vendredi 21 février 2014

BOSNIAN RESET (2) : LIVE IN YUGOSLAVIA?



En 1988, le groupe oi!/punk britannique Angelic Upstarts sortait un album intitulé "live in Yugoslavia", suite à une tournée dans ce pays dont personne encore ne soupçonnait l'effondrement, et dont une partie de la jeunesse vibrait au son d'un underground tissant ses liens à la fois entre les grands pôles culturels de la fédération, et vers les autres territoires européens et américains où s'inventaient les contre-cultures. La venue des keupons britons s'inscrivait dans cette dynamique, dont on a déjà fait état dans ce blog (notamment ici).

La superbe pochette du disque, rouge et électrique, dévoile une sorte d'onde de choc qui semble partir de Bosnie-Herzégovine pour se déployer à travers le reste du pays. J'ignore si ce choix esthétique était volontaire et participait d'une supposition que la Bosnie-Herzégovine est l'un des territoires-clé des équilibres et des déséquilibres de la région. Pas sûr, d'autant que, pour être honnête, l'onde de choc part du nord de cette République. Malgré tout, l'obsédé des symboles cachés et des prémonitions inconscientes que je suis ne peut s'empêcher de relier cette pochette aux événements récents partis de Tuzla avant de se répandre à Sarajevo, Mostar, Zenica, Brcko, et de susciter sympathie et même quelques manifestations de solidarité chez les anciens "frères" de Belgrade et Zagreb. 

 

D'autres manifestations contre la situation économique ou la corruption, comme récemment à Skopje, étaient ponctuées par des "Bosna, Bosna !", scandés par les manifestants...  L'onde de choc bosnienne a encore frappé, et, un peu plus de six mois après les manifestations pour le JMBG, on se dit que le 2e round de ce que j'avais alors appelé le "Bosnian reset" est en marche. 
Je maintiens ce que j'écrivais au début de l'été dernier : périmées nos grilles de lecture sur la région! IL N'Y A PAS de fatalité balkanique, de malédiction atavique et de propension inéluctable à l'apathie !


 Un "plénum" citoyen à Sarajevo.


J'ajouterais même, sans tomber dans les grandes envolées ou quelque excès d'idéalisation, que les Bosniens nous donnent une belle leçon de réappropriation de la "res politica" par le citoyen. Contrairement à certains discours, là aussi fatalistes et résignés, les gens ne sont pas dégoûtés de la politique, ils sont dégoûtés des politiques qui ne se préoccupent pas de leur sort. Grande nuance. En lisant les revendications des manifestants et des plénums de citoyens qui se réunissent en ce moment à Sarajevo, Mostar, Bihac, Tuzla, etc. on est frappé par la pertinence des revendications et la vision du citoyen et de la société qu'elles sous-entendent: fin de la particratie, démission des autorités en place, réduction des indemnités des élus, mandat politique confié sur la base de la compétence et non de l'appartenance à un parti, transparence totale des appels d'offres et des attributions de marchés... De quoi filer un sacré coup de vieux aux mascarades de certaines de nos réunions de quartier et autre comités de pilotage où la "concertation" sert à faire avaler ce qui est plié d'avance !



"En Bosnie, des hooligans - En Syrie, des insurgés - En Ukraine, des manifestants ?"
"Je vous nique en trois langue"
"Les manifestants NE SONT PAS des hooligans"
Ces affichettes font allusion au discours politico-médiatique en vigueur, présentant les manifestants comme des hooligans, suite aux dégradations de bâtiments publics à Sarajevo, Tuzla et Mostar... dégradations, dont on a , sans vouloir les minimiser, exagéré l'importance.
Quant aux trois langues, il s'agit de l'ancien serbo-croate, aujourd'hui "officiellement" divisé en trois idiomes (le Serbe, le Croate et le Bosniaque) avec toutes les situations absurdes que cela génère (affichage officiel dans les "trois langues", ce qui donne parfois comme résultat d'avoir trois fois la même phrase...la phrase en "serbe" étant néanmoins écrite en cyrillique)


Si l'enthousiasme est ici justifié et la sympathie pour les mouvements en cours assumée, la prudence reste cependant de mise. Certes, l'Histoire est en marche et les Bosniens, avec leurs ex-compatriotes des autres pays de la Yougosphère, semblent vouloir reprendre la main sur celle-ci. Mais, comme on le disait déjà cet été, la capacité du mouvement à durer et à se structurer sera la garantie de sa pérennité. Au delà des nobles principes exprimés durant les plénums, c'est leur concrétisation effective qui permettra de mesurer si ce soulèvement citoyen parvient à générer des changements en profondeur, ce qui constituerait un formidable espoir, au delà même de la Yougosphère, le divorce du politique et du citoyen n'étant pas une spécificité balkanique.  

