vendredi 1 juillet 2016

COPS ARE NOT ALL BASTARDS


Ce vendredi 1er juillet 2016, Osijek, principale ville de la région de Slavonie en Croatie, rend hommage à Josip Reihl-Kir (photo ci-dessus) via un séminaire, à l'initiative du Centre d'Etude pour la Paix (Centar za mirovne studije), pour les 25 ans de son assassinat.

Fait oublié mais pourtant notable, le 1er juillet 1991, une semaine après la déclaration d'indépendance de la Slovénie, Josip Reihl-Kir, policier croate dont le seul tort est d'être un "modéré", est assassiné près d'Osijek.


La Croatie n'est pas encore à cette époque officiellement indépendante, bien qu'elle ait "révoqué" son appartenance à la Yougoslavie le 25 juin 1991, le jour où la Slovénie a proclamé son indépendance. La Croatie a cependant accepté, sur pression de la CEE, de reporter l'indépendance "officielle" de trois mois.
Sur le terrain, cependant, elle ne reconnaît plus l'autorité centrale de Belgrade.

Ce n'est pas encore complètement la guerre, mais plus franchement la paix. Les tensions sont fortes, les affrontements de plus en plus nombreux, il y a des provocations de part et d'autres entre Croates et Serbes de Croatie.

Dans la très cosmopolite Slavonie, cependant, où cohabitent depuis plusieurs siècles sans animosités excessives, outre Serbes et Croates, des Magyars, des Tchèques, des Italiens, des Allemands, etc..., Josip Reihl-Kir (lui même fils d'une croate et d'un "Volksdeutsche") demeure convaincu que la paix et la négociation restent possibles.  Il se présente désarmé devant les barricades et check-points improvisés serbes, tempère les bouffées de fièvres croates, et parvient à désamorcer moults tensions et débuts d'affrontements, en raisonnant patiemment les excités de chaque camp.

Seulement voilà, à Zagreb, et accessoirement en Slavonie, les va-t-en guerre et les extrémistes, parfois de retour de leur exil au sein de diasporas mafieuses ou oustachistes, sont en train de prendre le dessus sur les "modérés" partisans d'un divorce avec le moins de casse possible.
Ces crapules extrémistes, mélange de petites frappes qui dealaient à Dortmund ou rackettaient à Toronto, et d'illuminés de la renaissance nationale, ont évidemment tout intérêt à ce que la situation dégénère.

Se sentant menacé, Josip Reihl-Kir avertit sa hiérarchie à Zagreb, à savoir le Ministre de l'Intérieur, plutôt proche de l'aile "modérée" du gouvernement, Josip Boljkovac, un ancien Partisan. Ce dernier est prêt à muter son agent dans la capitale, mais en Slavonie, les jeux sont déjà faits.

Josip Reihl-Kir est assassiné alors qu'il revient d'une énième médiation devant une barricade... Son assassin, Antun Gudelj, un nationaliste croate fraîchement revenu d'Australie pour jouer à la guerre en vrai, sera certes condamné (puis rapidement amnistié). Les véritables commanditaires, eux, ne seront jamais clairement désignés et donc jamais poursuivis pour ce chef d'accusation. On sait pourtant aujourd'hui avec quasi certitude que parmi eux figure le ministre de la défense croate d'alors, Gojko Susak, nationaliste revenu du Canada. Ce dernier se serait appuyé sur la sinistre clique de chefs de guerre qui organisera la terreur en Slavonie, les tortures et assassinats, de Serbes bien-sûr, mais aussi de Croates ou membres d'autres communautés ayant quelque état d'âme sur la réalisation du grand rêve national par la violence. En l'occurrence, l'organisateur du complot serait Branimir Glavas, électron libre du HDZ d'Osijek et oustachiste décomplexé, épaulé par Vladimir Šeks, un autre politicien "radical" du HDZ local.

 La voiture dans laquelle a été tué Josip Reihl-Kir

Peu de temps avant l'assassinat de Reihl-Kir, Glavaš qui, factuellement, prend le pouvoir à Osijek en tant que responsable de la sécurité territoriale, invite la population à ne plus s'adresser à la police pour rapporter les problèmes et incidents croissants qui surviennent un peu partout dans la région. Il accuse celle-ci d'être "pro-yougoslave" et infiltrée par les Serbes, en raison d'une présence notable de Serbes dans la police locale. Ce dernier fait est en partie vrai, mais ne signifie pas que ces policiers sont forcément déloyaux (on y revient plus bas). Dans cette campagne de manipulation, Glavaš désavoue publiquement le chef de la police d'Osijek, un certain Josip Reihl-Kir, présenté comme dangereux et peu fiable, et crée d'ailleurs une police parallèle, directement pilotée par le HDZ local.
Dans cette période trouble où se préparent les saloperies qui suivront, des  policiers sont d'ailleurs massacrés dans la région dans des circonstances obscures...

