Avec un peu de retard, Yougosonic souhaite un heureux anniversaire au Politikin Zabavnik, qui fêtait ses 75 ans le 28 février dernier.
Le premier numéro du Politikin Zabavnik,
communément raccourci en "Zabavnik",
paru le 28 février 1939
Le Politikin Zabavnik est le supplément jeunesse du quotidien serbe Politika, offrant chaque semaine BDs, nouvelles,
histoires vraies, anecdotes, vulgarisation
scientifique, articles historiques, jeux, documentaires, questions des
jeunes lecteurs et réponses de la rédaction... le tout illustré par de
nombreux imagiers locaux voire étrangers. Cette véritable institution a fait la bonheur de plusieurs
générations de yougoslaves petits ...et grands, car qui commence à lire
le Zabavnik en devient accro toute sa vie, et l'arrivée du journal à
la maison suscite disputes et affrontements sur qui le lira en
premier.
Le nom du journal comme son parcours méritent que l'on y regarde de plus près, car le Zabavnik, sous ses allures innocentes de publication à la fois didactique et distrayante pour la jeunesse, porte à sa façon les marques de l'Histoire de la région.
Commençons par le nom qui pourrait se traduire par "L'amuseur de Politika". Politika, qui a, lui, fêté ses 100 ans récemment, est, depuis ses débuts, le "grand quotidien de référence" en Serbie. Il s'est imposé comme "le" grand média et "le" grand groupe de presse du pays. A ce titre, il possède aussi une chaîne de télévision, et nombreux suppléments et magazines, du "people" à la mode, en passant par le sport et les programmes télé, qui lui permettent de toucher nombreux segments de la société.
Le siège de Politika, en plein coeur de Belgrade,
avec la charte graphique caractéristique du journal, la même depuis un siècle.
Le Zabavnik fait donc partie de ces titres sortis par le journal pour toucher le jeune public, ce en quoi il fut précurseur dans cette partie de l'Europe. Politika s'est aussi positionné sur le secteur de l'édition, et distribue désormais nombreuses BD bien connues en nos latitudes, de Astérix à Tintin, en passant par Lucky Luke.
Lucky Luke (qui, pour info, s'appelle Tom en Serbie) en cyrillique.
Exotique, non ? Mais idéal pour affûter son serbo-croate ;-)
"Politika" signifie, comme en français, "la politique", et il y a quelque chose d'insolite à ce que le nom d'un magazine jeunesse, voit ainsi, accolé aux notions de "distraction" et "d'amusement", ce mot adulte et sérieux, bien peu en phase avec l'insouciance des jeunes années. Faut il y voir une métaphore de cette région d'Europe, où la politique s'insère comme un poison dans tous les champs de la vie ? Chacun jugera. L'origine du nom est cependant plus prosaïque puisque c'est suite à une grande enquête auprès des lecteurs de Politika qu'il a été retenu.
"Politikin" est en serbo-croate un adjectif servant à indiquer la possession. La terminaison en "-in" indique que le substantif possédé est féminin (les fameuses terminaisons en "-ov" et "-ovo", présentes dans tout l'espace linguistique slave, étant, elles, la marque du possessif d'un nom respectivement masculin et neutre): on pourrait rapprocher cette terminaison possessive de l'apostrophe suivi du "s" en anglais pour désigner la même notion. D'ailleurs, Politikin Zabavnik est traduit en anglais par "Politika's entertainer".
En français, on ne peut pas dire "L'amuseur politiquien", il faut traduire par un complément du nom, et garder le nom original du possesseur, c'est à dire "L'amuseur de Politika". Il est cependant difficile de résister ici à la tentation du détournement en traduisant le nom du journal: "L'amuseur de Politika" deviendrait "L'amuseur de La Politique", ce qui n'est pas sans véhiculer des notions qui tiennent soit de l'oxymore soit du "bouffon du roi"...
Camion de livraison du journal, probablement dans l'entre deux guerres.
Photo (c) Politika
On est pourtant loin de l'esprit frondeur ou du média satirique avec Politika comme avec son rejeton jeunesse. Le quotidien "de référence" est réputé pour être globalement fidèle et loyal envers le pouvoir en place en Serbie. D'obédience monarchiste du temps du Royaume des serbes, Croates et Slovènes, communiste dur, puis Titiste pro-yougoslave du temps de la Yougoslavie...
