Suite de la Carte Blanche à l'Etoile Noire, ce parcours à la fois géographique et mental dans Mostar qui ponctue notre blog depuis plus d'un an. Hasard du calendrier, nous publions ce nouvel épisode vingt ans et un jour après la destruction du célèbre pont par les milices nationalistes croates du HVO. Un acte suscitant la stupeur générale en Europe et dans le monde.
De cette destruction, il n'est point question ici. Le pont est certes un symbole fort mais comme tout symbole fort, il tend à dissimuler par sa puissance d'autres traces, indices, signes ou faits, que cette carte blanche s'est toujours efforcée de dépister, hors des clichés et des sentiers (re)battus.
Ce post revient sur différentes "mémoires" de la ville, tantôt enfuies, à l'abandon, méprisées et souillées, tantôt miraculeusement renaissantes. Bonne lecture!
De cette destruction, il n'est point question ici. Le pont est certes un symbole fort mais comme tout symbole fort, il tend à dissimuler par sa puissance d'autres traces, indices, signes ou faits, que cette carte blanche s'est toujours efforcée de dépister, hors des clichés et des sentiers (re)battus.
Ce post revient sur différentes "mémoires" de la ville, tantôt enfuies, à l'abandon, méprisées et souillées, tantôt miraculeusement renaissantes. Bonne lecture!
Je ne sais jamais si j’ai le droit d’entrer ou non, si c’est bien là ou non. D’une fois sur l’autre, depuis 15 ans, j’hésite. Au fil du temps, les ordures, vieux vêtements, bouteilles vides s’accumulent, s’éparpillent, la végétation grignote le tracé de l’allée qui mène à l’entrée.
J’avance toujours doucement, inquiète de voir surgir une
créature des buissons. Il faut passer le premier portique en pierres
blanches. On ne sait jamais où l’on est. Un bassin abandonné est
là, devant moi, comme un trou fait par un projectile dévastateur.
Il est plein de détritus.
Il faut s’aventurer sur la petite allée qui part sur la droite.
Ca grimpe. Il ne faut pas se laisser faire par les hauts murs, il
faut continuer d’avancer sur les pavés incommodes et d’un seul
coup, il est là, le cimetière des Partisans.
Je serpente jusqu’à la cime et m’assois sur ce qui devait
être une fontaine. C’est le seul endroit de Mostar d’où l’on
peut admirer toute la ville sans voir la croix au sommet de Hum.
Le panorama est majestueux, totalement offert, vulnérable. Les grillons assourdissants.
Le panorama est majestueux, totalement offert, vulnérable. Les grillons assourdissants.
Il est difficile de comprendre la complexité du lieu, son
agencement, sa logique, sa topographie. Mais on est bien, là, au
cœur de ce parc-monument. Tout d’abord c’est la paix de
l’endroit qui jaillit. Ces 5 hectares dédiés à l’antifascisme
n’attirent plus grand monde. Après la paix, c’est l’inquiétude
qui sourd. C’est intimidant d’être seule dans un cimetière
profané. Peu à peu, les différents graffitis recouvrant les murs
m’apparaissent, des croix gammées, des U oustachis,
des stèles brisées, les couronnes de fleurs déposées le 14
février ont été brûlées.
Le 14 février, date anniversaire de la libération de Mostar, l’association des Partisans vient déposer des fleurs, rendre hommage aux camarades morts au combat et se rappeler la résistance de Mostar pendant la seconde guerre mondiale.
Le 14 février, date anniversaire de la libération de Mostar, l’association des Partisans vient déposer des fleurs, rendre hommage aux camarades morts au combat et se rappeler la résistance de Mostar pendant la seconde guerre mondiale.
Alija Bijavica, le président de l’association des Partisans,
(mort en 2009), aimait rappeler que Mostar est la ville qui avait
donné le plus de Héros Nationaux à la Yougoslavie.
Il aimait tant rappeler le courage et l’intrépidité des
mostariens mais ne manquait jamais l’occasion de souligner sa
déception de ce qu’était devenue la ville. Il nous rappelait
toutefois sans cesse, à nous, « les jeunes », que nous
devions être patients et humbles dans le combat.
Je me suis toujours demandé ce qu’on a dit ou enseigné aux
jeunes qui viennent boire la nuit dans le cimetière des Partisans et
qui dispersent leur frustration à grands coups de graffitis sur les
murs de cet endroit singulier. Quel autre pays peut se targuer de
s’être construit et unit autour de l’antifascisme ? Si
j’avais eu un grand père partisan, que ferais-je de cet
héritage aujourd’hui ? Que pourrais je en faire?
Parfois, je croise un ou deux vieux qui trainent par là, les
mains dans le dos, le regard en même temps là et pas là. Je vois
de petits haussements d’épaules, une certaine incrédulité dans
la façon de faire « non » de la tête, le refus du
présent et ce qui semble être une absence d’avenir.
