Une tentative d'expliquer l'ex-Yougoslavie en passant par les marges et les chemins de traverses...
dimanche 15 septembre 2013
BORGHESIA ET LE ZEITGEIST
L'évènement de la fin d'été, dans les recoins underground de la Yougosphère, c'est la parution d'une compilation hommage au groupe Borghesia, à l'initiative du webzine serbe Dark Scene et du label croate Room Tracks, avec des reprises de la plupart de leurs morceaux phares par des groupes d'ex-Yougoslavie et d'ailleurs.
Pour celles et ceux qui n'étaient pas encore de ce monde au milieu des années 80, ou qui se réalisaient à cette époque plutôt en butant du grossier pixel sur "space invaders", ou préféraient Jean-Pierre Mader et autres "démons de minuit", Borghesia est un duo slovène rattaché à la mouvance "électro-industrielle", appelée parfois aussi EBM (pour "Electronic body music"), genre à la mode dans les confins alternatifs de la musique en ces temps reculés où votre serviteur tentait de gérer son acné et les troubles existentiels de l'adolescence.
Comme ses compatriotes slovènes de Laibach, ou les Serbes d'Autopsia, Borghesia a connu un certain succès, hors de Yougoslavie, auprès des aficionados de sonorités alternatives.
Le groupe a en effet obtenu une signature de Play It Again Sam!, à l'époque écurie indépendante basée à Bruxelles autour de laquelle orbitait la fine fleur des "belgeries" électroniques qui s'étaient immiscées dans le paysage musical (Front 242, à;Grumh, Parade Ground, The Neon Judgement...). Pour la légende, véridique, Borghesia est signé en 24 heures par les futurs PIAS, suite à une visite de courtoisie dans les bureaux du label, agrémentée de la remise d'un enregistrement, d'Aldo Ivancic, fondateur du groupe, de passage en Belgique dans le cadre de ses vacances (J'imagine aujourd'hui un musicien slovène débarquer au culot chez PIAS et consorts pour y présenter son travail!!). Cette signature a ouvert à Borghesia le marché occidental et leur musique fit alors la joie des play lists de certaines radios libres et des dancefloors underground où la jeunesse branchée de l'époque se déhanchait robotiquement sur les rythmes synthétiques et les sons digitaux de nombreux groupes convertis aux charmes de la MAO en plein développement, en attendant que Russkoffs et Yankees se foutent sur la gueule, sans se douter du dégel en cours. "L'electronic body music" citée plus haut, c'était ça, une sorte d'aérobic hautement radioactif pour "réplicants" échappés de Blade Runner, avec Docteur Folamour comme entraîneur.
Borghesia occupe une place particulière dans mon panthéon musical, et encore aujourd'hui, je frissonne délicieusement à l'écoute de leurs morceaux, et hurle en choeur comme un ado hystérique, lorsque retentit sur mon auto-radio K7 fatigué (l'un des derniers à avoir survécu au "tout digital" et aux MP3), le martial "Ni upanja, ni strhu"(prononcer "Ni oupagna ni steurhhou". "No hope, no fear" pour l'export).
Le groupe a été (avec les deux autres formations yougoslaves précitées) ma première fenêtre sur la Yougoslavie, dont à l'époque, adolescent en plein éveil géopolitique sur fond de guerre froide en fin de course, je suivais dans "Le Monde" les premières fissures sans me douter de ce qui allait suivre: Borghesia faisait un écho assez précis aux articles relatant les pressions sur le journal Mladina, ancien organe des jeunesses communistes slovènes devenu favorable à la dissidence (dont le groupe était proche), et à ceux qui faisaient état de l'ascension inéluctable de Slobodan Milosevic et de l'augmentation des "troubles" au Kosovo majoritairement Albanais, dont une branche non négligeable de la population slovène approuvait et soutenait les velléités d'autonomie.
Lié à la mouvance gay (déjà une provoc' dans ces terres réputées hétéromachos) et fétichiste SM (autre déviance mal vue), Borghesia ne faisait aucunement mystère de son engagement pour une démocratisation du pays tout en combattant les résurgences obscurantistes que celle ci favorisait. Il affichait aussi ouvertement son opposition viscérale à Milosevic, qualifié de "New Tito" dans la vidéo de "Discipline", dont la rythmique implacable, lancée tambour battant, traduit sans équivoque les mouvements de troupes et les bruits de bottes en cours.
