Tout le monde a vu les nouvelles pubs de Benetton où les grands de ce monde, faisant fi de leurs divergences, se roulent des pelles. Impossible d'y échapper : la presse a joué son rôle de relais "infomercial", les LGBT se sont enthousiasmés, les réseaux sociaux se sont emballés, et les conversations nous ont donné droit au traditionnel "c'est géniaaal !" auquel on a aussi droit quand on prononce le mot "Kusturica".
Vedran Mujagic, bassiste de Dubioza Kolektiv, avec qui j'ai l'insigne honneur d'être "ami sur Facebook", a eu la bonne idée de publier le week-end dernier sur son mur le récent billet de Media Marketing, une boîte de com de Sarajevo. Ce billet rappelle que le concept de Benetton consistant à mettre deux ennemis supposés en mode "french kiss" n'a rien de nouveau. En 1995, des graphistes du groupe "Trio", basés dans la capitale bosnienne, ont signé deux couvertures pour le magazine alternatif slovène "Mladina" ("Jeunesse"), connu pour sa défense des sous-cultures et son engagement citoyen fort.
La première représente Slobodan Milosevic, président serbe, et Franjo Tudjman, son homologue croate, en plein palot énamouré.
(c) Mladina
La seconde, plus hot, voit Boutros Boutros Ghali, alors secrétaire génaral de l'ONU, baiser les fesses de Milosevic.
(c) Mladina
Les couvertures en question ont naturellement fait leur effet dans l'ex-Yougoslavie en phase de "Daytonisation".
Bizarrement, c'est à Bruxelles qu'elles ont été censurées, bien plus tard, en 2004, alors que la Slovénie entrait dans l'UE, et qu'une exposition de quelques unes des couvertures de Mladina était prévue pour démontrer la liberté de ton et la créativité de ce jeune Etat. La Commission n'a visiblement pas goûté les subtilités de l'humour slovène, et le ton frondeur du journal (voir aussi ci dessous, le regard de Mladina sur l'OTAN) et l'ensemble de l'expo a été annulée. Ironique, le journal s'est interrogé sur son site : "est ce pour cela qu'on s'est battu ?"
La militarisation du monde ? Non merci !
(c) Mladina
Les deux couvertures conçues par "Trio" pointaient les connivences, aujourd'hui connues, à l'époque pressenties, entre le patron de la Serbie et son "meilleur ennemi" croate, et la mollesse de Boutros Boutros Ghali face à Milosevic. Les arrangements secrets du "couple serbo-croate" pour se partager la Bosnie-Herzégovine, et l'incapacité du secrétaire de l'ONU, allaient - en quelque sorte - être entérinés lors des accords de Dayton.
Les communicants de Benetton ignorent sans doute l'existence de ces images qui les précédèrent dans leurs concept-béton, qu'ils doivent être très fiers d'avoir imaginé. En revanche, les liens entre la marque de fringue italienne et l'ex-Yougoslavie n'en sont pas à leur stade inaugural : en 1993, Benetton "s'affiche" partout avec l'uniforme et le tee-shirt maculés de sang d'un soldat mort au front en Bosnie-Herzégovine. La firme pousse le zèle jusqu'à faire figurer en haut de l'image, l'accord écrit du père du défunt, acceptant de faire don des vêtements de son fils comme contribution à la cause de la paix.
(c) Benetton - Oliveiro Toscani
Ce marketing morbide confirme étrangement le travail d'artistes yougoslaves, dont le propos est justement de révéler la part d'ombre de la société de consommation et de son bras armé publicitaire. C'est en partie l'un des concepts du groupe pluridisciplinaire Autopsia, basé à Ruma (Serbie) jusqu'à la fin des années 80, et officiant désormais depuis Prague : le groupe revendique la mort comme centre d'intérêt, et fonctionne comme une sorte d'agence de communication secrète et dépersonnalisée, délivrant d'obscures manifestes écrits, visuels, sonores ou vidéo. Leurs formules lapidaires et leur imagerie décontextualisée semblent être un miroir en négatif du langage de la communication de masse, dont la vacuité aliénante nous entraîne vers la non-vie.