La guerre naissante étant aussi une guerre de l'information, le nouveau boss de la région vire le journaliste Drago Hedl, jugé trop indépendant, du journal "La Voix de Slavonie", qui deviendra l'un des pires torchons propagandistes de Croatie. Drago Hedl sera, bien plus tard, lorsque la paix sera revenue, l'un des rares journalistes à témoigner sur l'affaire Reihl-Kir, et à enquêter sur les responsabilités de Glavaš et des siens.

"Un tchetnik (nationaliste serbe) arrêté en plein centre-ville"
titre "La Voix de Slavonie" peu de temps après sa "reprise en main", en août 91.
Le "tchetnik" en question, le brave hard-rocker au tee-shirt Motörhead bien visible sur la photo est en réalité un membre d'une caravane pacifiste partie de Sarajevo dans le but de traverser toute la Yougoslavie, et de plaider pour la paix. Il s'en "sortira" ici avec un passage à tabac. Le journal affirme sans rire que les incidents, que voulait perpétrer cet individu portant d'ostensibles "insignes tchetniks", ont été empêché de justesse par la "Garde"...

Reihl-Kir dérange non seulement parce qu'il tente de s'opposer aux exactions et manipulations des "faucons" du HDZ et de leurs hommes de mains. Mais il en sait aussi déjà trop. Témoin forcé et impuissant d'une attaque nocturne d'un faubourg serbe de Vukovar dont il avait su regagner la confiance et le calme, attaque perpétrée par Šušak, Glavaš et un troisième individu, Reihl-Kir aurait également découvert que Šušak organise méthodiquement la création d'unités paramilitaires. Le ministre de la défense n'aurait pas non plus fait mystère, devant le chef de la police d'Osijek, de ses "projets" pour la Bosnie-Herzégovine, et de sa proximité avec le lobby "herzégovinien" qui prend peu à peu les bons fauteuils dans les arcanes du pouvoir à Zagreb. Šušak organise dès cette époque, en sous main, la radicalisation des Croates d'Herzégovine, et leur future trahison de leurs "alliés" musulmans.

Ces sombres intrigues et complots s'épanouissent dans ce que de nombreux témoins de cette période qualifient d' "anarchie" au sein du pouvoir croate, gangrené par les factions les plus mafieuses et extrémistes qu'il jugea bon d'accepter en son sein pour les "sales boulots". L'ancien ministre de l'intérieur Boljkovac, révoqué peu de temps après l'assassinat de Reihl-Kir comme d'autres "modérés", videra son sac (et lavera sa conscience ?) dans "La vérité doit sortir", ses mémoires publiées en 2009. Il y décrit avec précision l'affrontement de l'aile gauche et de l'aile droite du HDZ, et la victoire de cette dernière. L'ancien ministre rappelle en effet que, contrairement à certains raccourcis en vigueur, d'anciens Partisans et militants communistes, dont lui-même, avaient rejoint le parti nationaliste, à côté de membres beaucoup plus à droite voire carrément oustachistes, qui obtiendront le leadership. Selon l'ancien ministre, cette période où l'ensemble de la Yougoslavie bascule peu à peu dans l'horreur reproduit au sein du pouvoir croate l'affrontement entre anciens partisans et anciens oustachis, l'alpha et l'oméga de la politique croate, qui revient encore aujourd'hui dans les débats....

L'assassinat de Josip Reihl-Kir fait partie des crimes d'Etat de la Croatie. D'autres suivront, hélas, comme par exemple le massacre de la famille Zec, des commerçants serbes de Zagreb, par des membres des services secrets croates. La légende veut que Tudjman ait versé une larme en apprenant que la tuerie, dont il était au fait car le père Zec était proche des sépartistes serbes de Krajina, avait aussi frappé la petite Aleksandra Zec, 12 ans....celle que ses "camarades" d'école rejetaient, peu de temps avant, en tant que "sale petite pute serbe". Ambiance...

Aleksandra Zec


Et ne parlons pas des crimes de guerre perpétrés ensuite, en grande partie par les mêmes, ou leurs complices, que ceux qui ont liquidé Josip Reihl-Kir. Ces sinistres forfaits demeurent globalement méconnus et peu investigués encore aujourd'hui sur place où l'on préfère encore et toujours privilégier le récit de la guerre défensive et juste, dépourvue de taches et de zones d'ombre, les exactions et crimes de guerre étant soi-disant le domaine réservé de l'ennemi serbe, lequel effectivement n'a pas non plus démérité en la matière...
 