Le nom de groupe, "Bourgeoisie" en italien, était aussi un défi au régime avec plusieurs niveaux de lecture : à la fois référence à la classe honnie par le communisme, au fait que précisément de nombreux théoriciens de cette idéologie était issus de cette classe, que le communisme avait lui aussi développé sa "bourgeoisie" (la nomenklatura). Le groupe affirmait également s'inscrire dans les idéaux de liberté et de libre-pensée véhiculées par la bourgeoisie de la Révolution Française.
Enfin, je vois aussi dans le nom une allusion au fantasme d'une bourgeoisie décadente et perverse (derrière le "bon ton"), dont d'ailleurs l'Europe Centrale (où se trouve Ljubljana) et l'Italie voisines furent coutumières, sur fond de dislocation des empires et des aires culturelles traditionnelles. Ne parlons pas justement du choix de l'italien en ces terres où l'irrédentisme n'est jamais loin, à l'image de la proche ville de Trieste un temps disputée entre Rome et Belgrade. Bref, un beau puzzle conceptuel dans lequel chacun utilisera la clé qui lui convient.
A côté de cette couleur locale, Borghesia abordait des thèmes plus "universels" et proches de ses cousins de la mouvance "électro-indus" basés en Belgique, au Royaume Uni et en Allemagne, à savoir le déclin industriel, les mutations de la société urbaine, la montée des mass-médias et de la "communication", l'émergence d'une société du "contrôle" derrière le vernis de la consommation à outrance, et l'emprise croissante de nouvelles technologies intrusives dont le "space invaders" évoqué plus haut était l'un des bras armés en apparence innocent.
Exemples de "cousins" occidentaux: Front 242 en Belgique,
au clip anticipant avec paranoïa la vidéosurveillance...
Des préoccupations qui s'inscrivent dans la mouvance "cyberpunk", qui apparaît à la même époque en Occident.
Cette proximité d'univers musicaux et de thématiques était pourtant un pur hasard, rappelle le duo dans une excellente interview (introuvable sur le net) de la regrettée émission Megamix (ancêtre de Tracks en moins égocentrée), où il confiait qu'à ses débuts, il ignorait tout de l'existence des scènes électro du reste de l'Europe. Point d'influence et de filiation, donc, Borghesia expliquait le fait d'avoir embrassé les machines comme moyen d'expression, à l'instar d'autres groupes ailleurs dans le monde occidental, par une question de "moment", d'ère du temps, de "Zeitgeist" pour employer un terme à la mode. Un postulat qui se tient si l'on considère cette période où internet n'existe pas, mais où la technologie informatique s'immisce, comme on l'a dit plus haut, dans le quotidien, et devient accessible, y compris aux musiciens, le tout dans un climat général inquiet, marqué par la fin de l'euphorie des trente glorieuses, la montée des extrémismes et une crise économique endémique ...qui finalement se poursuit jusqu'à nos jours.
Et d'ailleurs, en dépit de son rattachement au courant alternatif électronique de l'époque, et de débuts très proches de la musique clinique et psycho-frigide des "cousins" d'Europe du Nord, Borghesia va s'en démarquer vers la fin des années 80, où le duo apporte une couleur à priori assez incongrue face aux gimmicks en vigueur: quelque chose comme un mélange de sueur, de muscle, de sang chaud, un côté "couillu" qui souffle un vent rafraîchissant sur le genre. En d'autres termes et sans invoquer les clichés ni une quelconque théorie des climats, Borghesia avait quelque chose de profondément "sudiste", quelque chose de "yougoslave", et cette particularité distinguait le duo immédiatement. Lelook Village People assumé d'Aldo Ivancic, figure de la scène gay de Ljubljana, et les postures de son complice Dario Seraval, beau chevelu d'allure ténébreuse, qui, quand il n'était pas torse nu s'affichait exclusivement en cuir dans des vidéos aux
forts relents fétichistes SM, accentuait ce côté chaud et sexué.
Les orchestrations parfois "cheaps", la facture presque funky derrière le bruitisme, le chant guttural souvent en mode cri primal, alors qu' "au nord" on usait et abusait des multiples possibilités d'un gadget nommé "vocoder", tout cela ajoutait au décalage, encore renforcé par les sonorités rauques et consonantique des nombreuses chansons en slovène et en serbo-croate (les deux membres sont des Croates venus étudier à Ljubljana, ville réputée la plus "ouverte" aux contre-cultures en Yougoslavie). Les samples de meetings communistes, les synthétiseurs semblant singer quelques hymnes militaires, les boîtes à rythmes très boules de flipper faisaient le reste.
