mardi 1 octobre 2019

"ARTWASHING" SUR LES BORDS DE LA SAVE

Le Musée d'Art Contemporain de Belgrade (Muzej Savremene Umetnosti, MSU) accueille, du 21 septembre 2019 au 20 janvier 2020, "The Cleaner" ("Čistać" en langue locale), vaste rétrospective consacrée à Marina Abramovic. C'est un événement à plus d'un titre, et en particulier parce que la dernière exposition à Belgrade de la pasionaria de "l'art-performance-extremo-conceptuel" remonte à ...1975. Un événement aux allures de come-back qui pourtant déchaîne les passions et génère une chaude et belle polémique, digne de celles dont l'Hexagone est coutumier. En cause, le budget faramineux de l'exposition, plus d'un demi million d'euros, autant que le budget annuel du MSU lui-même, MSU dont il faut rappeler qu'il fut, à l'instar d'autres musées de la Yougosphère, longtemps fermé pour cause de travaux de rénovation inachevés...faute de budget. Le musée à réouvert en 2017, après 10 ans de fermeture, et reprend peu à peu son rythme de croisière. L'expo de Marina Abramović tombe donc à pic pour, idéalement, relancer cette institution, crée en 1965 malgré le mépris de Tito pour l'art contemporain, jugé par le maréchal comme décadent, bourgeois, et occidental, mais c'est une autre histoire, quoique...

 Le MSU.

Mais au fait, qui paye ? C'est dans la réponse que se trouve le principal point de crispation de la polémique, car c'est l'Etat serbe, c'est à dire le gouvernement d'Aleksandar Vučić, qui a débloqué les fonds publics nécessaires à la tenue de l'exposition. Dans un pays où la majorité de la population continue de survivre avec des revenus autour de 500 euros pour un coût de la vie guère plus bas que celui de la France, cette dépense somptuaire heurte, d'autant que le gouvernement Vučić, l'un des plus impopulaires de l'histoire contemporaine serbe, demande à ses concitoyens des "poursuivre les efforts face aux indispensables réformes" (refrain entendu ailleurs), et se voit vigoureusement critiqué pour ses investissements calamiteux dans des projets comme l'ultra controversé "Beograd na Vodi", qui défigure à jamais la ville basse de Belgrade avec ses buildings "de grand standing", sans répondre aux besoins réels et pressants de la capitale en termes de logement, d'urbanisme, d'infrastructures, et d'écologie.

Au delà des procès habituels en élitisme et autre poujadisme anti-artistiques qui s'expriment contre Marina Abramović, et auxquels il est évidemment ici hors de question de prêter le flanc, il faut préciser que cette exposition et son financement posent question jusque dans les milieux artistiques ou intellectuels eux-mêmes. A priori favorables à Marina Abramović, ou reconnaissant au moins l'importance de son oeuvre, ces artistes et intellectuels sont - pour la plupart - opposés au régime d'Aleksandar Vučić. Entre les difficultés à créer ou à penser en Serbie, la critique du pouvoir, et la recherche d'une position équilibrée face à cette exposition, leur désarroi est profond.

Dans le flot des commentaires plus ou moins pertinents qui agitent les débats autour de cet événement, un point de vue me semble se démarquer, à la fois parce qu'il expose précisément les problèmes que constitue ce soutien de l'Etat à "The Cleaner", qu'il en identifie les enjeux cachés, mais aussi parce qu'il fait intelligemment la part des choses. Ce point de vue est celui de Branislav Dimitrijević, éminent théoricien et historien de l'art, commissaire de nombreuses expositions, et connaisseur avisé de la création artistique yougoslave et post-yougoslave. Interrogé récemment par Radio Slobodna Europa, l'antenne serbe de Radio Free Europe, il répond avec des mots choisis, et des arguments affûtés, ainsi que parfois un soupçon d'ironie (interview complète ici, en serbo-croate). Je traduis et reprends ici la majeure partie de ses propos, auxquels je souscris entièrement, avant de proposer quelques réflexions et commentaires personnels sur cette affaire :

 Branislav Dimitrijević. Photo (c) Portal Novosti

"(...) L'exposition a été initiée et même d'une certaine façon négociée personnellement par la première ministre Ana Brnabić. C'est une situation étrange dans laquelle l'ensemble du process vient directement d'en haut pour un grand événement culturel - et c'est assurément ici un événement culturel majeur. C'est le gouvernement lui-même qui initie, puis, en gros, organise, etc.
D'après ce que j'ai compris, le MSU est plus là pour apporter son aide à cette grosse entreprise...

