Une image circule régulièrement sur les réseaux sociaux et dans certains médias de la Yougosphère. Elle montre Tito s'allumer un cigare en présence de Richard Nixon. La scène se passe à la Maison Blanche lors de la visite du président yougoslave à Washington, fin octobre 1971.
Le commentaire qui accompagne généralement cette photo devenue virale expose les faits suivants: lors de son entrevue avec le président américain, Tito s'allume un cigare. Nixon aurait alors réprimandé son homologue yougoslave en lui-disant qu'il est interdit de fumer à l'intérieur de la Maison Blanche. Toujours d'après le commentaire viral qui accompagne la photo, Tito n'aurait eu que faire de la remarque de Nixon et aurait ainsi tranquillement allumé son cigare, le savourant au mépris de son hôte et des usages en vigueur dans le saint des saints du pouvoir américain. Nixon se serait alors incliné, et le commentaire viral de conclure en disant (je schématise): "Tito, lui, il avait des couilles. Même face à la première puissance impérialiste mondiale, rien à foutre, il fume son cigare. C'était le bon temps où on était respecté!"
Et la vaste communauté virtuelle des yougonostalgiques, des titophiles, des anti-impérialistes et autres bouffeurs de yankees d'applaudir chaudement à grands renforts de likes cet acte de bravoure du camarade Josip Broz. La légende veut en plus que le cigare ait été cubain, ce qui renforce encore la provoc'.
Au delà des aspects idéologiques, l'enthousiasme des internautes ex-yougoslaves quant à l'attitude bravache de Tito s'inscrit aussi dans un concept particulier: celui d' "inat", ce comportement qui serait propre aux peuples yougoslaves, et dont certains, les Serbes notamment, se revendiquent haut et fort. Mot d'origine turc, "inat" est une notion intraduisible en français. Elle désigne un mélange d'orgueil, de dépit, d'esprit de contradiction, de détermination, de caprice, de défi... C'est une attitude qui peut éventuellement s'accompagner d'une sorte de fatalisme et qui s'exprime parfois jusqu'à l'absurde. L' "inat", c'est par exemple faire ce qui nous est interdit, faire le contraire de ce qu'on nous demande, en parfaite connaissance de cause; pas juste par esprit de contradiction, mais davantage par une sorte d'instinct de survie et de besoin d'affirmation de soi aux milieu de situations parfois désespérées, absurdes ou conflictuelles. L' "inat", pour le yougoslave, c'est finalement rester soi-même, face à l'adversité, contre vents et marées et parfois contre toute attente. Et tant pis si l'attitude peut, vue de l'extérieur, sembler vaine, erronée, voire stupidement têtue, l'important est d'être resté droit et fidèle à soi-même.
C'est l' "inat" qui pousse parfois le Yougoslave à surjouer le nationalisme, l'éthylisme, la violence, éventuellement le goût de l'arnaque, face à un touriste sûr de lui et donneur de leçon. Ce sera le même type qui le lendemain se montrera affable, charmant, posé, et hospitalier avec un autre touriste, lequel aura pris le temps de l'écouter et de le "laisser venir", sans lui asséner les certitudes de l'Occidental-qui-sait-tout. C'est l' "inat" qui, au moment des bombardements de l'OTAN, a jeté les Serbes dans les rues qu'ils ont transformées en zones quasi situationnistes de manifestations moquant leurs agresseurs ou en festivals musicaux improvisés. Ces comportements ont été mal compris en Occident. On n'y a vu que l'affirmation du nationalisme serbe, et la preuve qu'il rongeait la société dans son intégralité, touchant aussi les jeunes pourtant supposément épris de culture occidentale. Or ces jeunes étaient, pour une notable part, les mêmes qui, quelques années plus tôt, manifestaient contre Milosevic et les guerres yougoslaves. Ces jeunes se sentaient simplement trahis par un Occident, dont ils espéraient davantage de soutien à l'époque où ils goûtaient aux matraques du régime, et qui s'était montré relativement absent, avant de les bombarder désormais sans distinction. Et c'est donc "iz inata" comme on dit en serbo-croate, "par inat", que les serbes même anti-Milosevic, sont sortis pour faire un joyeux bras d'honneur à l'OTAN et à sa politique. Tant pis si ils risquaient la mort ou s'ils étaient confondus avec d'autres Serbes plus nationalistes. L'idée, non dépourvue d'amertume voire de désespoir, était de (se) montrer qu'on continuait d'exister, d'être soi-même, de faire la fête, même en étant détesté par le monde entier; ces jeunes serbes voulaient dire merde à ce monde entier qui ne les comprenait pas, tout en se disant qu'eux, au moins, ils se comprenaient. Passée cette bouffée d' "inat", ils finiront, avec l'aide d'ailleurs des USA, par structurer une opposition solide, et tout aussi situationniste que durant les bombardements, et renverseront le régime...