"Notre but est la mort"
(c) Autopsia
"Notre but est la mort",
couverture par Autopsia pour le magazine tchèque Umelec
couverture par Autopsia pour le magazine tchèque Umelec
(c) Autopsia/Umelec
"L"économie de la mort"
exposition au SKC de Belgrade en 1985
(c) Autopsia
La pub de l'uniforme trouve aussi un écho troublant dans les pyjamas de l'artiste serbe Rasa Todosijevic (dont nous avions parlé ici), estampillés du message "Gott Liebt die Serben" ("Dieu aime les Serbes"). Ces pyjamas rayés évoquent les habits des déportés. Rasa Todosijevic visait le nationalisme serbe dans ces travaux mais la consommation de masse et le langage morbide de la publicité sont aussi l'une de ses cibles, dans un pays où la télévision, la publicité et le turbo-folk ont habilement endormi les esprits, face à ce qui se passait à Omarska ou Srebrenica. Sa "ligne de vêtements" de déportés semblent nous rappeler que les camps de concentration sont une organisation industrielle de la mort, permettant de la "produire" efficacement et à moindre coût. Le management du massacre en quelque sorte.
(c) Rasa Todosijevic
La pub Benetton participe de cette économie de mort : un jeune tué au front devient un plus, un bonus pour l'image de la boîte. Déjà instrumentalisés par les nationalistes de chaque camp, les morts des guerres yougoslaves ont une valeur marchande...A quand la mort cotée en bourse ? C'est peut être déjà le cas...Demandez aux Africains, décimés par les guerres du diamant, dont la violence suit les fluctuations du cours du précieux minerai.
L'uniforme tâché de sang a retrouvé heureusement un rôle plus honnête et sans doute plus fidèle au voeux du père du soldat, grâce à...Mladina ! Le magazine a récemment relayé une campagne pour la suppression de l'armée en Slovénie et a créé un tee-shirt qu'il commercialise. La campagne reprend le concept de Benetton.
"Tee shirt de Mladina : Arrêtons l'armée"
(c) Damjan Ilic
Ce hors-série "mode" de Yougosonic ;-) ne serait pas complet sans citer Laibach, dont on a déjà longuement parlé ici et là, et qui s'est lui-aussi amusé à détourner le langage de la publicité, qu'il assimile à la propagande fasciste. Le merchandising en ligne du groupe slovène propose une désopilante association entre leaders politiques et ligne de vêtements, qui sonne aujourd'hui comme un savoureux pied de nez aux roulages de patin de Benetton. Les "modèles" utilisés par Laibach pour vendre leurs martials tee-shirts ne sont autre que Vladimir Poutine et Jörg Haider. Il y eu même un temps Sarkozy, qui, à mon grand regret, n'y figure plus...
"C'est avec ce tee-shirt que je buterai les tchétchènes jusque dans les chiottes"
Passé le fou rire, on ne s'étonnera pas de ces montages, notamment concernant Poutine, qui avec les calendriers déshabillés des "filles de Poutine", ou les tubes à sa gloire, a réussi cet alliage parfait de la culture de masse et du nationalisme musclé, déjà pratiqué en ex-Yougoslavie, mais expérimenté aussi en France (remember Bigard, Gyneco, Johnny comme icônes turbo, et Carla, comme potiche indé, de la montée de Sarkozy) et ailleurs...
Certains trouveront peut-être le propos de ces artistes excessif, mais leurs démarches ne sont qu'une réponse à la "violence" avec laquelle la publicité a envahi l'espace public dans les Balkans et l'Europe de l'est. A peine débarrassés de la propagande communiste, les habitants de ces pays se sont pris en pleine figure une déferlante publicitaire tout aussi oppressante. Immeubles, feux et panneaux de signalisation, calicots, panneaux démesurés, écrans, elle s'est installée partout, au point qu'un "casseur de pubs" français en visite à Belgrade, Sarajevo, Bratislava ou Varsovie ferait immédiatement une attaque.
"Notre but est la mort"...heu, non... Novak Djokovic,
la grande marque serbe qui cartonne à l'export, sur les murs de Belgrade.