Il n'y a aucun doute que, lorsqu'on parle d'art contemporain, Marina Abramović est l'un des noms les plus connus parmi les artistes, non seulement de Serbie, mais de tout l'espace yougoslave. Il ne fait pas de doute non plus que Marina Abramović a dépassé le simple statut d'artiste. Elle est aujourd'hui une star (1) de gros calibre, et son art va dans la direction d'une forme de starification (2). Il ne fait également pas de doute que le gouvernement a jugé qu'une telle exposition pourrait contribuer à donner une meilleure image, qu'elle va peut-être faire venir du monde à Belgrade...

[Cette dimension événementielle] va avant tout dans la direction que martèle le gouvernement actuellement, et qui dit que l'art et la culture font partie des industries culturelles, qu'elles doivent gagner elles-mêmes leur argent, mais cela nous emmène dans une situation étrange où ce même gouvernement, qui plaide pour une dérégulation et, d'une certaine façon, pour le retrait de l'Etat dans l'aide à la culture, débloque maintenant une telle somme.

Je pense qu'ils espèrent d'une certaine façon que cette exposition attirera l'attention, qu'elle aura un tel écho que tout le monde va se presser à Belgrade pour la voir, et que la Serbie apparaîtra de je ne sais quelle merveilleuse manière dans la presse mondiale pour avoir accueilli un événement de cette ampleur. A ce titre, cet événement dépasse véritablement ce qui est mon domaine d'activité, l'histoire de l'art, pour incarner un projet politique par excellence (3)

(...) Vous avez encore et toujours beaucoup de gens [en Serbie] qui mettent en question et dénient une quelconque place significative à Marina Abramović en tant qu'artiste, et qui, partant, dénient tout rôle significatif à l'art conceptuel, à l'art-performance, au "body-art", à quelque chose qui, en grande partie, appartient déjà à l'histoire de l'art, et qui ne devrait pas être matière à débat sur sa valeur ou non.
(...) De l'autre côté, vous avez une sorte de complète mystification euphorique, que, d'une certaine manière, Marina Abramović elle-même, ainsi que sa façon de se présenter au public, alimentent.

Je rappelerai que Marina Abramović s'est faite connaître, surtout ces derniers temps, par une sorte d' "auto-mythologisation" dans laquelle un des arguments centraux consiste en une complète construction autour de son enfance malheureuse en Yougoslavie communiste, où elle se présente plus ou moins comme une victime du système (...). Elle parle de cette époque comme d'une époque de misère, de dénuement, de je ne sais quelle horreur dont elle aurait survécu, et qu'elle a dû fuir.
(...) A travers cette auto-mythologisation, elle se livre à une sorte de révisionnisme historique.

Je pense qu'il y a ici un accouplement idéal [sic] entre ce qu'est la politique actuelle du gouvernement serbe et ce qu'est la "mythologisation" de Marina Abramović. Ce narratif tombe ici à point, pour que le gouvernement se présente comme très avancé parce qu'il fait la promotion d'une artiste radicale, même si cette artiste ne peut bien-sûr plus être considérée aujourd'hui comme radicale.
D'un autre côté se répète la mantra anticommuniste du terrible système totalitaire dans lequel nous avons vécu dans tous les Etats ex-Yougoslaves, et en particulier en Croatie et en Serbie, où les forces politiques qui sont au pouvoir profèrent sans cesse des mensonges sur l'histoire (...). Ces contre-vérités qui s'expriment en permanence se réfèrent en particulier à ce discours comme quoi, en Yougoslavie socialiste, il n'y avait jamais rien à acheter, que tout était gris et laid.
Ce discours est aussi celui que répète Marina Abramović (4) et c'est l'un des aspects pour lesquels elle convient dans le cas qui nous occupe.

(...) Il y a quelques années, Marina Abramović a bénéficié d'une grande publicité au Monténégro (5). Elle a été décorée, nommée citoyenne d'honneur, et s'est livrée à des déclarations pathétiques sur son identité monténégrine. J'ai écris un texte là dessus (...) pour essayer de comprendre comment une artiste avec un tel profil et une telle radicalité artistique peut accepter ce type de cérémonial national.