Cette notion d' "inat" est essentielle pour comprendre certains phénomènes sociologiques ou comportements individuels en ex-Yougoslavie.
Dans le cas de Tito soufflant moult volutes de cigare sous le nez de Nixon, cette notion apparaît en filigrane. "Tu m'interdis de fumer, et bien "iz inata" je vais fumer quand même !", telle semblait être la position de Tito. Dans un territoire aujourd'hui appauvri, méprisé, et encore en plein syndrome post-traumatique, l'image de Tito tenant tête aux puissants s'apparente ainsi à un baroud d'honneur, un pied de nez, une revanche: le "Balkanique", certes faible et pauvre, mais libre et indomptable, s'impose face au pied-tendre occidental, sa suffisance de puissant, sa démocratie moraliste et ses stupides règles d'hygiène et de santé. Le Balkanique est dans le vrai, dans le simple, dans une forme de pureté authentique, alors que l'Occidental est engoncé dans son luxe, ses principes et son étiquette stériles.
On le voit, la photo véhicule donc des thèses qui vont au delà du simple anti-impérialisme ou de la yougonostalgie, pour surfer sur le postulat que le petit finit par avoir le dernier mot sur le grand. C'est sympa et on a tous envie de relayer cette victoire du village d'Asterix, incarné ici par Tito, sur l'Empire Romain, alias Nixon. D'où le succès de cette photo sur les réseaux sociaux et même dans certains médias.
Sauf que voilà, au risque de décevoir un large pan de la communauté virtuelle yougosphérique, il semblerait que cette légende qui accompagne cette photo virale, ne soit que cela, une légende. Les faits seraient même beaucoup moins grandioses au final que le supposé acte de bravoure tabagique du maréchal.
Premier fake, la soi-disante interdiction de fumer à la Maison Blanche. Celle-ci est effective, mais seulement depuis ...1994, sur décision d'Hillary Clinton, soit bien longtemps après la venue de Tito en 1971 (voir ici, paragraphe 4). Avant que Madame Clinton ne sévisse, on fumait donc allègrement sous les ors du pouvoir américain. Des anecdotes circulent même sur Nancy Reagan s'occupant elle-même de disposer les cendriers avant les entrevues au sommet. Quant à Nixon lui-même, il fumait la pipe. Enfin, l'interdit posé par Hillary Clinton ne fut pas forcément respecté par la suite, l'image d'Obama fumant à sa table de travail étant, elle, aussi virale dans son genre, car illustrant la dimension "so cool" du prédécesseur de Trump.
Bref, si Tito a bien allumé un cigare durant son entrevue avec Nixon, il est plus qu'improbable que ce dernier l'en ait empêché, ou l'ai réprimandé, puisqu'on fumait sans problème à cette époque à la Maison Blanche. Rappelons aussi que l'hystérie anti-tabac, où les Etats Unis allaient exceller en termes de règles aussi absurdes qu'excessives, n'était pas encore dans l'ère du temps.
Deuxième point, il semblerait aussi que l'état d'esprit qui habite la délégation yougoslave en route pour Washington en ce mois d'octobre 1971, ne soit pas franchement à la bravade ni à un surcroît d' "inat" balkanique face à l'Oncle Sam.