Visuellement, le design des pochettes et de certaines vidéos, ces dernières signées de l'artiste Neven Korda, considéré comme troisième membre officieux du groupe, était à l'avenant, fleurant bon les grossières palettes graphiques des années Atari.
Tous ces ingrédients "low cost" auraient pu constituer un handicap, mais ils s'avéreront au final être un atout, et donneront à Borghesia une identité artistique originale face aux poids lourds occidentaux du genre, ce qui confèrera au duo le statut de groupe culte, même si une frange des médias français (hors radios libres et autres Mégamix), encore persuadés que la seule musique "indé" valable s'épanouit en gratouillant une guitare entre quelques bas-fonds de New York et les corons de Manchester, snobera le groupe, considéré comme un artefact de série B. Paradoxalement, ce côté série B vieillira assez bien et fait que Borghesia reste une formation qui compte encore aujourd'hui pour de nombreux fans, eux aussi vieillissants, à l'instar de l'auteur de ces lignes, alors que d'autres groupes de la même époque sont retombés dans l'oubli.
Dario Seraval quitte Borghesia au début des années 90 pour cause de délire mystique (!), dont on peut se demander s'il n'est pas dû à un abus de drogue, le groupe n'ayant jamais fait mystère, dans ses chansons et vidéos, de certains penchants pro-défonce. Il est remplacé par un second couteau avec lequel Ivancic sortira notamment le très "dance" et sympathique, mais mineur par rapport à la production passée, "400" (lire "Four Zero Zero"), un ultime et dérisoire appel à la raison envoyé à Zagreb autant qu'à Belgrade en pleine course aux armements (400 est le nombre de kilomètres qui séparent les deux capitales). Un prêche dans le désert qui témoigne de l'incapacité de la scène artistique à éveiller les consciences, au delà de ceux qui sont déjà convaincus, et qui à cette époque font, soit leurs valises pour partir sous des cieux militairement plus tempérés, soit espèrent encore naïvement que tout ceci n'est qu'un mauvais rêve.
Et pour la petite histoire, "400" comme l'album qui l'héberge sont enregistrés alors que l'Armée Fédérale Yougoslave attaque la Slovénie dans la simili "drôle de guerre" que l'on sait, laquelle sert à Milosevic et à ses éminences grises, peu intéressés par cette république "ethniquement homogène" (traduisez : dépourvue de Serbes en nombre), à donner officiellement l'impression de défendre l'intégrité territoriale yougoslave, et officieusement à avertir la Croatie de ce qui l'attend en cas de sécession.
Le groupe, musicalement en creux de vague, et dont Play It Again Sam! se sépare, s'arrête définitivement peu avant le milieu des années 90. Aldo Ivancic deviendra un producteur respecté en Slovénie, accompagnant de nombreux groupes alternatifs de la nouvelle génération.
En ex-Yougoslavie, Borghesia est auréolé de ses succès à l'étranger, mettant le territoire yougoslave
puis slovène sur la carte du monde rock. Il est parfois aussi salué
pour son engagement anti-guerre, ou, notamment chez les Croates, pour
son opposition à Milosevic. Il demeure donc aussi une formation culte, tant auprès des amateurs de musiques undergound, que de groupes locaux de la même mouvance.
Jeunes à Zagreb dans les années 80
Il faut ici comprendre que Borghesia et Laibach n'ont de loin pas été les seuls groupes à défendre la musique électronique alternative en terre yougo. Au contraire, le pays pouvait s'enorgueillir de posséder une scène dynamique, couvrant un large spectre, de l'expérimentation sonore type Autopsia à Ruma, NEP à Zagreb, à la techno pop "commerciale" façon New Order/Moroder de Max & Intro à Belgrade, en passant par des approches "crossover" telles que Metropolie Trans à Osijek, autant à l'aise dans le bruitisme conceptuel que dans la "dance" alternative, ou certaines productions de Laboratorija Zvuka, sorte d' "Orchestre du Splendid" underground, érotomane et touche-à-tout, basé à Novi Sad.
Kiki Picasso ? Non, Metropolie Trans, projet pluridisciplinaire basé à Osijek.