(c) Associated Press
Cosmétique et mode italienne pour sauver le vieux Belgrade tombant en ruine
Capitalisme triomphant, entreprises étrangères conquérantes, complicités politiques, corruption, magouilles, vide juridique, apathie sociale, pauvreté, constituent les ingrédients permettant à la publicité d'occuper l'espace public sans contre-pouvoirs solides. Ajoutons la spéculation immobilière et les délires architecturaux qui profitent des mêmes failles et contribuent à la dépersonnalisation des villes et à la perte des repères...Terreau fertile pour des manipulations identitaires.
Toute voix divergente est volontiers diabolisée par ceux qui n'ont pas intérêt à ce que les citoyens se réapproprient leur environnement. Les opposants au projet immobilier de la rue Varsavska à Zagreb, qui ont protesté inlassablement pour l'arrêt des travaux et un renouveau de la politique d'urbanisme, ont été traités de naïfs, de "sales rouges", "d'anti-modernes" voire "d'anti-croates", insulte suprême évidemment...Tomislav Horvatincic, l'un des promoteurs du projet, businessman mouillé dans diverses affaires, n'a pas hésité a barrer le chantier - déjà masqué par une pub pour les assurances "Croatia" - d'un immense calicot affirmant "Avec Oluja jusqu'à la paix, merci aux anciens combattants", ce qui est une façon détournée de traiter les opposants aux travaux de "mauvais croates" (un crime de lèse-majesté) ...et de provoquer la petite communauté serbe de la ville qui se rend à l'église orthodoxe juste en face.
La réponse de la scène artistique est donc à la mesure de cette "usurpation de l'espace public" par la publicité, pour reprendre les mots de Zoran Poposki, artiste de Skopje en Macédoine, dont le travail est une tentative de rupture concrète avec cet état de fait qui dépossède les citoyens de leur environnement, et dont l'un des projets porte sur les panneaux publicitaires. Comme il l'explique dans son blog, très bien fait et en anglais, l'artiste tente d'abord de comprendre la politique de la municipalité de Skopje dans l'octroi des marchés publicitaires, entreprise qui se solde par le silence des autorités locales et par la décision de Zoran Poposki de mener lui-même l'enquête. Arpentant sa ville, et recensant méthodiquement les publicités, il découvre que le parc des 400 panneaux officiellement annoncé est largement dépassé et que les 12 m2 réglementaires sont rarement respectés. Enfin, cette surenchère anarchique de publicité est aussi un vecteur de troubles au quotidien et en particulier d'accidents de la circulation (mauvaise visibilité), constate l'artiste.
Zoran Poposki obtient finalement de pouvoir utiliser certains panneaux publicitaires du centre-ville pour exposer des impressions digitales, qu'il a lui-même réalisé en fusionnant et superposant des photos prélevées sur Google.
(c) Zoran Poposki.
"European integration (Political consensus holds key to European integration)"
(c) Zoran Poposki
Les photos ont été trouvées à partir de mots-clé résumant certaines
problématiques politiques de la Macédoine : "The name issue" sur la querelle du nom avec la Grèce, "Antidote to Nationalism", "European integration (Political consensus holds key to European integration)"
("L'intégration européenne (le consensus politique est la clé de
l'intégration européenne")). L'affiche finale présente l'oeuvre et son
nom.
En plus de remettre de l'art dans un espace réservé à la
publicité, l'artiste - par les thèmes abordés dans ses oeuvres - tente
de replacer la politique au coeur de la cité (c'est le rôle étymologique
de la politique). Son but est de remettre les questions qui agitent la
société macédonienne au premier plan, là où la publicité les éloigne en
vantant le consumérisme et des rêves anesthésiants.
Et c'est là que l'on revient à Benetton. Dire que ses affiches sont "géniaaales", que c' est une boîte qui ose et qui prend position face aux désordres et souffrances de ce monde, est soit de la naïveté soit de la mauvaise foi. C'est au mieux un relent du mythe social-démocrate/démocrate chrétien d'un capitalisme "à visage humain", de l'économie "éthique", et c'est au pire un mélange de l'idéologie des "pubards" et du dogme ultra-libéral d'un monde où l'entreprise et les services sont le moteur suprême de la société, et peuvent, de fait, se mêler d'éthique, de droit, de culture...mais seulement si ça rapporte !