L'ambiance est davantage aux petits souliers marchant sur des oeufs qu'à la bouffée de tabac expirée avec insolence à la face de Nixon. C'est du moins ce qui ressort d'un certain nombre de travaux universitaires sur les relations diplomatiques entre Yougoslavie et Etats Unis, ainsi que d'archives américaines récemment déclassifiées (voir liens en bas de post). Un article du magazine serbe "Ekspres" revient sur ces faits, citant les recherches de Dragan Bogetić, un historien serbe spécialiste de la politique étrangère de la Yougoslavie, qui a travaillé sur les archives déclassifiées de la CIA. Selon Bogetić, citant le Secrétaire d'Etat américain de l'époque William Rogers, les Yougoslaves sont "morts de trouille" à leur arrivée à Washington.
Leur angoisse est liée à l'URSS. Juste avant leur visite à Washington, en septembre 1971, Tito et ses collaborateurs reçoivent Leonid Brejnev. Ils sont plus ou moins en froid depuis l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968... Bien que la rencontre se soit terminée par un communiqué officiel positif, l'ambiance fut en réalité tellement tendue qu'elle faillit dégénérer en conflit ouvert entre les deux délégations.
Leonid Brejnev,
l'un des doux visages de la Guerre Froide.
De façon plus globale, la Yougoslavie dévoile au grand jour ses fragilités à cette époque, en particulier ses fragilités interne. Le "Printemps Croate" est l'une des fissures inquiétantes qui lézarde l'image d'unité et de stabilité de l'Etat yougoslave, suscitant déjà quelques interrogations sur son avenir à l'étranger... Le "tampon" non aligné entre l'est et l'ouest que constitue la Yougoslavie apparaît ainsi moins solide qu'il ne le prétend lui-même.
Brejnev propose au départ son aide à Tito pour résoudre le "problème croate", démarche officiellement bien intentionnée, soumise à la Yougoslavie sur le mode de la proposition de médiation, mais pas dépourvue d'arrières pensées plus intrusives. Tito, qui connaît les appétits russo-soviétiques et a le scénario tchécoslovaque bien en tête, décline l'offre poliment. Mais ce refus ne fait pas disparaître la menace. Les Yougoslaves craignent à cette époque que les Soviétiques interviennent militairement, dans le cas, pas impossible, où le Printemps Croate dégénérerait en conflit violent...
Image du "Printemps Croate":
l'une des figures réformistes du PC croate, Savka Dabčević-Kučar, s'adresse à la foule le 7 mai 1971 à Zagreb.
Sur la banderole au premier plan :
"Un Etat souverain est le droit du peuple croate comme des autres peuples de la République Fédérative Socialiste de Yougoslavie".
Moscou n'a jamais supporté le choix yougoslave d'une "voie à part vers le socialisme", qui dérange ses intérêts et empêche la satellisation complète de l'Europe de l'Est sous sa botte. Si officiellement, Brejnev dit accepter et respecter l'indépendance yougoslave, les Soviétiques entreprennent diverses actions pour déstabiliser le pays, allant même jusqu'à soutenir les organisations d'extrême-droite de l'émigration serbe ou croate en Occident. Ils s'appuient aussi sur des agents doubles, au sein même de l'Etat, ou sur de simples relais dans le pays. Les bonnes volontés ne manquent pas, notamment chez des membres du PC yougoslave désavoués ou mis au second plan, au gré de la météo politique et de ses soubresauts. C'est le cas en particulier de partisans du redouté patron des services secrets Aleksandar Rankovic, démis à la fin des années 60 pour avoir mis sur écoute la chambre à coucher de Tito (!).
Pour les Soviétiques, le Printemps Croate est du pain béni qui leur permet de critiquer la gestion de cette crise par l'Etat yougoslave, et de se poser en solution, y compris éventuellement aux yeux de ceux qui en Occident s'inquiètent de l'effritement du tampon yougoslave.
J'insiste au passage sur ce rappel de l'attitude russo-soviétique, tant aujourd'hui certains cercles idéologiques nationalistes et conspirationnistes, en particulier en Serbie, n'accusent que l'Occident et les Etats Unis comme cause de l'explosion de la Yougoslavie, en omettant complètement le rôle délétère de la Russie via l'URSS. Fin de la parenthèse.
