusivement associées à la fable de Branko Ćopić.


Autres illustrations de Vilko Gliha Selan.

Le texte fera l'objet de plusieurs livre-disques pour enfants, ainsi que d'adaptations au théâtre ou au cinéma. La récente version en film d'animation (2017), dans une coproduction croato-canadienne, tournée par la réalisatrice d'origine bosnienne Eva Cvijanović, parvient esthétiquement à rivaliser avec les illustrations de Vilko Gliha Selan, sans toutefois selon moi les rattraper. Mais la réalisatrice a fait un beau travail, mieux en tout cas que certaines autres illustrations, entre la BD franco-belge et la touche Walt Disney, qui sont quasiment une insulte à l'oeuvre de Gliha Selan, laquelle, à mon sens, a bien vieilli, et suscite une émotion intacte.

Le film d'Eva Cvijanović

Loin de ces mondes imaginaires et de leurs oniriques échappées, la politique la plus politicienne rattrapera le petit hérisson flegmatique et têtu, lorsqu'une autre forme de gourmandise, celle du nationalisme, viendra détruire la maison yougoslave qui déjà prenait l'eau. Le tort de Ježurka Ježić sera que son géniteur était serbe, et, dans la Croatie fraîchement indépendante, être un auteur "ennemi" suffit à vous effacer des radars. L'ouvrage fut pour cette raison, et en dépit de son message éducatif (tout à fait transposable dans la Croatie indépendante), supprimé du programme scolaire. La décision fut d'autant plus absurde et injuste, que Ćopić avait des attaches personnelles en Croatie, et que, dans un élan de yougoslavisme bien compris et respectueux de toutes les identités de l'ancien pays, il avait lui-même retranscrit le texte, écrit originellement dans la variante serbe, en variante croate. Un imprimeur croate finira toutefois par sortir le livre, après la guerre, sans mentionner son auteur sur la couverture...

Branko Ćopić n'était cependant plus de ce monde pour être confronté à ces ultimes humiliations, consécutives à l'explosion sanglante de son pays, dont il ne fut pas non plus le témoin. L'homme s'était suicidé le 26 mars 1984, en se jetant du pont Branko, à Belgrade, pont ainsi nommé en l'honneur de l'écrivain serbe Branko Radičević. Ce geste désespéré, longtemps incompris et non documenté, a fini par révéler une partie de ses secrets, via les témoignages de deux amis proches de Branko Ćopić. Si ce dernier affectionnait d'écrire pour le jeune public, sa vie ne fut pourtant pas un conte pour enfant. L'homme était un moraliste aussi déterminé que son hérisson, et, à la différence d'autres, il n'hésitait pas à exprimer, souvent par le biais de la satire, ses indignations et critiques. 


C'est ainsi que, un an après les tribulations du hérisson comme fable morale au service du nouvel Etat, Ćopić publie un texte intitulé "Jeretička priča" ("Récit Hérétique", prononcer "Yérétitchka Pritcha") dans les "Književne Novine" ("les Nouvelles Littéraires", prononcer Kgnijèvné Noviné")). Le texte se moque des moeurs et privilèges de la nouvelle "bourgeoisie communiste", qui n'a rien à envier à la précédente, selon Ćopić. Croyant sincèrement à la promesse égalitariste du socialisme, il ne supporte pas les abus et le train de vie d'une partie de la nouvelle élite dirigeante, qui détourne l'argent public à des fins personnelles ou le dilapide par son incompétence. Le texte fait l'effet d'une bombe, et Tito lui-même désavouera l'écrivain dans des termes très durs, tout en garantissant qu'il ne serait pas arrêté. L'anecdote raconte que Ćopić a découpé l'article de journal où figurait cette garantie de Tito, et qu'il l'a accrochée sur la porte de son appartement, à l'attention des agents de l'UDBA, la police secrète yougoslave, au cas où ils auraient été tentés de venir l'arrêter. 


Tombé en disgrâce puis exclu du PC, malgré plusieurs tentatives de s'expliquer, rejeté ou évité par nombre de ses pairs, par peur ou opportunisme (hormis Ivo Andrić, qui lui conservera une amitié fidèle), Ćopić sera l'un des rares écrivains yougoslaves à avoir eu un dossier, régulièrement alimenté, dans les tiroirs de l'UDBA. Paradoxe, cette situation ne l'a pas empêché d'écrire ni de publier, ni même d'être un auteur à succès, pouvant vivre pleinement de son métier, et traduit dans de nombreuses langues.

Mais sa mise au ban du Parti et des milieux littéraires reste une blessure irréparable, tout comme
les fréquentes intimidations de l'UDBA, qui pèsent de plus en plus à l'écrivain. Et derrière le moralisme incisif, l'humour et la satire, qui caractérisent l'homme public comme bon nombre de ses écrits, Branko Ćopić est habité par une sombre gravité, une vision pessimiste de l'humanité, et une perception aiguë de l'air incertain du temps. Ce sont ces différents vecteurs qui se croisent lorsque Ćopić décide de renoncer au combat de l'existence, si l'on en croit les deux témoignages d'amis proches que j'évoquais plus haut, deux témoignages qui ne s'excluent pas l'un et l'autre. Selon le premier, Ćopić aurait été convoqué par l'UDBA pour être une énième fois entendu. Une convocation de trop que l'homme se sentait incapable d'affronter à nouveau, et qui l'a plongé dans une profonde dépression. D'après le second témoignage, l'écrivain s'était aperçu avec inquiétude que les fondations de la "maison Yougoslavie" étaient en train de se fissurer. Devenu davantage réformiste que révolutionnaire, il pressentait que le Parti, entretenant, par sa rigidité et ses mensonges, l'illusion de tenir l'édifice, était incapable de se réinventer, et risquait de mener le pays à sa perte. Ćopić commet l'irréparable à la fois par désespoir, mais aussi dans un geste de sacrifice, présumant que sa mort serait peut-être comprise comme un signal d'alarme appelant le pays à se ressaisir. Il n'en fut bien-sûr rien, et chacun connaît hélas la suite de l'histoire...

Branko Ćopić ne fut pas le seul à mettre fin à ses jours en se jetant du Brankov Most, 
qui connaît en moyenne 40 tentatives de suicide par an, et porte le charmant surnom de "pont des suicidés". Certains chroniqueurs émettent l'hypothèse que Ćopić aurait symboliquement choisi ce pont parce qu'au moment de sauter de la rambarde, il devait forcément tourner le dos au siège du Comité Central, situé dans le quartier de Ušće, dont on aperçoit les tours au second plan sur la photo.
 
Nous reste, malgré le sang et les larmes qui confirmèrent les prémonitions de l'écrivain, ce hérisson qui a su traverser le temps et ses distorsions... Toujours vénéré par ceux dont il fut autrefois le premier compagnon imaginaire, comme par ceux qui ont aujourd'hui la chance de le découvrir, Ježurka Ježić, du haut de ses soixante-dix ans, continue, imperturbable, de nous délivrer son petit message de liberté, de modestie, et de conviction, qui n'a rien perdu de sa pertinence. 

Bon anniversaire, Monsieur Ježić, et longue vie !

 

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