Dans le cas de l'exposition actuelle, j'ai l'impression qu'elle est davantage réservée, et, à ce titre, elle n'est pas directement au service de l'idéologie dominante du pouvoir. Mais même en faisant abstraction de ça, cette exposition va être utilisée avant tout comme de la propagande par le gouvernement actuel. Il va se présenter comme extrêmement moderne, avancé, en phase avec son temps, et pourra démontrer que, si Marina Abramović n'a pas été en Yougoslavie depuis 50 ans, si elle n'a pas eu d'exposition, voilà, maintenant, grâce à ce gouvernement, c'est enfin arrivé! Un acte de propagande accompli !

Mais encore une fois, on ne peut pas non plus dire que ce n'est pas une exposition importante. Il était vraiment temps qu'une exposition dédiée à Marina Abramović soit organisée à Belgrade.

Cela nous annonce-t-il une nouvelle politique culturelle ? (...) J'ai bien peur que non. J'ai bien peur que ce ne soit qu'un caprice politique, qu'un excès politique où on a va montrer que nous aussi on peut le faire, puis, quand tout ce cirque aura quitté notre ville, tout continuera comme avant. Le MSU va, comme c'était le cas jusqu'à aujourd'hui, galérer à trouver de l'argent, le budget sera diminué et il ne sera pas possible de monter de tels projets à nouveau. Je ne crois pas que cette exposition va apporter quelque chose. (...) On va se prendre en photo, ce sera très glamour, mais ça va finir très vite, et tout va rester à l'ancienne: les institutions continueront d'être ruinées.(...)

La seule chose qui me réjouis est que c'est quand même une exposition de Marina Abramović. Ils auraient pu investir cet argent dans quelque chose de beaucoup moins pertinent et de beaucoup plus conservateur. A ce titre, c'est un signe fort qu'il s'agisse au moins d'une exposition de Marina Abramović. Nous avons tous hâte de voir cette exposition. C'est quand même un grand événement pour l'histoire de l'art, mais c'est avant tout un grand événement en termes de spectacle politique."


*   *   *

Bref, pour résumer les propos ci-dessus "The Cleaner" mérite bien son nom, car c'est au final une belle opération d' "artwashing", cette tendance à laver plus blanc politiquement par le biais des arts et de la culture.
En guise de complément à ce qui précède, voici maintenant quelques commentaires personnels.


Coupons court d'abord et tout de suite à un potentiel débat qui n'a pas lieu d'être: Oui, Marina Abramović est une grande artiste. Point barre.

Après, son art, et sa manière de le "vendre", ont pris effectivement une direction qui relève de la starification, et qui a fini par faire, selon moi, que son travail actuel est devenu l'ombre de ce qu'il a pu être à une époque. Corollaire de cette démarche, il est devenu "in" d'aimer Marina Abramović, sans que cette adhésion à son oeuvre soit toujours sincère ou que les postulats de cette oeuvre soient toujours compris. Etre en photo avec elle dans "Vanity Fair", ou placer habilement son nom au milieu du cocktail, alors que l'on reprend sa troisième verrine de caviar-mangue bio, ça fait désormais le boulot pour donner l'air d'être dans le coup.

Le discours de Marina Abramović sur la situation en Yougoslavie, et sur son propre vécu, est un mensonge qualifié. Les pénuries ou l'ambiance glauque, ce fut éventuellement vrai à partir du milieu des années 80, lorsque le pays fut miné par la crise économique qui allait lui être fatale, mais ce ne fut pas le cas dans les années 60-70. Quand au reste, personne ne dit que le pays était un paradis démocratique abouti, mais ce n'était pas non plus une dictature, stricto sensu. Il y avait des gardes-fous et des contre-pouvoirs, ce que des chercheurs en science politique ont depuis démontré. Quant aux arts et à la culture, s'il y eu des épisodes de censure occasionnels, ils n'ont jamais pris de proportions graves, et personne n'est allé en prison ou n'a été menacé dans son intégrité physique pour sa création, comme ce fut le cas en RDA ou en URSS. Le même Branislav Dimitrijević explique d'ailleurs, dans une autre interview à Radio Slobodna Evropa (ici, en serbo-croate), que la situation politique et géopolitique du pays, la voie à part empruntée par la Yougoslavie dans le paysage communiste, fut un vecteur de nombreuses dynamiques, de dialectiques fécondes sur le plan artistique. Dimitrijević rappelle encore que le désintérêt manifeste de Tito pour l'art contemporain n'a aucunement empêché la construction du MSU, qui ne fut jamais inquiété financièrement ou politiquement, lors de son existence dans la Yougoslavie socialiste...contrairement à aujourd'hui, où il lutte quasi en permanence pour sa survie, à l'instar, plus globalement, d'une jeune scène artistique laissée à l'abandon. J'ajouterai aussi que le désintérêt de départ du parti communiste envers les arts novateurs a très vite évolué; en témoignent si besoin l'architecture audacieuse de nombreux quartiers et bâtiments construits durant le "socialisme", ou encore la beauté visionnaire des fameux spomenici, ces monuments en l'honneur de la mémoire antifasciste de la Seconde Guerre Mondiale, là encore à la différence des buildings sans âme de "Beograd na Vodi" ou des croix et églises kitsch que l'on voit fleurir partout en Serbie, dans la sillage de la "contre-révolution" nationale-religieuse en vigueur depuis les années 90-2000.


