Une tentative d'expliquer l'ex-Yougoslavie en passant par les marges et les chemins de traverses...
dimanche 11 mai 2014
PRIERE BALKANIQUE POUR AUTODAFE DES TEMPS MODERNES
Journée particulière que celle de vendredi dernier à Sarajevo, qui a vu se téléscoper plus ou moins bruyamment le passé et le présent de la Bosnie-Herzégovine. On y célébrait à la fois la "Journée de la Victoire sur le fascisme" (=nom officiel de la fin de la seconde Guerre Mondiale en Yougoslavie), et une "marche de la liberté", partie de différentes villes du pays, y convergeait avec le but de faire entendre les revendications toujours non satisfaites des citoyens en colère contre l'incurie des politiques... Mais aussi, et certains diront surtout, le 9 mai 2014 voyait la fin de l'interminable reconstruction (18 ans de travaux) de la Vijećnica, et sa réouverture au public. La Vijećnica (prononcer "Viyètch'nitsa"), calque serbo-croato-bosnien de l'allemand "Rathaus", en français "Maison du Conseil", auquel on préférera le terme d'hôtel de ville, a en effet abrité pendant longtemps l'administration communale et les réunions du "conseil" ("vijeće") municipal, avant d'abriter la grande bibliothèque universitaire de Sarajevo.
Ce bâtiment, vous l'avez vu, forcément! Il a tourné en boucle dans les médias du monde entier lorsque, durant le siège de Sarajevo, les soudards de Karadzic se sont acharnés sur lui et que les flammes ont réduit des milliers d'ouvrages en cendres, malgré le courage de nombreux individus bravant le feu des snipers pour sauver tant bien que mal ce qui pouvait l'être.
Longtemps plaie ouverte au coeur de la ville, pour le plus grand plaisir des esthètes en mal de clichés "forts" du martyre sarajévien, et d'expatriés occidentaux aimant nombrilistement y "poser", la Vijećnica sera finalement reconstruite, grâce à plusieurs fonds internationaux. Le geek amateur d'architecture profitera ici des opportunités qu'offre la technologie moderne pour visiter, virtuellement et en 3D, ce superbe bâtiment superbement rénové, construit à la fin du XIXe par l'Autrichien Wittek à l'époque de la domination austro-hongroise, dans un style "mauresque" bien plus séduisant que les pâtisseries saoudiennes qui poussent actuellement en Bosnie-Herzégovine... mais c'est un autre débat. Journée particulière, disais je plus haut ...car l'inauguration de la Vijećnica, vendredi soir, a cristallisé quelques visages du malaise bosnien actuel. Loin d'être restituée aux habitants via une sorte de soirée "portes ouvertes" qui aurait été de bon goût, comme eu égard au courage de ceux qui ont essayer de sauver ses ouvrages, elle est inaugurée en mode VIP, dans une cérémonie pompeuse mêlant élus politiques et huiles occidentales, soigneusement triés. Dehors, la plèbe en colère, en réalité les quelques 150 manifestants de la "marche pour la liberté", tentant d'approcher le bâtiment, seront refoulés par la police, suscitant quelques échauffourées.
Sarajevo vendredi 9.5.2014.
Le pont qui mène a la Vijecnica est bloqué. Etrange image de policiers semblant de loin protéger les panneaux publicitaires (pour de la nourriture pour animaux!), qui ornent la salle de concert de Skenderija...
Tout rentrera dans l'ordre la nuit, lorsque, après moults soucis techniques qui, tels un énième miroir de l'incurie générale, feront ricaner la "carsija" en ligne dès le lendemain matin, un son et lumière (à voir ici) réunira "la nation", en réalité la plèbe venue voir... laquelle d'ailleurs, au lieu de regarder le spectacle, préférera le filmer avec son I-phone, pour le mettre en ligne dans sa čaršija virtuelle....
Mais laissons ces considérations ironiques et les soubresauts de la fronde bosnienne pour un temps de côté.