"Notre président le Maréchal Josip Broz Tito est mort"
titre le quotidien qui n'est pas encore le fer de lance de la renaissance nationale serbe à cette époque.
Les choses se corsent à l'avènement des tristes sires du PC serbe menés d'une main de fer par un certain Slobodan Milosevic. Politika va alors devenir la courroie de transmission du nationalisme grand-serbe et son bras armé médiatique fait de désinformations, de manipulations et de propagande.
"Le quatrième Reich (=l'Allemagne) encourage les Oustachis" (en haut, au centre)
"L'émission d'hier soir "Le Génocide se répète" a tout dévoilé de racines de l'attaque que subit le peuple serbe" (carré à gauche)
"La Croatie commet un massacre" (en bas)
Oeuvre de l'artiste serbe (c) Vladimir Miladinovic d'après la véritable une de Politika Ekspres le 5 novembre 1991.
Au retour des "démocrates", il devient, en toute logique, pro-démocrate. Une cure de virginité qui lui vaut d'être racheté par le groupe de presse allemand WAZ. Politika est pro-démocrate mais démocrate à la sauce serbe : il continue de défendre un "point de vue serbe sur le monde", ce qui n'est bien sûr pas en soit répréhensible, d'autant que les scribouillards qui écrivaient par exemple que les Bosniaques jetaient les bébés serbes dans la Miljacka ont été virés, et que la ligne éditoriale est nettement moins habitée par les vieux démons serbes que durant la décennie précédente. Ca et là dans le journal s'expriment parfois quelques belles plumes et opinions pertinentes. S'il a repris sa place de quotidien de référence, son lourd passé de collabo lui confère malgré tout un côté suspect, que le courrier des lecteurs et les commentaires sur l'édition en ligne, encore souvent calés sur les ombres des années 90 et le Serbia über alles, contribuent à encourager. Aujourd'hui encore, une part de celles et ceux qui ont connu les canons à eau et les coups de matraque de la flicaille de Milosevic abordent toujours le quotidien avec distance et prudence.
De son côté, le Politikin Zabavnik a tracé son chemin, officiellement loin des intrigues politiques et des manipulations propagandistes, bénéficiant de la supposée innocence de la jeunesse à laquelle il s'adresse. Dans la réalité pourtant, il a, de façon subtile et discrète, reflété voir servi les intérêts idéologiques du moment. Sa ligne éditoriale elle-même est tributaire de la météo politique: la légende veut ainsi que ce soit Tito en personne qui autorise, à la rupture avec Staline, à ce que la BD (un art "capitaliste", donc mauvais!) et, en particulier, la BD américaine arrive dans le magazine, lançant un "Pourquoi pas Donald Duck ? Moi aussi je l'aime bien", aussi historique que le "non" à Staline (surnommé "Istorijsko Ne"/"Non historique" en Yougoslavie)! Le célèbre canard, "Paja Patak" en idiome local, deviendra quasiment l'un des symboles visuels du journal, trônant fièrement à côté du nom du magazine durant des années. Dans le sillage de la BD américaine (Flash Gordon, Tarzan...) arrive progressivement l'école franco-belge, ce qui expliquera que les grands noms de ce courant seront finalement édités et distribués par Politika dans la Serbie actuelle, le groupe possédant les droits de longue date.
Michel Vaillant
A côté de cette BD occidentale s'exprimera aussi la crème de la crème des dessinateurs yougoslaves, et les BD de Partisans côtoieront les superhéros américains, le lonesome cowboy imaginé par Morris, et le célèbre reporter belge et son chien blanc (traduit très poétiquement en "Sneško", prononcer "Snèch'ko", à traduire par quelque chose comme "Petit neigeux"). Le non-alignement de la Yougoslavie s'illustre donc de façon très clair dans les colonnes du magazine, qui chronique aussi les disques de rock britannique ou les films américains, se pique de science-fiction, et relaye les travaux scientifiques de l'autre côté de l'Atlantique.
La une du Zabavnik à la mort de Tito.