Enfin et surtout, Marina Abramović n'a jamais été opprimée ni réprimée. Son exposition belgradoise en 1975, se déroula au SKC, un des fleurons de la liberté de penser et de créer en Yougoslavie, un lieu qui accueilli de nombreuses figures locales et internationales de l'avant-garde artistique et des musiques alternatives. Ce "storytelling" de la souffrance et de l'oppression, car s'en est un, est une façon de "sexifier" un vécu en faisant croire qu'on a été dissident, ou qu'on a résisté au régime. Dans le même registre court le storytelling que Goran Bregović aurait été punk à Sarajevo, ce qui n'a jamais été le cas (nous y reviendrons dans un post dédié). Mais passons à autre chose, car il y a encore à dire sur cette affaire.


Le gouvernement serbe actuel n'en est pas à son premier essai dans cette forme de "disruption", qui consiste chez lui, à alterner les postures conservatrices, autoritaristes, nationalistes, voire mafieuses et les écrans de progressisme artificiel et de modernité apparente. Je serai même tenté de dire que "Beograd na Vodi" participe d'un même élan d'autosuggestion et de propagande que l'exposition de Marina Abramović: l'idée là aussi est de montrer qu'on "peut le faire", à savoir construire une ville nouvelle rutilante et monumentale, avec l'idée d'impressionner les touristes, de séduire les "investisseurs", mais aussi en interne, de donner une impression de normalité, de progrès, d'évolution, dans un pays encore traumatisé par sa mise au ban des nations dans les années 90, et par les faibles avancées qui ont suivi. On trouve bien ça et là des Serbes qui pensent que "Beograd na Vodi" est un projet pertinent et qu'il dynamise la ville (j'en ai rencontré), mais ce sont soit des sympathisants du régime, soit des gens politiquement peu conscientisés, soit des gens complexés par les difficultés de la Serbie par rapport à des pays plus riches, et qui croient que cette poudre aux yeux urbanistique est un signe tangible de redressement. Ce n'est d'ailleurs pas un phénomène propre à la Serbie, et on trouve autant de naïfs ou d'idiots utiles en France, prêts à soutenir nombre de projets coûteux et inappropriés au nom d'un prétendu dynamisme.  
Cela dit, pas grand monde n'est dupe quant à "Beograd na Vodi", et le projet suscite quand même l'opposition d'une large majorité.

 "Beograd na Vodi". Image de synthèse du projet global. Pour l'instant, seuls quatre tours de dressent au milieu de terrains vagues, où, il y a encore un an, se trouvait la gare centrale de Belgrade, dont le trafic a été déplacé sur deux autres gares plus périphériques...
L'immense tour qui domine le quartier n'est pas encore sortie de terre, mais les Belgradois l'ont déjà surnommé avec pertinence le "Dildo" (le godemichet).
Cette image de synthèse est au demeurant fausse, car au second plan, en vrai, se dresse la ville haute, qui, comme son nom le suggère, a un relief accidenté (et non plat comme sur l'image). 