Cette
scène s'est épanouie dans le "Zeitgeist" très particulier de ces années
80, d'abord marquées par le grand vide laissé par la mort de Tito,
nouvelle donne gage de libertés autant que d'incertitudes, puis par
l'inquiétude de l'inflation non seulement monétaire mais aussi
nationaliste par la suite.
Quelques échantillons de la bande son du "Zeitgeist" yougoslave des années 80:
Veillée d'armes en 1989: Les plages électroacoustiques se transforment en marche militaire. "Signes de machines"...de machines de guerre ?
Sous les traits de cette "Jeune belgradoise" que chante Max & Intro, les ultimes vagabondages existentiels, entre spleen et insouciance, de la dernière génération d'adolescents "yougoslaves".
Esthétique cyber-constructiviste et samples de mineurs britanniques en grèves contre Thatcher. Metropolie Trans, inséré dans l'Internationale du groove et des luttes sociales.
"Laboratorija zvuka", le "laboratoire du son": Clubbing déviant aux accents paganistes
Comme l'explique très bien le blog de "Reform Media" (ex-Metropolie Trans), l'émergence de ces groupes musicaux aux pratiques souvent pluridisciplinaires (arts visuels, performances...) allait de pair avec l'émergence de mouvements qu'on appellerait aujourd'hui "citoyens" : écologistes, féministes, pacifistes, dissidents, etc... Ces groupes portaient en eux les questionnements et parfois la contestation de ces organisations ou en étaient un miroir. C'est particulièrement vrai avec Borghesia qui fut une sorte de chaînon manquant entre la scène artistique et les mouvements gays et citoyens de Slovénie, acteurs de nombreux changement.
Visuel édité par Metropolie Trans
Sur le plan de la technologie, la Yougoslavie n'était pas à la ramasse par rapport à l'Occident en plein boom de "l'informatique des loisirs".
Cette couverture gentiment fétichiste du magazine "racunari u vasoj kuci" ("Les ordinateurs dans votre maison") anticipait à sa façon, dès 1989, notre soumission complice aux "nouvelles technologies", dont nos réseaux sociaux sont l'un des outils bien plus aboutis que "space invader".
Le journal de "popularisation de la science" Galaksija titrait de façon très "cyberpunk"en décembre 1983 "1984 : ce qu'avait prédit Orwell"...
Le pays produisait sa propre gamme d'ordinateurs, comme l'Orao, à Varazdin, ou le Galaksija, à monter soi-même (!), édité par le magazine scientifique du même nom (Certes la scène musicale avouera préférer les premiers Atari ou Amiga, et leur son caractéristique). Sur le plan artistique, la scène ne part pas de zéro avec le défrichage, dès les années 60-70, effectué par les studios électroacoustiques des radios publiques, dont le célèbre "Elektronski Studio III" de Radio Belgrade, créé par le compositeur Vladan Radovanovic, à l'image du travail deStockhausen à la Radio de Cologne et de Pierre Schaeffer à Radio France.
L'ordinateur "Orao" ("Aigle") : au lieu de rigoler, souvenez vous de nos ZX 81 et leur clavier tout pourri !
Je me suis toujours aussi demandé si ce dynamisme musical dans le domaine électronique n'était pas lié à la position géostratégique de la Yougoslavie. Le groupe bruxellois Front 242 expliquait souvent dans ses interviews que son travail était inspiré par le carrefour que constituait la Belgique, tant dans le domaine des télécommunications (les Belges avaient une cinquantaine de chaînes câblées dès le début des années 80), que culturel (rencontre/confrontation de la sphère germano-anglo-saxonne et de la sphère latine) et géopolitique (siège de l'OTAN, de la CEE, de l'EURATOM), le tout sur fond de reconversion économique (liquidation de l'industrie lourde wallonne vs développement des PME en Flandre).
Il est notable que la fine fleur de cette scène musicale se soit développée à la fois dans des zones de carrefour ou de confrontations, et/ou dans des régions en mutations : Belgique, Allemagne Fédérale, Nord de l'Angleterre, fleurons en déclin de l'automobile au nord des USA (=Detroit, où était en train de naître la techno).