Il est aussi pendant longtemps le bras armé jeunesse de la fraternité et de l'amitié yougoslave. Les jeunes lecteurs y postent de touchants appels à correspondants de tout le pays, comme ce "je suis un supporter du Partisan de Belgrade mais je réponds à tous sans distinction" (Le soutien à un club de foot est une quasi-religion en Yougoslavie), cité par le Leksikon Yu Mitologije (très belle anthologie de la mémoire pop-culturelle yougoslave).
"Maman et moi"
Touchante illustration aux accents folkloristes,
dans les années 60, pour la journée de la femme.
Le journal est publié en cyrillique en Serbie, et en alphabet latin en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Il possède une édition slovène, et il est lu avec gourmandise par des milliers de petits yougoslaves, leurs grands frères et leurs parents.
Corto Maltese en couverture de l'édition en alphabet latin,
au milieu des années 80.
La grande force du magazine est précisément de transcender les générations grâce à son contenu extrêmement diversifié : divertissement (BD, brèves du genre "incroyable mais vrai", histoires vraies...), mots croisés, rubrique "érudit" où les journalistes répondent à des questions des jeunes lecteurs, articles de vulgarisation scientifique, technique, culturelle ou historique, textes romancés. Parmi ces derniers, notons cette très curieuse rubrique intitulée "Život piše drame" (Littéralement "La vie écrit des drames") et ses histoires
vraies de gens auxquels arrivent les pires aventures, mais qui s'en
sortent à la fin, au bout de 3-4 pages haletantes rédigées dans un style inimitable entre le roman populaire, la geste épique, le conte moral et le récit initiatique. J'ai toujours perçu cette rubrique comme sociologiquement intrigante. Je ne crois pas avoir trouvé d'équivalent ailleurs, même dans les torchons glauques style "Nouveau Détective". Avec par exemple son jeune randonneur qui se casse la jambe et se retrouve coincé dans les montagnes serbes par -20°C avec les ours et les loups qui rôdent (et il fait nuit, bien sûr), mais qui va finir par être sauvé à la fin, "La vie écrit des drames" me semble porter certaines mythologies propres à la région, comme la sensation que la malheur est toujours là, tapi dans l'ombre, prêt à surgir, mais que, grâce aux valeurs ancestrales de courage dans l'adversité et d'esprit de résistance, même dans la pire mouise, on va s'en tirer. D'où son intérêt sociologique.
En fait et pour résumer, s'il
fallait définir ce qu'était et demeure le Zabavnik, on pourrait dire
qu'il se situe quelque part entre "Pilote", "Science et vie", "Rock and Folk" et ...Pif Gadget, qui a en commun avec lui d'avoir été une
publication
jeunesse du Parti Communiste, et a longtemps décliné le même type de contenus, entre divertissement et vocation éducative.
"Notre armée part au combat"
Illustration d'un article du Politikin Zabavnik sur les guerres serbo-turques du XIXe siècle.
Avec l'éclatement de la Yougoslavie, le Zabavnik perd son lectorat des autres Républiques, d'où il disparaît totalement, et demeure exclusivement diffusé en Serbie (et dans ses satellites comme la Republika Srpska). Il est désormais rédigé uniquement en cyrillique. A l'opposé de son père, le quotidien Politika, le magazine jeunesse ne fait pas de propagande aussi ouverte, quoique.... Au début de la guerre, Donald Duck disparaît de la couverture qui titre "les sanctions ont viré Donald Duck et les héros de Walt Disney", allusion aux sanctions qui frappent la Serbie. Le canard réapparaît finalement, mais en noir. Durant les bombardements de l'OTAN, c'est Mickey qui apparaît, se cachant les yeux avec les mains.
Au début de la guerre, les éditions Politika sortent cependant des BD propagandistes comme les fameux "kninjas", défenseurs de la Serbité contre les méchants oustachis en Krajina (à Knin, d'où leur nom, mot valise de Knin et Ninjas). Ironie du sort, l'esthétique de ces BD recycle celle des BD de Partisans, elles même inspirées par la BD américaine...
Les "Kninjas, chevaliers de la Krajina serbe"
Pour revenir au Politikin Zabavnik, celui-ci voit son contenu subtilement changer. Les rubriques "histoire" relatent de plus en plus les hauts faits d'armes du peuple serbe, l'héritage religieux, la lutte contre les Ottomans, le rempart de la chrétienté... L'adaptation de la vie de Vlad Tepes dans une BD expressionniste d'une rare violence où le Turc-mis-sur-pale apparaît à chaque page vient compléter ces nouveaux choix éditoriaux. Les rubriques scientifiques se penchent elles aussi sur l'archéologie serbe, tel savant, philanthrope, excentrique ou inventeur génial serbe.... Rien de mauvais en soi à priori, mais le redéploiement sur le "national" et l'identitaire est flagrant.