Outre la menace soviétique, Tito et ses collaborateurs redoutent que, dans la phase de détente amorcée entre Washington et Moscou, la Yougoslavie soit abandonnée par les Etats Unis en contrepartie de concessions sur d'autres questions par l'URSS.
L'autre fissure dans la stabilité yougoslave vient de Tito lui-même. D'après certaines sources, celui-ci, déjà fatigué et malade, a de moins en moins les cartes du pouvoir en main à cette époque, tout un cadre décisionnel parallèle se constituant peu à peu via le Parti et les services secrets, à travers nombreuses manoeuvres et jeux d'appareil en coulisse.
Bref, les Yougoslaves viennent jouer serré à Washington. Ils doivent s'assurer que les Américains ne les lâcheront pas dans les griffes soviétiques. La peur est telle que Tito n'a pas confiance dans une partie de sa délégation. Il suspecte en particulier son interprète d'être un agent double communiquant ses propos aux Soviétiques. Des soupçons qui en disent long sur les intrigues inquiétantes et les allégeances contradictoires au coeur névralgique même de l'Etat yougoslave.
La méfiance de Tito envers son interprète génère des échanges surréalistes avec Nixon, le maréchal lui assurant que les relations avec Moscou sont excellentes, et que la "doctrine Brejnev" de souveraineté limitée n'est plus à l'ordre du jour concernant la Yougoslavie. En réalité, c'est "off the records" que vont se dire les vraies choses, et via des intermédiaires comme le Ministre yougoslave des Affaires Etrangères, Mirko Tepavac (prononcer Tépavats). Au dîner organisé dans le sillage des entretiens officiels, Tepavac prend à part le secrétaire d'Etat William Rogers, et lui confie dans un anglais hésitant: "je veux que vous sachiez, mais cela n'est que pour vos oreilles à vous, que la rencontre avec Brejnev s'est très mal passée. Vous êtes le seul à qui je l'ai dit". William Rogers lui répond qu'il va être obligé d'en référer à Nixon, ce à quoi Tepavac répond que cela va de soi, que Tito lui a justement dit de confier cette information au secrétaire d'Etat afin qu'il la communique ensuite à Nixon, pour que celui-ci sache le fin fond de l'histoire.
Mirko Tepavac (au premier plan)
Tepavac s'adressera d'ailleurs directement au président américain un peu plus tard, en des termes en partie prémonitoires: "Nous autres, en Yougoslavie, nous allons peut-être devoir faire face à de graves problèmes. Le président Tito est très vieux, et quand il mourra, quand il s'en ira...je veux dire...quand il se retirera, nous risquons bien de faire face aux tentatives de certains de nos voisins de tirer profit de cette situation".
A la fin de la soirée, Tito dira à Nixon, sans interprète: "Le Ministre des Affaires Etrangères m'a informé de la conversation qu'il a eu avec vous, et nous nous sentons désormais beaucoup mieux".
Pour convaincre les Américains de ne pas lâcher la Yougoslavie à l'URSS, Tito et ses collaborateurs insisteront sur le facteur de stabilité que le pays peut incarner entre l'est et l'ouest, via le non-alignement. Et pour que cette stabilité soit effective, il faut laisser la Yougoslavie suivre sa propre voie indépendante, sous-entendu, aussi en interne. Les Yougoslaves essayent durant la rencontre de convaincre les Etats Unis que le pays retrouvera rapidement aussi sa stabilité interne, sous-entendu, que les forces centrifuges croates seront arrêtées dans leur élan. Outre la volonté de retirer à Moscou le prétexte d'une intervention armée, il faut comprendre ici que les Yougoslaves veulent reprendre l'initiative face aux américains sur la "question croate". En effet, un an auparavant, Nixon était venu en Yougoslavie. La visite à Washington était donc aussi un renvoi de politesse bilatérale. Mais lors de la venue du président américain, et comme le révèle le même article du journal Ekspres, celui-ci a insisté de pouvoir se rendre en Croatie.