De la même façon, la Yougoslavie était à la croisée des chemins, "ni à l'est à l'ouest", mais un peu des deux côtés, et à la rencontre de la Mitteleuropa, de l'ancien Empire Ottoman et de la Méditerranée, avec tout ce que cela comportait d'influences croisées et contradictoires dans le domaine culturel, économique, politique ...Et pour revenir au concept fumeux, très utile dans les cocktails mondains, de Zeitgeist, "Esprit du temps" en allemand, on pourrait dire par extension que tous ces groupes étaient aussi influencés par leur "Raumgeist", "l'esprit de l'espace", espace au sens d'espace géographique.
Photo tirée de l'exposition "The last young Yugoslavs", portrait de la dernière génération d'artistes "yougoslaves", organisée en décembre 2012 au Musée de l'Histoire Yougoslave de Belgrade
Pour terminer ce bref portrait de la scène électronique yougoslave des années 80, on précisera qu'elle n'agissait pas en vase clos, et que des connexions avec les scènes étrangères existaient : Laibach a tourné avec les britanniques de 23 Skidoo et Last Few Days, la crème de la crème de la new wave, de l'industriel ou de l'EBM est diffusée sur les radios indépendantes (comme la célèbre Radio 101 à Zagreb) et des groupes comme Clock DVA, Click Click, Skinny Puppy, Test Department se produisent également en Yougoslavie (principalement à Ljubljana et Zagreb).
On précisera aussi en guise de contrepoint à tout ce qui précède que le terme de "scène" est peut être abusif : la plupart de ces groupes se connaissaient et travaillaient parfois même ensembles, il y avait des réseaux informels, des connexions avec le milieu artistique notamment, mais, hormis la sucess-story de Laibach, Borghesia, et des projets plus "accessibles" type Max & Intro, la plupart de ces groupes demeurent dans l'ombre de la marginalité et de la confidentialité, et ne constitueront pas une lame de fond ou un phénomène structuré. En résumé, ces groupes sont plus liés par l'ère du temps et de l'espace tels qu'on les a exposés, que par un "mouvement" solide et défini.
Avec la guerre, toute cette dynamique s'étiole. La scène s'atomise. Certains s'exilent, comme Autopsia à Prague ou P.P. Nikt aux Pays Bas puis aux Etats-Unis (où il deviendra DV Nikt), d'autres se mettent en veille ou disparaissent. Il est vrai que l'heure n'est plus aux expérimentations sonores, aux réflexions conceptuelles plus ou moins prémonitoires ou à la danse robotique. Le futur inquiétant dépeint par ces musiques est en train de se réaliser, et les machines sont désormais des machines de guerre. En ces temps durs et âpres, le punk, le métal, le hardcore et la fusion correspondent mieux aux besoins de l'underground qui survit ça et là. Ces genres cohabitent avec le développement de la techno, en partie héritière des groupes des années 80, là où il est possible d'organiser des raves qui jouent leur rôle de décompresseur dans cet environnement tendu. Relativement épargnée par la guerre (hormis quelques attaques aériennes), Zagreb parvient à garder un semblant de vie nocturne, et une poignée de passionnés y organisent la cultissime "Under City Rave (voir commentaire en bas du lien)" en 1993, dans un ancien tunnel ayant servi d'abri à Tito... Symbole très "Zeitgeist" s'il en est !
Konrad Medvedov
Il faut attendre la fin de cette "décennie maudite" et les années 2000 pour voir la scène se reconstituer avec des vétérans reprenant du service, comme Stereo Virus Kollektive (ex-Metropolie Trans) dans une veine plus house/dub/trip hop, et l'incontournable Konrad Medvedov à Zagreb (Zeljko Luketic dans la vraie vie): DJ, journaliste, producteur, remixeur, vidéaste et mémoire vivante de la musique électronique yougoslave, Medvedov organise des soirées faisant le chaînon manquant entre electro-indus canal historique et techno actuelle, et commence à fédérer des groupes de la nouvelle génération comme Microslav, Monofonik, et les excellents Umrijeti za Strojem.
Luketic a d'ailleurs sortie récemment une compile de musique électronique yougo, preuve que le genre revient à la mode et que la nouvelle génération redécouvre ses aînés. A l'instar de ces derniers, les groupes croates actuels de cette mouvance questionnent volontiers le monde du travail, l'emprise du marketing et de la communication au détriment du savoir et de l'information, bref tendent un miroir à la société croate en pleine transition, avec les conséquences que l'on sait sur l'emploi et le niveau de vie.