Ne reste plus que le passé effacé de Mostar, nié, détruit,
piétiné, saccagé, graffité. La dégradation permanente des
monuments antifascistes mostariens n’est qu’un des symptômes les
plus lisibles de ce qui ronge la ville. Je quitte le cimetière
toujours précipitamment, triste mais soulagée. Angoissée de savoir
dans quel état je le retrouverai à la prochaine visite.
En revenant vers la place d’Espagne, je regarde ces quartiers
qui n’ont pas du changer beaucoup puisqu’ils n’ont pas eu
besoins, eux, d’être reconstruits. Ce n’est pas pour autant que
c’est plus facile pour les gens qui y vivent d’ailleurs. Je ne
connais quasiment pas cette partie de la ville. J’habite « là
bas », « de l’autre côté ». Je n’ai jamais
rien à faire de ce côté ci de la ville. Quand j’y flâne, j’y
ai un but, et c’est souvent le cimetière des Partisans. Je regarde
ces rues intactes bordées de bâtiments délabrés par le temps, ces
vieux arbres, ces demeures vides, d’un autre âge, nichées au fond
de jardins ressemblant maintenant à des palais abandonnés attendant
qu’on veuille bien régler la succession.
Je ne sais rien, strictement rien, désespérément rien, de ce
qu’ont vécu les gens de ce côté ci de la ville pendant le siège.
Ni de ce qu’ils vivent maintenant d’ailleurs.
Il fait presque nuit quand j’arrive place d’Espagne, la
chaleur est un peu retombée. Je ne sais que faire de moi. Je regarde
le lycée rénové et sa façade orange, le square devant lui, refait
à neuf. J’ai très soif, je pense à aller boire une bière dans
le petit bar planqué derrière la place, dans la fraicheur nocturne
des figuiers du jardin.
Et puis je distingue quelques personnes qui marchent vers
Lenjinovo. On m’a dit qu’elle avait été refaite récemment. Je
vais aller jeter un œil pour voir ce que les urbanistes ont inventé
ce coup-ci.
Je m’approche et j’entends un gentil brouhaha, des voix, des
parents qui appellent leurs enfants, les enfants qui leur répondent
que non, ils ne veulent pas rentrer. Arrivée devant la promenade
Lénine, je pense avoir une hallucination.
Là, au milieu de ce qui était le centre ville avant la guerre,
des dizaines de gens marchent ou sont assis, discutent tandis que les
enfants jouent et réclament des pop corns ou des glaces. Je me
souviens de cette allée sombre, inquiétante, vide. Elle est
maintenant vivante, animée et sereine.
J’avance au milieu des gens et trouve une place sur un banc. Je
m’assois ou plutôt je me laisse choir sur le banc, je renvoie le
ballon à une bande de petits gars qui jouent un peu plus loin,
j’écoute les mamans qui discutent, le vendeur de glace s’allume
une clope et me regarde. J’observe le va et vient des jeunes
parents avec leur poussette et les bébés endormis dedans. Certains
passent plusieurs fois, ils font l’aller retour d’un bout à
l’autre de Lenjinovo, tranquillement. Beaucoup semblent eux aussi
redécouvrir les lieux.
Une idée m’effleure mais elle ressemble tellement à un
mensonge que je refuse de la laisser s’installer en moi. Quand
même, je rouvre les yeux, j’ai peur de cette idée, j’ai peur de
me tromper et que demain en en parlant avec les amis je découvre que
ce n’était qu’un leurre.
Je referme les yeux. Les larmes montent en même temps qu’un
sourire presque sauvage. Je pense que j’ai devant moi un bout de
Mostar « avant ».
Je me dis qu’avant la guerre, cet endroit devait ressembler à
ça. Pour une fois, on n’a pas remplacé un espace commun par un
centre commercial ou une banque et les gens ne s’y sont pas
trompés. Cet endroit est à eux, ils l’habitent, l’occupent, en
profitent.
J’ai l’impression qu’il faut que je me dépêche de vivre
cet instant interdit, illégal, étrange. Je crains qu’une force
invisible ne vienne reprendre ce qui a été donné mais rien ne se
passe. Je reste là, assoiffée mais heureuse. Je bois chaque détail
du regard. J’engloutis chaque cri d’enfant, chaque rire, chaque
bruit de cavalcade et de vélo. J’enregistre méticuleusement
chaque détail de ce cadeau inespéré qu’est Mostar retrouvé.(c) Crna Zvijezda
Le clip de cet épisode : Darko Rundel "Ay Carmela"
Ancien chanteur de Haustor, groupe de Zagreb, culte dans les années 80, Darko Rundek s'est, depuis les guerres des années 90, exilé à Paris. Il poursuit désormais une carrière solo, à cheval entre la France et l'ex-Yougoslavie, pays où il conserve une certaine aura. En 2000, il signait, sur son album "U sirokom svijetu", cette très belle reprise en serbo-croate de "Ay Carmela!", chant anarchiste espagnol du XIXe siècle, repris et réadapté par les Républicains durant la guerre d'Espagne. Ce morceau figure aussi sur la compilation antifasciste "Zajednicka Borba" dont nous avions parlé avant l'été.
Traduction des paroles en français ici.
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