"Sur les traces de Dracula", la vie de Vlad l'empaleur en BD.
A l'arrière plan, une belle brochette de Turcs empalés....
Une ligne qui demeure aujourd'hui, même si, à côté, Superman, Lucky Luke, la variété internationale et le cinéma américain ont retrouvé leur place.
"Seul contre le monde entier"
Toute ressemblance avec un certain sentiment national n'est que coïncidence ...?
Bref, Le Politikin Zabavnik reste étroitement lié à l'ère du temps et au contexte politique. Sans vouloir forcer sur la symbolique, il est est intéressant de noter que le magazine est né juste avant la IIe Guerre Mondiale, alors que son illustre géniteur a vu le jour, lui, à la veille du premier conflit mondial : deux naissances marquées en filigrane par le sceau de l'Histoire.
En dépit de ses liens plus ou moins bien intentionnés avec celle-ci et avec la politique (avec ou sans grand "P"), le Politikin Zabavnik reste une publication tout à fait recommandable.
L'ensemble est distrayant, agréable à lire, et le rôle éducatif originel reste présent. Les articles - y compris ceux consacrés à l'Histoire du "valeureux peuple serbe" ou au génie scientifique de cette "nation remarquable" - sont bien écris et apportent des informations intéressantes. Le Zabavnik prouve que le populaire n'empêche pas la qualité.
Par ailleurs, en ces temps où infographistes et photoshop ont partout pris le pouvoir, le Zabavnik reste un îlot de résistance perpétuant une tradition qui remonte à ses débuts, offrant aux illustrateurs locaux, et parfois étrangers, de pouvoir continuer de s'exprimer avec des outils aussi surannés que les pinceaux ou l'encre de chine. Malgré quelques rares accents kitsch, cette survivance, au mépris des codex graphiques en vigueur, vaut à elle seule respect et sympathie.
Dans les années 80, en plein boom SF
Au delà des passions nationales et idéologiques, Le Politikin Zabavnik reste l'objet d'un culte irrépressible hors Serbie chez de nombreux "non-Serbes", souvent âgés de 40/50 ans et qui, quand ils mettent la main sur un numéro et parviennent à raviver leur connaissance de l'alphabet cyrillique (apprentissage obligatoire à l'époque yougoslave), se délectent comme des enfants à la lecture de cet "Amuseur de La Politique" qui a su traverser le temps.
Fervent lecteur lui même, Yougosonic souhaite longue vie au Politikin Zabavnik !
Et puisqu'on est dans les anniversaires, je profite du mot de la fin pour annoncer avec l'émotion des moments solennels, le soupçon de fierté qui convient face au travail réalisé, et la modestie que suscite ce qui reste à accomplir, que votre blog préféré ;-) sur l'ex-Yougoslavie (et lui aussi à sa façon "amuseur de la politique balkanique") a franchi, en toute discrétion, la barre des 3 ans d'existence en février dernier. Je salue au passage notre amie l'Etoile Noire qui a accepté de se joindre à l'aventure avec sa carte blanche, où elle a partagé, avec un talent narratif exemplaire, ses souvenirs et ressentis mostariens, dans toute leur complexité. Exercice pas facile mais défi relevé avec brio. Nous aurons probablement le plaisir de la retrouver en ces pages en certaines occasions..
Last but not least, merci à vous tous, lectrices et lecteurs, pour votre fidélité, et salut amical à la communauté facebook, riche et bigarrée, qui s'est constituée autour du blog. L'aventure continue. Vidimo se !
Merci pour encore un article fouillé, instructif et très divertissant :-)
RépondreSupprimerCher Jugosonik,
RépondreSupprimerFélicitations et bon anniversaire à ton blog!
Je ne l'ai découvert qu'il y a quelques jours mais je me délecte déjà en le lisant en loucedé dans ma planque, rattrapant mon retard...
Encore bravo!
Merci et bienvenu dans la "Yugosonic dimension", en espérant que tu t'y plairas !
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