(YU=abrégé de Yougoslavie).
Je partage ici une courte sélection perso qui témoignera de la qualité du funk yougo (voir aussi les liens en fin de post):
La star partira en mauvaises vapeurs de rakija au début des années 90, en embrassant la cause du nationalisme serbe.
Ce triste choix politique n'enlève rien à son talent d'autrefois.
Intro expérimentale quasi électroacoustique, puis funk jazz fusionnant paganisme slave et mythe hippie du retour à la terre.
"Majko Zemljo" signifie "Ô, Mère la Terre!"
(La terre est très importante dans la mystique slave traditionnelle).
et son hit "tu erres à travers la grande ville".
Pour l'anecdote, Arian, et sa voix si particulière aux frontières de l'androgynie,
chantent en serbo-croate, mais c'est un Albanais de Macédoine.
C'était le bon vieux temps où tout cela n'avait pas d'importance !
Hormis ces considérations musicales, le groupe Jakarta incarne à sa manière la voie à part de la Yougoslavie. Son nom est celui de la capitale de l'Indonésie, Etat membre du bloc des pays non alignés, mais la chanson s'appelle "Amerika".
Ces considérations, là non plus, n'enlèvent rien au talent de Fejat Sejdic, décédé d'ailleurs cet été, et de ses musiciens.
Ici à Hanoï, en train de débusquer le groove vietnamien.
(Photo Dora Tkalec)
Yugovinyl
Photo (c) Borko Bojović
La mention qui accompagne le nom de la place dit:
"Josip Broz Tito, chef du mouvement antifasciste, président de la République Fédérative Populaire de Yougoslavie [nom officiel de 1945 à 1963], et de la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie [nom officiel de 1963 à l'éclatement], 1945-1980 [années d'exercice du pouvoir]. 1892-1980 [naissance- mort de Tito]"
L'extrême-gauche, la gauche et une partie du centre s'opposent, eux, à cette décision, non sans quelques fausses notes, dissonances voire cacophonies, pour rester dans la métaphore musicale: depuis la manifestation du lundi 28 août qui les a rassemblé en petit nombre (200 personnes) sur la Place des Victimes du fascisme à Zagreb, les partisans du maintien de la "place Tito" s'affrontent toute la semaine sur les réseaux sociaux. Leur débat ne porte pas sur le pourquoi de la faible mobilisation, ni sur pourquoi la manif' a attiré peu de jeunes.
Il ne porte pas non plus sur comment redéployer la lutte pour que, au delà de la défense et illustration de la mémoire yougoslave, et des débats de salon de la gauche urbaine zagréboise, on parvienne à refaire exister la gauche dans une Croatie pauvre et déprimée, minée par les expulsions, la corruption, les dettes et les liquidations d'usines... Non, rien de ces débats d'une urgence pourtant absolue: la polémique qui oppose les organisateurs depuis une semaine consiste à se demander si "il était pertinent de manifester avec des drapeaux rouges arborant la faucille et le marteau?", quelques militants communistes ayant sorti du placard la tralala folklorique sous la forme de la bannière, honnie entre autre par les Sociaux Démocrates, mais aussi par d'autres fractions de la gauche reprochant à cette bannière, pas complètement à tort d'ailleurs, d'incarner l'Union Soviétique qui menaça en son temps la voie socialiste indépendante de la Yougoslavie.
Bref, des querelles théologiques pendant que Zivi Zid occupe le terrain du social en luttant contre les expulsions, respect pour ça, mais simplifie le débat politique avec des tendances complotistes, des parti-pris conservateurs en termes de moeurs et des mauvaises fréquentations à droite (J'avais parlé de Živi zid ici: le post est un peu ancien mais je maintiens la plupart des réserves émises à l'époque).
La photo est un peu floue mais on reconnaît aisément le drapeau yougoslave, qui, lui, n'a à priori pas fait scandale...
Certes oui, l'intention derrière la décision est un des noeuds du problème, je peux entendre ce point de vue (sans y adhérer), mais le SDP, avant de donner des leçons à droite et à (sa) gauche, devrait quand même balayer dans sa cour, certes pavée de bonnes intentions, comme l'enfer, mais pleine de mauvaises herbes: n'est-ce pas le SDP qui, une fois au pouvoir, a pratiqué une politique libérale décomplexée brouillant les cartes chez une population économiquement fatiguée, et qui voulait tourner la page HDZ? N'est-ce pas le même SDP qui a fort habilement détourné l'opinion de sa politique libérale en introduisant, sous noble couvert de respect des minorités, l'alphabet cyrillique à Vukovar, et partout où les Serbes vivent en proportion importante? N'est-ce pas le SDP qui, ce faisant, a braqué une partie notable de la population croate, relancé l'extrémisme, sans répondre aux vrais besoins de la minorité serbe (sur ce vaste sujet, relire ici)? N'est-ce pas enfin le SDP qui, avant de repasser le pouvoir au HDZ, a accepté, dans un bel unanimisme patriotique avec le même HDZ, que l'aéroport de Zagreb fraîchement rénové s'appelle "aéroport Franjo Tudjman" ?
Quand on a un casier politique aussi chargé, on ne vient pas jouer les vierges effarouchées face à un drapeau aujourd'hui davantage risible qu'offensif, ni face au pourrissement confusionniste du débat politique auquel on a largement contribué.
(*) Le führer du régime oustachi avait un doctorat, grade universitaire qui, comme en Allemagne, se mentionne en Croatie. Tudjman aussi était docteur. Les victimes de ces sinistres individus ont sans doute apprécié de savoir que leurs bourreaux était bien diplômés.
La langue parlée a rapidement abandonné ce technique et encombrant adjectif, peu en phase avec le "vivre vite" du rock, et peu sexy lorsque survient "la fièvre du samedi soir", pour ne garder que la "plaque".