La tragédie de la Vijećnica bombardée et détruite a bien sûr ému dans le monde entier. En Serbie, elle a constitué le cauchemar éveillé puis le traumatisme mal refoulé de toutes celles et ceux qui "n'étaient pas d'accord", qui ont rejeté la guerre et les mythes de la nation serbe avec un dégoût à la hauteur de leur impuissance. Beaucoup de Serbes, comme pour expier les fautes commises en leur nom, participeront ou relayeront l'opération "Books for Vijecnica" visant à reconstituer le fond documentaire de la bilbliothèque. Mais c'est un projet artistique que je souhaite ici partager, d'autant qu'il concerne un groupe serbe très intéressant dont je n'ai encore jamais parlé.
Fondé en 1999 à Belgrade par des gens venus d'horizons artistiques différents (théâtre, musique, opéra, plasticiens...) "Ah, Ahilej" (prononcer "Ah Ahhileï!") est un projet musical inclassable, évoquant une sorte de chaînon manquant entre The Residents, Laurie Anderson, Tiger Lillies et Kurt Weil... Ils se qualifient eux même de "grotesque new wave cabaret". Entre absurde, pataphysique, humour pince sans-rire, intellectualisme et touches de surréalisme, le groupe cultive un univers à lui, qui à sa manière se pose en essai de survie en milieu tutbofolk. Ah Ahilej, s'intéresse aussi aux non-dits, aux ombres et aux contradictions de la Serbie contemporaine qu'il explore et décortique dans des textes ironiques aux nombreuses chausses-trappes...
Ah Ahilej, au festival Polip de Pristina au Kosovo.
En 2009, ils accompagnent le projet littéraire intitulé "Vreme smrti i razonode" ("le temps de la mort et du divertissement"), un pamphlet dont le titre croise le nom "Le temps de la mort", livre de Dobrica Ćosić (important théoricien du nationalisme serbe), et le nom d'une émission de Radio Belgrade "le temps du sport et du divertissement". Ah Ahilej mettra en musique plusieurs des poèmes de l'ouvrage, qui offrent une variation, sur la corde raide entre ironie, sur-identification et introspection, des mythes et de l'histoire récente serbe.
L'une de ces adaptations revient sur la bombardement de la Vijećnica. Sous le titre "Fahrenheit 451", inspiré du célèbre bouquin de Bradbury, le texte dévoile les litanies "culturophobes", hallucinée et morbides de celui qui bombarde la bibliothèque. Car à Sarajevo, comme ailleurs, il ne suffisait pas de tuer l'homme, il fallait détruire ce qui lui permet de s'élever et de le "relier" au monde.
Un texte à mon sens très fort (surtout en ces temps de poujadisme anti-culture), dont je vous partage ici ma traduction (je suis traducteur amateur, et les bilingues m'excuseront donc par avance de certaines maladresses qui font que ça sonne moins bien en français qu'en VO...améliorations bienvenues).
Palim danju, palim noću, Je mets
le feu le jour, je mets le feu de nuit Palim, brale, šta god
hoću;
Je mets le feu, mon frère, à tout ce
que je veux, Palim barok i modernu, Je mets le feu au baroque
et au moderne, Razne izme, postmodernu, aux divers « -ismes »,
au post-moderne, Palim Džojsa, palim Džejmsa, Je brûle
Joyce, je brûle James, Ruževiča, Servantesa, Ruževič,
Cervantès, Palim Brodskog, Sen-Džon Persa,
Je brûle Brodsky, Saint John
Perce Hajdegera i Jaspersa.
Heidegger et Jaspers
Palim Lorku i Borhesa,
Je brûle Lorca et Borgès I Remboa
i Markesa,
Et Rimbaud et aussi Marquez Palim
Kafku i Voltera,
Je brûle Kafka et Voltaire I
Hašeka i Bodlera.