L'autre inconnue reste le déclic ou non en Republika Srpska, la mobilisation actuelle étant quand même principalement située en Fédération Croato-musulmane, même si, ça et là, quelques protestations sporadiques se sont exprimées dans le Dodikland, et que des organisations d'opposition tentent d'occuper le terrain, malgré une répression et des manipulations qui prouvent que, définitivement, le patron de la RS se pose en héritier de Slobodan Milosevic. A l'heure où je boucle ce post, un discret réveil semble s'annoncer. A suivre...


 Manif à Banja Luka en Republika Srpska. 
"Vous vous taisez pour rien, la situation ne fera qu'empirer! #Tuzla #Banja Luka" 
dit la pancarte au premier plan.

De façon générale, les signaux ne sont pas rassurants. La classe politique bosnienne est prête à tout pour conserver ses fauteuils, ses belles bagnoles, ses avantages en nature, ses postes réservés et ses indemnités les plus élevées des Balkans... quitte à jouer, pour décrédibiliser le mouvement, l'éternelle carte ethnique, ou des actions de déstabilisation. Recette connue, et les agents provocateurs qui simulent des bastons entre manifestants et tabassent des leaders d'opposition, ou la presse-aux-ordres qui répand paranoïa intercommunautaire et délires conspirationniste, sont sur les dents.

A Mostar, 14 février 2014, jour anniversaire de la libération de la ville par les Partisans.
L'entrée de leur cimetière a été bloquée par un incendie criminel.
Quelques heures plus tard, l'une des figures de la contestation à Mostar, Josip Milic, enseignant et syndicaliste, est violemment tabassé par des inconnus...


L'observateur attentif sera d'ailleurs frappé par cette survivance de pratiques nées à la bonne école du Parti Communiste et des services secrets... Il y aurait en tout cas de quoi publier un post uniquement consacré aux mensonges et spéculations que dealent en coeur médias et partis politiques : les Russkofs convoquent un négationniste de la diaspora serbe US pour insinuer que l'Occident et l'OTAN tirent les ficelles pour mieux détruire cet îlot de résistance à l'impérialisme qu'est la RS, thèse défendue aussi - sans surprises - par le héraut du Kulturkampf néo-grand-serbe Kusturica, lequel n'aurait évidemment aucun intérêt à ce que les manifs se répandent chez son "parrain" (au sens mafieux du terme) Dodik qui lui a ouvert tant de facilités administratives, et la "pompe à phynance" digne du roi Ubu, pour construire sa ville-potemkine à la gloire d'Ivo Andric.


"Un groupe Facebook demande la destruction de la croix de Hum"
Propagande digne des années de guerre dans la presse croate, cherchant à polariser les Croates d'Herzégovine. La croix en question (évoquée dans le premier épisode de la Carte Blanche) a été construite par les nationalistes croates sur la coline de Hum, et domine Mostar.
(A titre perso, je n'aurais rien contre à ce que cette monstruosité disparaisse du paysage...mais bon.)


La prime revient aux "sociaux-démocrates" du SPD qui insinuent que les événements sont fomentés par l'Académie Serbe des Sciences et des Arts, tristement célèbre pour son mémorandum qui a en partie contribué à l'explosion yougoslave, le tout pour déstabiliser la Bosnie-Herzégovine. Tellement gros qu'on dirait presque un fake du Gorafi yougo. Autre source d'inquiétude, l'immixtion des pays voisins et supposées "mères-patries": le premier ministre croate Zoran Milanovic est venu à Mostar dès le début des "événements", une provocation qui montre que le gouvernement croate, "européen et social-démocrate", surfe sur les vieilles pratiques dignes de Tudjman, dès qu'il s'agit de l'Herzégovine. Quant à Dodik, sans surprises, il est parti à Belgrade, sans doute pour prendre quelque instruction sur la conduite à tenir...


Valentin Inzko.
L'observateur attentif appréciera les petites fiches collées sur la carte de la Bosnie-Herzégovine, qui sans doute, servent de pense-bête à celui qui, d'après la rumeur, ne passe que quelques jours par mois à Sarajevo.

De son côté, l'Occident nous en a fait aussi de bien bonnes, entre Valentin Inzko, le Ponce Pilate de Bruxelles chez les sauvages bosniens qui suggère d'envoyer les "troupes de l'UE" pour calmer les ardeurs de la plèbe, et bon nombre de médias, malgré quelques exceptions, toujours calés sur leurs fantasmes exotico-balkaniques de la malédiction atavique, de la guerre cyclique et des passions hystériques/historiques, comme le dénonce très pertinemment dans son blog Florian Bieber, directeur des Etudes sur l'Europe du Sud-Est à l'Université de Graz (Autriche) ...