Richard Nixon et son épouse
lors de leur visite officielle en Yougoslavie en 1970.
Il y tendra la main aux Croates.
Enhardis par ce geste, ceux-ci, un peu plus tard et selon la formule consacrée, demanderont aussi le bras.
Zagreb a donc été la seule ville visitée par Nixon, en plus de Belgrade. Il y a commis une gaffe monumentale en louant, dans un discours enflammé, "l'esprit de Zagreb et l'esprit croate, qui jamais ne seront anéantis ni asservis", avant de conclure par un "Vive la Croatie!" en croate dans le texte. En pleine agitation du Printemps Croate, autant dire que ces propos furent considérés comme une immixtion grave dans les affaires intérieures de l'Etat Yougoslave, mais aussi comme l'affirmation d'une préférence américaine envers ses régions occidentales, et en particulier envers les velléités indépendantistes croates. Le président américain cherchait il à flatter le lobby croate de l'émigration, très offensif aux Etats Unis ? Difficile à dire, même si celui ci faisait de nombreux appels du pied à la présidence ainsi qu'au Congrès. Les organisations serbes de leur côté n'étaient pas en reste non plus...
Au final, les Yougoslaves obtiendront ce qu'ils voudront à Washington. Dans le communiqué officiel concluant la rencontre, Richard Nixon réaffirmera que les intérêts des Etats Unis sont dans une Yougoslavie indépendante et non alignée. En d'autres termes, on suggère à Brejnev de réprimer ses appétits car sinon, il trouvera les Américains sur sa route. Tito "obtient" aussi le champs libre pour en finir avec le Printemps Croate. Ce qui sera fait deux mois plus tard, en décembre 1971, où le mouvement recevra le coup fatal avec nombreuses arrestations et purges. Une répression d'autant plus facile que la presse mondiale, la tête dans le guidon de la Guerre du Vietnam, ne couvre quasiment pas les événements de Croatie. Et quand elle le fait, elle tend à relayer le point de vue yougoslave officiel. La répression ne résoudra rien sur le fond, générant une frustration qui remontera à la surface comme un mauvais retour du refoulé, à la fin des années 80.
Un lâchage de lest suivra toutefois, avec une nouvelle constitution en 1974, garantissant une plus grande décentralisation, et satisfaisant certaines demandes croates, notamment en matière économique. Paradoxalement, cet assouplissement renforcera à long terme les aspirations indépendantistes croates et slovènes.
Dans le sillage de la rencontre de Washington, les relations entre la Yougoslavie et l'URSS s'amélioreront sensiblement avec notamment une augmentation des échanges commerciaux, un autre grief de Brejnev ayant été que Tito privilégiait le commerce avec l'Occident. La voie à part de l'Etat yougoslave semblera être reconnue de part et d'autre de l'échiquier géopolitique.
Pourtant, quelque chose se sera cassé autour de cette rencontre à Washington. Dès 1973, des notes internes de la diplomatie et du renseignement américains s'inquiètent des chances de survie de l'Etat yougoslave, lorsque Tito mourra.
Très étrangement, les USA porteront alors leurs espoirs sur un apparatchik doctrinaire, Stane Dolanc (prononcer Stané Dolann'ts), un slovène membre de la Ligue des Communistes de Yougoslavie, et éminence grise des services secrets. Yougoslaviste et antinationaliste convaincu, plutôt une bonne chose, donc, Dolanc est en revanche partisan de la ligne dure quant aux aspirations à plus de démocratie, réprimant à tout va et sans distinction, en mode "la fin justifie les moyens": si certains éléments jugés dangereux comme Vojislav Seselj, déjà nationaliste, sont emprisonnés par Dolanc, d'autres intellectuels, dissidents, ou militants de la démocratisation subissent également ses foudres. Cette répression, accompagnée d'un "yougoslavisme" peut-être trop orthodoxe, contribuera à braquer celles et ceux qui, progressivement, doutent du projet yougoslave et songent à prendre peut-être un jour le large.
Pas vraiment une tête de méchant,
mais juste la tête du type qui fait bien son boulot.