Et Hašek et Baudelaire
Palim Vajlda, palim Prusta,
Je brûle Wilde, je brûle Proust, U
pederska ih jebem usta, Je nique leur sale gueule de pédés
I Joneska i Beketa,
Et Ionesco et Beckett Jer mi apsurd
mnogo smeta.
Parce que l'absurde ça me perturbe I
Andriće i Pekiće
Beckovic, Brozović (3), Jin i jang nek’
jedno budu
Le Yin et le Yang, qu'ils ne fassent
qu'un Kad u vatru padnu ludu.
Quand ils tombent dans ce feu
dément Što ljubavni plam sastavi,
Ce que la flamme de l'amour
rassemble Nek pepeo ne rastavi.
Que la cendre le répande en
miette. Pisci plamte, ja uživam,
Brûlez, écrivains ! Moi je
jouis, O svetu bez knjiga snivam,
D'un monde sans livre, je rêve la
nuit, Bez Kvržice, popa Ćire,
Sans Kvržica (4), sans Pope Ćira (5) Gutenberga i lektire.
Sans Gutenberg et la lecture. Knjige
guta samo blesa,
Les livres, seul le demeuré en
avale, Srpski junak ždere mesa,
Un vrai héros serbe, lui, bouffe de la
viande Sarme, luka i pihtija,
du chou farci, de l'oignon et de la
graisse de porc, Njemu papir ič ne prija!
Le papier ça ne lui passe pas! Šta
će knjiga na mom stolu?
A quoi bon un livre sur ma table ? Tu
je mesto vrućem volu,
C'est plus la place d'un steak
brûlant, Režnjevima slaninice
de tranches de lard cru I poliću
mučenice.
Et du demi de rakija. Palim danju,
palim noću,
Je mets le feu le jour, je mets le feu
de nuit, Palim, brale, što god hoću;
Je brûle, mon frère, tout ce que je
veux; A što hoću, to i mogu,
Et ce que je veux, je le peux, Samo
jedno još ne mogu
Seule une seule chose je ne peux pas. -
Da poletim sa zemljice,
- Que je m'envole de cette
terre Penetriram kroz zvezdice,
Que je pénètre à travers les
étoile Dveri Božje da razvalim,
Que je brise les Portes de Dieu Da
života knjigu spalim.
Que je mette le feu au livre de la
vie Dosijea kad sva zbrišem
Que des dossiers j'efface tout Knjigu
smrti da napišem:
Que j'écrive le livre de la mort :
Nema svetla, nesta tmine
Pas de lumière, pas d'obscurité -
Sve je ružan san prašine.
Tout n'est qu'un horrible songe de
poussière.
(1) Rašo = surnom de Radovan Karadzic (2) Dobrica Cosic, écrivain , mentor du nationalisme serbe (3) Ivan Brozovic : écrivan croate (4) D'après "La bande de Pero Kvrzica", roman initiatique pour enfant (5) "Le pope Cira et le pope Spira", très célèbre roman picaresque de Stevan Sremacse déroulant en Voïvodine.
Yougosonic a été pris par d'autres choses ces derniers temps, qui ne lui ont pas permis de se consacrer à son blog. Mais patience, effectivement j'ai quelques posts qui dorment et que j'espère sortir sous peu (les vacances arrivent). Merci pour le lien ("Astral erection" ? Effectivement, c'est mieux que le viagra ;-) )
Les commentaires sont modérés avant publication. Au vu de l'Histoire récente de la Yougoslavie, et étant donné que je n'ai pas envie de jouer à EULEKS ou à la FORPRONU du web entre les suppôts de la Grande Serbie, les supporters de la Grande Croatie, ceux de l'Illyrie éternelle ou les apôtres de la guerre sainte, les commentaires à caractère nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, et autre messages contraires à la loi, ne seront pas publiés et l'expéditeur sera immédiatement mis en spam. Les débats contradictoires sont les bienvenus à condition de rester courtois et argumentés. Les contributions qui complètent ou enrichissent les thèmes abordés seront appréciées. Merci
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