Avantage, si on savait déjà que le Haut Représentant de l'UE ne servait à rien, on sait désormais pour qui il roule, et pour qui roule l'UE, laquelle une fois de plus témoigne combien elle ne comprend rien, ni à cette région d'Europe, ni au processus plus global de réappropriation citoyenne des enjeux politiques. "Neither Washington nor Moscow", avais-je déjà dit en conclusion d'un vieux post, paraphrasant d'autres enfants du rock britanniques, The Redskins. Il faut désormais ajouter "nor Brussels".

Quant aux médias, pour vous faire une idée du trip sur lequel beaucoup sont restés bloqués, je vous invite à lire ce pathétique papier masturbatoire du Monde sur Sarajevo, "coeur des ténèbres", "ville excessive annonciatrice de la désagrégation universelle"... Merde! On dirait limite du Radovan Karadzic, dans ses jeunes années romantiques écorchées où il dépeignait ses visions hallucinées d'une Sarajevo en flamme, mâtiné de grand guignol gore. Sarajevo en cimetière pestilentiel de l'Histoire? Il ne manque plus que Georges A. Romero vienne y tourner la suite de "la nuit des morts vivants"... mais en l'occurrence, les morts vivants de Romero représentaient ceux que l'Amérique conservatrice et la société de consommation avaient balayés, et, précisément, les morts-vivants Bosniens sortent du cloaque dans lequel leurs hommes politiques et la "communauté internationale" les ont enlisés !




L'article du Monde date d'avant les récentes manifestations et porte sur le centenaire à venir de "l'attentat de Sarajevo", lequel est d'ailleurs bien mal barré si tant est que le mouvement perdure jusqu'en juin... Je ricane d'avance à l'idée de voir le grand raout de "Sarajevo 2014" compromis parce que le plénum des citoyens de cette ville aurait décidé que ces manifestations coûteuses et polémiques importées de l'étranger ne répondent pas aux besoins de la population... Science fiction ? On verra... mais comme un signe avant-coureur, les employés de l'Holiday Inn se sont mis en grève la semaine dernière. Ils ne sont plus payés depuis plusieurs mois par leur patron, un autrichien véreux en plein accès de néocolonialisme favorisé par la classe politique locale. Tout un symbole en tout cas, au vu de ce qu'a incarné l'hôtel, célèbre pour avoir abrité la gratin de la presse mondiale venue "couvrir" le siège en 1992, puis revenue 20 ans après pour s'auto-congratuler lors de "Sarajevo 2012" (on en avait parlé ici).



Autre symbole en voie de péremption pour cause là aussi de vieux réflexes néocolonialistes, le Centre Culturel André Malraux de Sarajevo est éclaboussé par une bien sale histoire de "harcèlement au travail" de son personnel bosnien. Les éclaboussures touchent aussi l'Ambassade de France et pas mal de membres de l'expatland français dans la capitale fédérale, qui ont couvert les faits, les uns par lâcheté, les autres par intérêt, d'autres encore parce qu' "on ne touche pas au mythe du Centre André Malraux". Nous y reviendrons peut-être plus en détail dans un autre post, mais ces faits témoignent que la déliquescence n'est pas seulement celle des institutions bosniennes : paradoxalement, d'ailleurs, l'affaire du Centre Malraux prouve que certains dispositifs fonctionnent en Bosnie-Herzégovine, puisque ce sont les ombudsmen bosniens qui ont donné raison à la salariée victime de harcèlement, jugeant sa plainte recevable. La déliquescence est donc aussi celle d'une certaine présence étrangère en Bosnie-Herzégovine, dont l'attitude néocolonialiste comme l'absence de vision ont contribué à maintenir en place l'oligarchie mafieuse locale, et à s'aliéner la population. Histoire connue, là aussi.



On lira d'ailleurs, en écho à ce qui précède, l'excellente tribune du philosophe slovène Slavoj Zizek dans The Guardian (VF ici). Visiblement en pleine forme, gargarisé par ce réveil bosnien, le philosophe signe une analyse, peut être un peu trop optimiste par endroit, mais néanmoins bien plus pertinente que le discours médiatique ultra-rabaché, dénoncé par Florian Bieber, le tout dans son style inimitable fait de raisonnements iconoclastes, de fulgurances philosophiques et d'écriture gonzo. On ne s'étendra pas sur le "le chaos règne en Bosnie, la situation est excellente!" librement adapté de Mao, pour mieux inviter la gauche, et en particulier la gauche occidentale (et plus globalement l'Occident démocratique), à méditer la réflexion suivante : "La montée du fascisme est à la fois l'échec de la gauche, et la preuve qu'il y avait un potentiel révolutionnaire, une insatisfaction, que la gauche n'a pas été capable de mobiliser".
Vous avez quatre heures, l'usage des calculatrices est interdit.