Je n'aime pas juger les gens sur leur physique, mais reconnaissons que Stane Dolanc incarne à merveille le mélange de bonhomie clinique, d'élégance froide et d’embonpoint doctrinaire qui font les vrais apparatchiks.
Dolanc organise aussi les assassinats d'ennemis politiques à l'étranger. Pour toutes les basses besognes qu'implique sa politique, Dolanc fera appel à une jeune tête brûlée dont le père, désemparé, ne sait que faire. "C'est pas un mauvais cheval, mais il a besoin d'être cadré...tu peux faire quelque chose pour lui? " demande l'homme à Dolanc. La tête brûlée qui a besoin d'être cadrée s'appelle Zeljko Raznjatovic, plus connu sous le pseudo d'Arkan, petit mafieux qui deviendra l'exécutant des sales boulots avant, pendant et après la dislocation de la Yougoslavie, et qui travaillera pour les Serbes comme pour les Croates. On lui doit notamment l'organisation des incidents lors du fameux match Zagreb-Belgrade, considéré par certains comme le début de la guerre en Yougoslavie. Des incidents qui devaient déborder en dehors du stade, et justifier ainsi un coup d'Etat de l'Armée Yougoslave en Croatie.
Cette pioche mafieuse qui finira par lui échapper n'est pas la seule tache dans le CV de Dolanc. Il est accusé d'espionnage au profit de l'Allemagne par Jovanka Broz, la femme de Tito, ainsi que de manipulation de son mari vieillissant. Une insolence qui vaudra à Madame Broz un destin tragique et une fin de vie cauchemardesque: elle est "séparée" de Tito par Dolanc dès le milieu des années 70. Par un classique processus d'aliénation volontaire, Dolanc accuse Jovanka d'avoir une influence néfaste sur le président, voire d'espionnage au profit de l'URSS.
Après le décès de Tito, sa maison est mise à sac et elle est placée en résidence surveillée à Belgrade, où elle vivra jusqu'à sa mort, en 2013, dans le plus grand dénuement. La Serbie, héritière de la Yougoslavie, ne lui restituera ses papiers et ne lui accordera une retraite qu'à partir de 2009...
Jovanka Broz redevenant une citoyenne à part entière
à la fin de sa vie...
Dolanc est aussi soupçonné d'avoir été un agent de Gladio, ce réseau secret de l'OTAN, composé d'unités dormantes en mesure de répondre à une invasion soviétique de leur pays. Il n'y a cependant pas de preuve de ce dernier fait, ni d'un soutien concret et actif des Américains envers ce Slovène controversé et objet de nombreux fantasmes. Cependant, le fait qu'il ait eu la préférence des Américains indique que la ligne de ces derniers n'était pas franchement favorable à une démocratisation de la Yougoslavie, dont ils craignaient qu'elle ne favorise l'explosion du pays. Les événements allaient leur donner en partie raison, mais paradoxalement, le cheval sur lequel ils misaient a contribué à polariser les forces contradictoires qui minaient le pays.
Tous ces événements historiques témoignent d'une situation beaucoup plus tendue et fragile en Yougoslavie, que ne le prétend un certain narratif yougonostalgique ou anti-impérialiste. Ils dévoilent aussi un contexte géopolitique pas aussi favorable au pays et à sa ligne que l'affirme là aussi ce même narratif. Tito apparaît affaibli et inquiet, et l'Etat yougoslave semble déjà miné de l'intérieur, au plus profond de ses arcanes. Ce serait un raccourci excessif que d'affirmer que ces événements annoncèrent la fin de la Yougoslavie, ou en portaient les germes, mais ils étaient assurément quelques uns des symptômes de certains maux qui allaient ronger le pays et contribuer à sa disparition.
La photo de Tito allumant son cigare face à Nixon prend une autre tonalité à la lumière des ces faits.
Bon, on la refait (dans un style librement inspiré du langage facebook, pour un accès du plus grand nombre à la complexité géopolitique):
1) Tito et Nixon, version de Ivan Fesboukovitch,
fier combattant anti-impérialiste en ligne:
"Nixon: Hé, mec ! On peut pas fumer ici ! T'es aux States, mon pote, pas au bled!