Voire en Benetton un patron engagé, participe de la même escroquerie que de dire que tout est normal à Sarajevo parce qu'on y a ouvert un Mac Donalds.
L'escroquerie Benetton est à sa manière la même que celle d'Apple, qui continue d'entretenir le mythe de la boîte de nerds néo-hippies, venant bosser en tongs en écoutant du skate-core sur leur I-Pod, et engagés dans un juste combat contre le méchant Bill Gates.
Le slogan de feu Steve Jobs, "Think different", est le motto de ce positionnement alternatif qui peut rapporter gros. Le grand journaliste, écrivain et satiriste croate Boris Dezulovic s'est employé a démonter cette formule dans un remarquable article (à lire ici si vous parlez la langue, et là en anglais), en commentant le calvaire d'une fillette de Zagreb, tête de turc de ses "camarades" de classe. Ces derniers ont tous des fringues de marque, des I-phones, des I-pads, des I-pods. Ils sont, nous dit Dezulovic, "tous différents", appliquant la formule de Steve Jobs. La petite s'habille au marché et n'a qu'un vieux portable ringard. Ses parents ont le malheur d'être pauvres : elle est donc "pareille", "la même", "pas différente". "Pense différent" devient, par cette aliénation que seules la publicité et sa soeur la propagande parviennent à réaliser, le mot d'ordre du troupeau et donc l'instrument de l'oppression que ce troupeau exerce. A méditer, quand vous serez 300 à faire la queue à 4h du matin devant le Apple Store, pour être sûr d'avoir le nouveau I-Pood.
Think different !
Les artistes dont on a parlé dans ce post adoptent peut être un langage dérangeant voire provoquant. Mais leur but est de nous interpeler et de nous faire réfléchir. Quand Mladina montrait Tudjman embrassant Milosevic, c'était pour mettre en garde : "attention, les dés sont pipés, ces deux types sont de mèche et vont entuber tout le monde".
Quand Benetton affiche l'uniforme d'un soldat mort, montre un malade du SIDA mourant, ou les grands de ce monde se roulant un patin, il veut nous donner l'illusion qu'il nous interpelle et nous fait réfléchir. Mais son propos n'en est pas un et son engagement prêche à des convaincus : à peu près tout le monde est contre la guerre, pense que le SIDA est une saloperie, voudrait que les politiques s'entendent et que la paix règne dans le monde. Sous couvert de dénoncer tous ces maux, les pubs Benetton ne font que revendiquer - même si c'est via un miroir inversé - ce que revendique l'idéologie publicitaire en général : un monde gentil, parfait ou tout le monde s'aime. On est en plein politiquement correct.
Les images choc qu'il affiche ne sont pas là pour nous faire réfléchir, mais au contraire servent à annihiler toute réflexion. Au moment de l'achat, on se tamponne du grand gamin mort en Bosnie, de ce qu'a été sa vie, des projets qu'il avait, de ses délires, des circonstances dans lesquels il a été tué, s'il a été torturé, s'il a agonisé 2 jours...mais on achètera du Benetton, parce qu'on "aime bien les fringues italiennes, que ses affiches elles assurent, et ouais, la guerre c'est moche, mais Benetton, lui il se bouge au moins".
Les images choc qu'il affiche ne sont pas là pour nous faire réfléchir, mais au contraire servent à annihiler toute réflexion. Au moment de l'achat, on se tamponne du grand gamin mort en Bosnie, de ce qu'a été sa vie, des projets qu'il avait, de ses délires, des circonstances dans lesquels il a été tué, s'il a été torturé, s'il a agonisé 2 jours...mais on achètera du Benetton, parce qu'on "aime bien les fringues italiennes, que ses affiches elles assurent, et ouais, la guerre c'est moche, mais Benetton, lui il se bouge au moins".
A voir : expo Rasa Todosijevic en ce moment et jusqu'au 5 janvier 2012 à Paris au Centre Culturel de Serbie
A se procurer : nouvel album de Autopsia "Weltuntergang" - Edition limitée collectors, disponible chez Old Europa Cafe
A lire : le site des casseurs de pub
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