Avec l'exposition de Marina Abramović, le gouvernement Vučić cherche à se replacer dans la bataille de l'image et du développement culturel. L'idée est de séduire les classes moyennes et supérieures cultivées d'Occident, pour leur montrer que la Serbie est un pays ouvert et audacieux et que les Serbes ne mangent pas les bébés. Or cette bataille a déjà été menée en partie, mais pas par le gouvernement serbe, ou pas directement: ce sont d'autres acteurs, privés, associatifs ou individuels qui ont fait le boulot de changer l'image de la Serbie. Des événements comme Exit, le festival de Guča, les clubs branchés de Savamala, les lieux alternatifs de Dorćol ou de Zemun (quartiers de Belgrade), ou les "splavovi" (bâteaux-boîtes de nuit) de bord de Save et leurs fêtes délirantes, ont, depuis une bonne décennie, contribué à donner une image excitante et moderne de la Serbie auprès d'une jeunesse occidentale en quête de nouvelles sensations. Si j'ai pu exprimer des critiques sur une certaine "folklorisation" détestable à travers la mode des fanfares et du Balkan Beat, ou sur les inepties type "Belgrade est le nouveau Berlin", si Guča reste un événement noyauté par la sphère nationaliste (on en avait parlé ici), je me réjouis quand même que l'on soit sorti de l'image méprisante, voire raciste, à l'égard de la Serbie, image qui était encore en vigueur il n'y a pas si longtemps. Les Serbes sont encore montés d'un cran en termes d'image, lorsque une partie d'entre eux est venue spontanément accueillir, nourrir, soigner, protéger les réfugiés passant par la Serbie. Un comble dans un pays considéré, il est vrai non complètement à tort, comme le berceau de la purification ethnique, et comme un paradis pour les extrémistes de droite. Il faut d'ailleurs préciser, afin d'être complètement honnête, que même le gouvernement d'Aleksandar Vučić, s'est montré relativement bienveillant sur cette question (encore une disruption pseudo-progressiste!).
Mais en dépit de cette exception, et pour le dire crûment envers le gouvernement serbe actuel, celui-ci n'y est pas pour grand chose dans le dynamisme culturel et humain de la capitale, qui est le fruit des efforts de gens qui se sont bien souvent débrouillés seuls, se sont bagarrés, ont monté des dossiers et ont trouvé de l'argent auprès de fondations étrangères, ou ont opté pour l'underground DIY le plus total. 
Pour le régime en place, qui n'a rien fait, et ne fera rien, pour toute cette nébuleuse, qui de toute façon lui est globalement défavorable, il est néanmoins urgent de reprendre la main et de montrer qu'il peut, lui aussi, faire, comme le suggérait Dimitrijević, de la culture à la fois radicale et haut-de-gamme, pointue et en même temps inoffensive, afin de bien montrer qu'il n'est pas cet immonde héritier de l'extrême-droite serbe qu'il est pourtant, et dont il conserve encore les réflexes et attributs autoritaires et nationalistes, couplés à des pratiques mafieuses et à un ultralibéralisme décomplexé (le parti au pouvoir est issu du Parti Radical Serbe de Vojislav Šešelj).

Comme je le disais plus haut, ce n'est pas la première fois que le gouvernement joue cette carte de la "modernité progressiste". Il est intéressant ici de mettre le financement et l'organisation de cette exposition en perspective avec un autre choix "disruptif" d'Aleksandar Vučić, en l’occurrence, celui d'avoir engagé comme première ministre une lesbienne assumée, Ana Brnabić, celle là même qui serait à l'initiative de cette coûteuse exposition. Il est évidemment hors de question ici d'attaquer Madame Brnabić sur ce critère de l'homosexualité, pour concentrer les critiques sur sa politique et ses attitudes. Comme par exemple son dédain affiché des étudiants en lutte contre le mainmise du parti au pouvoir sur l'Université de Belgrade, îlot de savoir et d'intelligence autrefois reconnu, que même Milošević n'avait pas réussi à corrompre, devenu aujourd'hui un temple de médiocrité intellectuelle, pour cause de profs et cadres nommés sur des critères partisans et non sur leur compétence... Ou encore  ses déclarations, indigne d'une haute dirigeante d'un Etat moderne, proférées alors que les discussions avec Priština tournaient en rond, sur les Kosovars albanais, "gens des forêts" arriérés et méprisables. Ces deux exemples nous rappellent cependant qu'être homosexuel(le) n'est aucunement un gage d'ouverture et de tolérance.