C'était le bon vieux temps où tout cela n'avait pas d'importance (bis repetita)!
Pour écouter le morceau, c'est par là.
En plus de cette homonymie, et de la concordance des temps entre les événements de Zagreb et de Belgrade, ces derniers racontent à leur manière différentes façons de "dealer" avec l'héritage yougoslave. Il y a celle qui consiste à ne se livrer qu'à une lecture politique, voir "surpolitique", aussi bien dans le révisionnisme néo-oustachi que dans la réhabilitation du passé yougoslave. Dire cela ne signifie bien-sûr pas renvoyer ces deux visions dos à dos, dans un "kif kif" aussi inexacte que dangereux. L'autre façon de "dealer" serait de développer une approche moins idéologique mais davantage socioculturelle.
Une photo du skater slovène Luke Paige, publiée dans Vice Serbia.
"Je sais que ma démarche est controversée mais [les photos de moi en train de skater sur les monuments] sont pour moi une façon de rendre hommage aux victimes [du fascisme] qu'en aucun cas nous ne saurions oublier. Comme membre de la nouvelle génération, je suis honoré de pouvoir envoyer un tel message"
précise le skater dans l'interview qu'il a accordé à l'édition serbe de Vice.
En même temps, mon point de vue sur cette question n'est pas complètement figé ni 100% à charge. Ces gamins de la génération post-yougoslave s'approprient aussi ces monuments différemment, et ne sont pas forcément insensibles à leur esthétique, ni au message qu'ils devaient faire passer. La nouvelle génération, celle qui naissait à peine lorsque la Yougoslavie expirait ses derniers râles, est prisonnière d'un narratif "surpolitisé" qui ne lui parle pas forcément, et dont elle cherche à s'affranchir. Pour faire schématique, on lui demande de se prononcer entre Partisans contre Oustachis (pour les Croates), Partisans contre Tchetniks (chez les Serbes), Partisans contre division Handzar (chez les Bosniaques), et autres bons contre méchants. Par ailleurs, cette jeunesse doit se construire sur un champ de ruines, au sens propre comme au figuré, elle doit dealer avec une histoire qu'elle n'a pas connue mais dont elle paye les conséquences dans son existence quotidienne, que ce soit dans ces débats "surpolitisés" qui ne lui parlent guère, ou dans les non-dits et les ombres du passé récent (="tu as fait quoi, toi, papa, durant cette guerre ?"), mais aussi dans les boulots mal payés, les diplômes qui s'achètent, la violence latente, et un environnement oppressant sur le plan des moeurs. C'est d'ailleurs ça qui finit par la faire partir, cette jeunesse, qui à Berlin, qui à Londres, qui à Stockholm, qui à Toronto ou encore Sydney, loin, très loin, là où elle n'a pas ce passé lourd à gérer, avec ses cadavres dans les placards, mais peut-être un avenir. On peut donc être peiné au premier abord, puis comprendre, que s'expriment ça et là des approches et discours moins politisés et plus neutres face aux monolithes fissurés de l'histoire.
A la lumière de ces réflexions, une fête du funk yougo devant le Musée d'Histoire de la Yougoslavie n'empêche pas de cultiver la mémoire historique et politique de l'ancien Etat, d'autant que la soirée est une initiative de ce musée. Quelque chose me dit même que l'avenir de l'utopie yougoslave, ou en tout cas sa survie en tant qu'idée, sont peut-être davantage assurés dans des démarches de ce type, fussent-elles festives et un rien branchées, que dans les querelles de doctrines. Si on veut encore faire rêver avec cette utopie, je ne crois pas qu'on y arrivera seulement avec des symboles, des monuments, des mausolées et des plaques de rue. On le fera en cultivant la mémoire humaine, sociologique, culturelle de ce pays, au delà ou à côté du champ politique. Ce dernier ne doit pas être laissé sur le bord du dancefloor, mais doit être investit sur le terrain, dans l'action et dans des réponses en phase avec les problématiques d'aujourd'hui. La "philoyougoslavie" n'en ressortira que grandie.
Bref, la faucille, c'est un peu ringard, tentons l'alliage du marteau et du microsillon!
Photo (c) Yougosonic.
https://soundcloud.com/smedi-secer
- La chaîne youtube de Dr. Smeđi Šećer:
https://www.youtube.com/user/GdinSmediSecer
- Chaîne youtube de Peđa Radović, un passionné de Novi Sad en Serbie, qui collectionne rock, jazz, funk, electro, wave, et "schlager" yougo. Des trésors à découvrir...
https://www.youtube.com/user/Titograd87
Ecoutez sa playlist YU jazz funk disco:
https://www.youtube.com/watch?v=kvFjZirkdfs&list=PLBB708F9E8950F8F1
https://www.youtube.com/channel/UCowyry-xWRrdbQWlWkvq5fQ
- Une réflexion sur la mode des spomenici et la possible "dépolitisation" de ces monuments que cette mode génère:
https://www.calvertjournal.com/articles/show/7269/spomenik-yugoslav-monument-owen-hatherley
- Intéressant reportage sur les spomenici de Croatie :
https://daniellemajani.atavist.com/la-croatie-monumentale
Encore un billet remarquable. Ça ne se lit pas, ça s'écoute et ça se déguste. Du caviar de prune.
RépondreSupprimerToujours passionnant vos articles. Merci.
RépondreSupprimerC'est là qu'on attend des historiens qu'ils mènent des controverses, qu'ils les fassent connaitre aux citoyens, qu'ils se soucient de la qualité de l'enseignement d'une histoire factuelle et multiple dans les points de vue, capable de faire varier les focales.
Qu'ils vous appellent s'il y a pénurie ! :-)
E.C.