Tito: LOL ! Coff...coff...Rien à foutre! Nous, mec, on suit notre propre chemin, ni à l'Est ni à l'Ouest, alors tu me parles bien!"
2) Tito et Nixon, la version qu'on vous cache:
"Nixon: alors, t'es toujours dans des embrouilles avec le Russe ?
Tito (en pensée): 'tain, il attaque cash avec ça...Et la meuf qui traduit, je la kiffe pas du tout...Vite un p'tit joint! (à voix haute) Heu...coff...coff...Tranquille, mon frère...coff...coff...Léo et moi, on s'est bien pris la tête, mais ça reste un pote...coff...coff.
Nixon: Ouais mais t'as vu comment il a niqué leur mère aux Queutchè en 68. Ca sent le plan relou pour vous.
Tito : nan, y'a pas de blèmes, mec, faut juste que tu me laisses faire mon business à la casa!... Sinon, on bouffe quoi ce soir ?"
Exposer ces faits n'est aucunement une attaque envers la mémoire yougoslave, ou envers certains aspects positifs de la politique de Tito, et encore moins un parti pris pro-occidental. Il s'agit simplement de démentir des légendes que l'emballement des réseaux sociaux et l'aveuglement de certaines postures idéologiques tendent à faire tenir pour vraies, ce qui finalement dessert les causes défendues en les idéalisant. Les extrémistes et les nationalistes qui vomissent aujourd'hui sur Tito et la Yougoslavie recourent volontiers aux raccourcis et aux contre-vérités les plus excessifs pour asseoir leurs thèses. Face à ces pratiques, il est de notre devoir d'être dans un exposé des faits honnête et juste, et non dans le colportage de légendes sympathiques mais erronées. En d'autre termes, le respect de l'idée yougoslave et la défense de son héritage impliquent aussi d'être capable de regarder ses côtés obscurs. Dont acte. Quelqu'un veut un cigare ?
Sources et prolongements de ce post:
Enquête et analyse sur le Printemps Croate (en français):
Sur le Printemps Croate et les difficultés internationales de la Yougoslavie entre 1965 et 1971 (en anglais):
https://wikileaks.org/gifiles/attach/128/128054_Croatian%20Spring.pdf (les pages 21, 22 et 23 reviennent précisément sur la rencontre Tito/Tepavac et Nixon/Rogers).
Contexte et enjeux des réformes successives entreprises en Yougoslavie (en espagnol) :
http://www.balkania.es/wp-content/uploads/2015/12/antonio_moneo.pdf
(les pages 17, 18 et 19 reviennent précisément sur la rencontre Tito/Tepavac et Nixon/Rogers)
Mémoire universitaire sur la politique américaine envers la Yougoslavie entre 1961 et 1980 (en anglais):
https://etd.ohiolink.edu/!etd.send_file%3Faccession%3Dbgsu1206322169%26disposition%3Dinline
Remerciements à Ivan Vule Fridman pour m'avoir mis le nez dans cette histoire de fausse interdiction de fumer à la Maison Blanche lors de la venue de Tito, histoire qui m'a mené vers tout le reste...
Iconoclasmes est la rubrique "arrêt sur image" de ce blog. Le principe: une image forte, méconnue ou célèbre, et une analyse impertinente, à contre courant ou dévoilant ce qui est caché derrière.
Les deux premiers "iconoclasmes" sont ici et là.
Comme toujours votre article est intéressant et votre talent à déplier la complexité, intact. Le tout sans surplomb.
RépondreSupprimerA chaque fois, je suis étonnée par l'énergie que vous mettez à tenter de contrer les réseaux sociaux qui moulinent H24 avec la même application, infos stroboscopiques et intox prégnantes et je salue votre démarche quichottesque avec cette question en tête : combien d'adeptes de l'analyse moutonnière et de l'effort de pensée clicquesque arriveront jusqu'à ce texte et finiront par réviser leur point de vue ?
Respect à votre courage
E.C.