Si Vučić certifie avoir choisi Brnabić sur ses compétences, l'homosexualité de cette dernière est pourtant bien le piège qui est tendu au camp progressiste serbe. Avoir choisi une femme homosexuelle comme première ministre, dans un pays où le machisme et l'homophobie ont encore de beaux jours devant eux, c'est à priori un choix courageux, audacieux, respectable, noble. Mais c'est aussi une façon de couper l'herbe sous les pieds de l'opposition progressiste, de la neutraliser en la plongeant dans un désarroi insoluble: saluer ce geste, c'est risquer de donner des gages à ce gouvernement. Ne pas le saluer, c'est être du côté de la meute conservatrice qui rejette Brnabić parce qu'elle est une femme et une lesbienne. Critiquer Ana Brnabić sur sa politique, c'est risquer d'être confondu avec la même meute haineuse, qui mélange allègrement critique politique, sexisme et homophobie.

Le piège est double car ce choix est aussi une manière de braquer les Serbes les plus conservateurs et homophobes et donc de renforcer l'extrême droite, pour mieux se poser en rempart contre celle-ci, ce que le régime de Vučić ne manque pas de faire.

Et le piège a fonctionné, atomisant encore davantage une société déjà très divisée, d'autant que le SNS, le parti d'Aleksandar Vučić a reçu, sur cette question de l'homosexualité, le soutien inattendu de Pedja Azdejković, l'un des militants LGBTIQ les plus en vue. Lors d'une interview avec les internautes, organisée par le journal Danas (proche de l'opposition progressiste) sur Facebook, Azdejković a déclaré que le SNS "a fait beaucoup plus pour la  cause LGBTIQ que les autres partis", dénonçant les égarements actuels des partis démocratiques, alliés via une plate-forme transpartisane d'opposition avec des partis d'extrême-droite ou ultra-conservateurs...

Pour le régime, la carte Brnabić est tout bénef', la nomination de la ministre ayant été relevée dans la presse mondiale comme une marque de progressisme indéniable, ce qui permet au gouvernement serbe de cultiver en Occident cette image de parti "centriste", un comble alors que le reste de sa politique se situe globalement aux antipodes du centrisme et de ce choix d'une ministre lesbienne, et que ce choix lui-même participe finalement d'une logique de choc des civilisations, logique dans laquelle la Serbie apparaît moderne, ouverte, supérieure aux Albanais dont on rappelle l'arriération, l'homophobie, le sexisme (qui sont effectivement un problème au sein de la société kosovare), tout en omettant de dénoncer les mêmes maux qui pourtant existent de manière préoccupante aussi en Serbie, ou mieux, en faisant comme s'ils avaient disparu.

L'exposition de Marina Abramović risque de produire les mêmes effets. En semant le désarroi et la discorde au sein des milieux culturels et artistiques, elle risque de les atomiser, de les faire imploser ou de les mobiliser inutilement dans des polémiques stériles, tout en braquant, en parallèle, les plus frustrés et en colère de la population, qui viendront grossir les rangs de la sphère conservatrice et "anti-art dégénéré" qui trouvera là une nouvelle occasion de monter au créneau.

Pour revenir au texte, et pour conclure, les réflexions de Branislav Dimitrijević soulèvent aussi la question, épineuse, du lien, ambigu, et parfois nauséabond entre culture et politique. Dans la Serbie d'hier et d'aujourd'hui, cette question s'est toujours posée avec acuité. Le désir de créer, la nécessité de faire exister son art, et la grande difficulté à en vivre, impliquent des choix qui vont de la marginalité assumée au compromis pragmatique, et à son double moins fréquentable, la compromission. Où est la frontière ? Faut-il coopérer avec le gouvernement d'Aleksandar Vučić ? Ce sont des questions, obsédantes et tenaces, qui habitent de nombreux acteurs culturels et citoyens serbes, sans qu'ils arrivent toujours à trancher. Alors que certaines oeuvres de Marina Abramović ont porté un regard sans concessions sur le nationalisme serbe, les guerres yougoslaves et le patriarcat balkanique, l'artiste aurait-elle dû refuser cette opportunité de présenter son travail en raison du lourd héritage idéologique de ses hôtes? Faut-il boycotter l'exposition ? Je me garderai d'exprimer ici un point de vue ferme et définitif. Le mérite des réflexions de Branislav Dimitrijević est de nous donner la conscience de ce qui se joue derrière cette exposition, c'est pourquoi il m'a semblé fondamental de partager ses réflexions pour les porter à la connaissance des francophones qui seraient susceptibles d'être attirés par cet événement. Qui décidera d'y aller après avoir lu tout ceci, le fera au moins en connaissance de cause et sans être dupe.