En Serbie aussi émergent des nouveaux groupes comme Dreddup à Novi Sad (à l'origine du webzine Dark Scene), qui renoue d'ailleurs avec ce mix "couillu" de sueur et de testostérone initié par Borghesia, ou Margita je Mrtva à Nis (dont on avait déjà parlé ici), qui surfe également, comme le duo slovène, sur un cocktail entre SM, homosexualité, transexualité, allié à un cynisme désespéré qui traduit bien les illusions perdues d'une prétendue "autre Serbie" qui n'est parvenue, ni à empêcher l'horreur, ni à installer une société plus saine dans l'après-Milosevic.
L'un des albums de Margita je Mrtva s'appelle "Do pobede!" ("Jusqu'à la victoire"), qui était le slogan du mouvement Otpor qui parvint à structurer une opposition (avec l'aide financière d'une fondation américaine) et à faire tomber Milosevic, mais dont une partie des leaders deviendront ensuite les agents dociles du consensus mou et de l'absence de courage politique des "démocrates" face aux enjeux kosovars et à l'agitation clérofasciste qui minent la Serbie.
Dans
une vaine beaucoup plus bruitiste, dure et expérimentale, notons "Wired" le
projet commun de serbes de "Third I" et des bosniens de "Bolest Evropa"
dont le nom à lui seul - littéralement "Maladie Europe" - est un concept
à choix multiple : est ce la Bosnie-Herzégovine qui est la maladie de
l'Europe ? Est ce l'Europe qui est malade ? Ou est ce l'attitude de
l'Europe dans les Balkans qui est le problème ? Je vous laisse choisir,
mais ces plages sombres et torturées sonnent bizarrement comme une sorte
de refuge, un jardin secret sonore où se transcendent les névroses de la région..
Citons
aussi Validna Legitimacija en Bosnie-Herzégovine, projet mi satirique,
mi conceptuel, à rapprocher des Residents, dont le travail est un miroir
grossissant d'une Bosnie-Herzégovine où le Moyen-Âge des ploucs et des
fondamentalistes vient squatter la modernité de la consommation et des
nouvelles technologies.
Ces groupes se posent donc en réponse musicale face aux mutations économiques, au conservatisme archaïque, aux perspectives bloquées, autant qu'à la médiocrité socio-culturelle dominée par le turbo-folk de leurs sociétés (relire ici sur le sujet).
C'est peut être là la clé de cette résurgence de cette scène, qui est, elle aussi, en phase avec un certain Zeitgeist actuel. Elle se démarque cependant par un son plus contemporain, des flirts avec le métal, la techno ou la dubstep qui s'inscrivent eux aussi dans l'ère du temps.
Et la compil hommage à Borghesia, alors ? Et bien on peut l'écouter ici, la télécharger librement là (environ 150 MB) et en avoir un aperçu ci dessous. L'ensemble est de très bonne tenue et ravira les fans du groupe et plus globalement les amateurs d'électro martiale, sombre et musclée. On regrettera brièvement, tout en les appréciant quand même parce que réussies, quelques reprises qui auraient pu s'affranchir un peu plus de l'original. A ce sujet, on saluela relecture très "noise-garage" de "400" par Sorcerer Witch, où la superbe version de "Nocne setnje" par Umrijeti Za Strojem, dont le chant éthéré est une pure merveille, qui mériterait d'ailleurs de toucher un public plus large que les accros aux musiques "dark".
Notons aussi la présence de groupes étrangers à la Yougosphère, comme les espagnols de ECM, les polonais de Body Supply, les norvégiens de Vapen, et les suédois de Morlock, ces derniers signant une version diablement couillue et réussie de "Young prisoners", l'un des meilleurs morceaux de Borghesia.
Cette présence "étrangère" témoigne, si besoin en était, de l'importance du "mythe Borghesia" au delà des frontières de la Yougosphère, autant que de la survivance informelle d'une internationale underground, à qui internet facilite grandement les collaborations.
Ceux qui voudront prolonger l'exploration de l'électronique yougo à travers les âges liront ici et là deux articles de l'excellent webzine balkano-américain BTurn. Un éclairage très documenté et très pointu sur cette "non-scène" électronique et expérimentale des années 80 en Yougoslavie figure dans le "Hogon's Industrial Guide", blog en anglais. La scène actuelle de la Yougosphère a ses quartiers chez Dark Scene et Underground Alliance ex-YU.
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Magnifique article, merci
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