Voilà un premier jet yougosonique sur les événement en Bosnie-Herzégovine. Il y aurait sans doute encore à dire, ce post est forcément incomplet: il se passe trop de choses en temps réel et de façon simultanée pour arriver à relater correctement les faits et les décortiquer avec recul. Ceci est un blog, pas un distributeur de dépêches, mais sans doute notre sens légendaire de l'analyse à double effet retard nous donnera l'occasion de revenir sur cet hiver bosnien déguisé en printemps.



L'onde de choc suggérée par la pochette du "live in Yugoslavia" des Angelic Upstarts n'avait pas attendu que les habitants de Tuzla se soulèvent. Elle était déjà en germes chez d'autres punks, en l'occurrence les regrettés Unutrasnja Emigracija, originaires de Prijedor, dont les initiales forment les lettres "UE"... ce qui en dit long sur leur vision du "gros machin" européen. "Emigration Intérieure" (là aussi, tout un programme, au vu de l'Histoire yougoslave récente), qui n'est plus en activité aujourd'hui, a porté durant la dernière décennie colère, indignation et engagement. Leurs textes invitaient à réfléchir, et se revendiquaient des valeurs de l'anarchisme non pas dans le mode "on va tout péter" mais précisément comme le préalable à la construction d'une société de citoyens égaux, instruits socialement, culturellement et politiquement, et donc aptes à organiser leur communauté. 

Comme on va le voir ci-dessous, les paroles annoncent de façon troublante ce qui est en train de se passer.

Ce n'est pas un hasard si Unutrasnja Emigracija a repris, avec des textes en serbo-croate, le "Solidarity" des Angelic Upstarts, dédié en son temps à un autre combat, celui du syndicat polonais Solidarnosc.




La version d'Unutrasnja Emigracija appelle à la grève générale. En voici le clip, sous titré en anglais:



Dans "Tranzicija", récemment publié dans l'avant dernier épisode de la Carte blanche à l'Etoile Noire, ils dénonçaient cette prétendue "transition", mot de la novlangue politico-technocratique qui cache des réalités bien sombres pour les citoyens.



Traduction approximative :

Transition, privatisation,
Pour le capital, pas de frontières
Mais pour les gens, elles sont toujours là,
La situation chez nous fait que chacun partirait

Démocratie parlementaire
Economie de marché,
Etat de droit, Etat policier
Nous ne sommes que misère, et pauvreté

Pharmacies, salles de paris,
Jeux vidéo
Avec ça, le peuple se divertit
Avec ça, la réalité s'oublie,
Et ce que de leurs mains, les gens ont construit,
Ce que leur salaire leur permet de gagner,
Tout cela finit sur des vieux comptes en devise
Dans de la paperasse et des certificats

Transition, privatisation,

Bosnie-Herzégovine 2007
Les ceintures sont serrées, les yeux rouges de sang,
Pays de la dépression lourde, des dommages irréparables
Les nationalistes sont toujours en position de force
Légalisation de leur richesse acquise par la guerre
Les profiteurs aideront à ce que leur situation s'arrange
C'est un jeu contre la dignité humaine
Celui qui vole le plus, celui là vaut le plus

Transition, privatisation...

Quant aux événements actuels, le groupe les annonçait de manière presque prophétique dans le refrain, à travers "Vi" ("vous" en français) un de ses morceaux les plus forts où ils s'adressent aux leaders politiques et religieux du pays.


Traduction approximative :
Vous qui interdisez toute critique, toute marque d’indépendance et toute polémique,
Vous nous forcez à nous prostituer pour pas cher,
Vous nous faites régresser loin en arrière,
Vous faites de nous des bureaucrates, des idiots,
Des consommateurs débiles,
De la chair à canon, des hordes fratricides,
Des soldats de plombs, des bouchers insensibles.

Aucune lumière n’a brillé jusqu’au matin,
La votre aussi brûlera ses derniers feux,
(2x)
Aucune lumière ne brille jusqu’au matin,
La votre aussi brûlera, la votre aussi brûlera.



L'avenir nous dira si la flamme se consumera jusqu'au bout, et surtout si elle se consumera dans le reste de l'ancienne fédération yougoslave, où la situation n'est guère différente. Un nouveau "live in Yugoslavia" en quelque sorte ! Ce n'est pas gagné, mais l'espoir n'est pas interdit...

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