"Balkan Baroque", oeuvre de Marina Abramovic sur les guerres yougoslaves.

Last but not least, le débat que soulève cette expo n'est bien-sûr nullement réservé à la Serbie, et à son gouvernement détestable. Il se pose partout, y compris en France, et pas seulement dans les villes tenues par le FN/RN (by the way, notre gouvernement aussi est détestable). Il est de longue date démontré que l'art contemporain, dans sa version la plus starifiée (on ne parle du petit plasticien désargenté qui bosse en intérim pour vivre, et expose au petit bonheur la chance), sert à asseoir les rapports de domination de classe en permettant à la haute bourgeoisie de s'afficher, de fixer ce qu'est le "bon goût", et ainsi de se démarquer de la plèbe (sans parler bien-sûr des avantages fiscaux que représentent le fait d' "investir" dans l'art). De façon plus globale, le mariage entre culture et politique est de longue date consommé. La mutation de la culture en "industrie culturelle", et sa dérégulation sont engagées. Enfin, il ne fait guère de doute que la culture est un bras armé, en termes de retours sur image et de retombées économiques, dans l'âpre compétition des villes et des régions. On me répondra sans doute que la situation n'est pas la même en Serbie et en France, qu'il ne faut pas tout mélanger et que ce n'est donc pas comparable. Certes, peut-être, mais cela ne dispense pas de se reposer la question, surtout dans l'époque tendue et "fin de règne" que nous traversons, et donc d'interroger, sans poujadisme anti-artistique, certains choix politiques en matière culturelle, les immixtions d'élus dans les programmations, ou encore les rapports parfois très connivents entre acteurs culturels et "décideurs"... Pour cette raison aussi, les réflexions de Dimitrijević sont précieuses.

Photo d'illustration en début de post: Marina Abramović, lors de la cérémonie de ses 70 ans. Crédit (c) Jared Siskin/Patrick McMullan.



Notes:
(1) et (2) En VO, Dimitrijević utilise d'abord l'expression "estradna zvezda", littéralement "étoile de l'estrade", puis "estrada", que j'ai traduit donc respectivement par "star" et "starification". Le mot "estrada", du français "estrade", sert à désigner au sens figuré en serbo-croate les spectacles grand-public, les célébrités, le show-biz, le monde du divertissement et de la variété. Le terme "estrada" a pris avec le temps un sens péjoratif que n'a pas son synonyme d'origine anglophone "šou biznis" (show business), qui conserve en serbo-croate un sens neutre ou même positif. Estrada véhicule des connotations de bêtise, de vulgarité, de mauvais goût, de complaisance... Ex: les stars du turbofolk font partie de l'estrada (CQFD). Après avoir songé à "show-biz", j'ai choisi "star" pour traduire (imparfaitement) cette notion, parce que ce mot me semblait être le plus proche de l'intention originelle de Dimitrijević, en termes de sens. Si quelqu'un a mieux à proposer, ne pas hésiter en commentaire...

3) "par excellence" est en français dans le texte dans la VO. La formule est passée avec le même sens en serbo-croate.

(4) Extrait des mémoires de Marina Abramović, cité par le journal serbe Telegraf: "Je viens d'un environnement obscur. Ainsi était la Yougoslavie de l'après guerre, du milieu des années 40 au milieu des années 70 (...). Une dictature communiste, qu'administrait le Maréchal Tito. Il y avait tout le temps des pénuries de tout et de rien, partout c'était la grisaille. Il y a quelque chose de caractéristique dans le communisme et le socialisme - une espèce d'esthétique basée sur la pure laideur. Le Belgrade de mon enfance n'avait rien de monumental comme pouvait l'être la Place Rouge à Moscou. Tout était comme usé. Comme si le sommet observait tout à travers le prisme du communisme ou du socialisme de quelqu'un d'autre, et créait quelque chose de moins bien ou de moins fonctionnel, et de plus abîmé. Le souvenir des espaces publics me revient toujours. Ils étaient tous peints dans une couleur verte sale, et en haut étaient suspendues des ampoules nues qui donnaient une lumière grise sous laquelle tout le monde semblait avoir des cernes. La combinaison de cette luminosité et de la couleur des murs faisait que la couleur de peau de tous paraissait verte jaunie, comme si nous avions un foie malade. Quelle que soit votre activité, il y avait toujours un sentiment de répression, et une petite dose de dépression."

(5) Les parents de Marina Abramović sont monténégrins.


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