Mais les temps changent, et des ONG, des associations oeuvrant à la réconciliation et parfois un chercheur, un acteur culturel, ou un journaliste courageux évoquent la face sombre de la guerre d'indépendance dans la sphère publique.

Branimir Glavaš sera certes condamné pour crimes de guerre en raison de tortures et d'assassinats de Serbes, mais ne sera jamais poursuivi dans l'affaire Reihl-Kir, tout comme Vladimir Šeks. Šušak est, lui, mort sans avoir été inquiété. Seul Antun Gudelj sera finalement rejugé, condamné et extradé d'Australie (où il était reparti se planquer après son amnistie), et ce, avant tout grâce à l'opiniâtreté et au courage de Jadranka Reihl-Kir, la veuve du policier, qui se bat quasi seule depuis 25 ans pour que justice soit faite.

Le cas de Josip Reihl-Kir rappelle que, dans cette saloperie de guerre yougoslave, des justes ont existé, dans chaque communauté, chaque camp. Au péril de leur sécurité, et, comme ici, de leur vie, ils ont tenté jusqu'au bout d'empêcher l'irréparable. Leur modération et leur foi en une solution négociée fait mentir les récits nationaux, eux aussi dominés par les "faucons", qui ont volontiers présenté la guerre comme une fatalité inéluctable, voire une volonté des peuples en quête de leur libération, pour mieux noyer leurs responsabilités. Mais c'est un narratif que l'on retrouve aussi parfois dans le discours occidental sur l'ex-Yougoslavie, qu'il soit médiatique ou politique: la grille de lecture des "tribus slaves" qui s'entretuent, de l'atavisme de la violence et autres "démons" balkaniques remontés à la surface. Ce discours présente aussi ces "justes" comme des cas isolés, des doux rêveurs, des bisounours dont on affectionne de rappeler le caractère minoritaire voire anecdotique.

Il ne s'agit pas bien-sûr de dire que personne ne voulait la guerre et que tout le monde était un modèle de modération. Il y avait bien toute une floppée d'excités, d'illuminés, d'exaltés et de pervers désireux d'aller au front. Cependant, il n' y avait pas qu'eux, la réalité était plus nuancée qu'une vision tout en noir ou tout en blanc. Enfin, on peut le regretter, mais le courage, la justesse, la justice, et la modération, en milieu hostile et en temps troublés, sont souvent le fait d'une minorité qui ne peut pas rester sans agir. Au lieu de n'insister que sur les fanatiques violents, on serait parfois bien inspiré de donner un peu plus de visibilité à ceux qui les combattent, ce qui fut rarement le cas dans la couverture des guerres yougoslaves...

Pour conclure ce post dont le titre prend à rebrousse-poil la branche anar de notre lectorat, une fois n'est pas coutume ;-), on précisera que dans ce récit national croate sans tâche et sans reproche, où un Reihl-Kir n'a pas sa place, vient se superposer une autre affaire emblématique mettant en scène les "gardiens de la paix", ici bien nommés, quoique l'expression n'existe pas à ma connaissance en serbo-croate.

Le récit officiel de la guerre d'indépendance croate affirme en effet que la première victime de cette guerre serait un policier croate, Josip Jović, tué le 31 mars 1991 aux abords du parc de Plitvice, lors de ce qu'on appelle les "Pâques Sanglantes", un affrontement entre forces de l'ordre croates et séparatistes Serbes de Krajina. 

Josip Jović
 
C'est la thèse que l'on lit un peu partout et Josip Jović est honoré comme un héros national, avec ce statut particulier de "premier mort de la guerre patriotique". Pourtant, certains journalistes et historiens, à la marge, mais aussi l'ancien ministre de l'intérieur Boljkovac, encore lui, défendent une version moins croatiquement correcte, mais là aussi toute en nuance face à la réthorique en vigueur. En l'occurrence, le premier mort de la guerre d'indépendance ne serait pas Josip Jović, "paix à son âme et honneur à lui, bien entendu", disent les tenants de "l'autre thèse", mais serait un policier de nationalité serbe, Goran Alavanja, tué par ses propres "conationaux" dans la nuit du 22 au 23 novembre 1990 entre Knin et Zadar.

Goran Alavanja

A cette époque commence l'agitation en Krajina, région de Croatie à fort peuplement serbe, agitation connue sous le nom de "révolution des rondins" ("Balvan revolucija"), car consistant pour les séparatistes serbes à abattre des arbres pour dresser des barricades sur les routes. Chez les séparatistes serbes aussi, les fanatiques tendent à l'emporter sur les modérés, poussés à la fois, il est vrai, par les délires oustachistes de sinistre mémoire qui se développent côté croate, mais aussi en raison du téléguidage avéré de leur fronde par Belgrade.

Goran Alavanja, Serbe de Krajina lui-même, est un policier "régulier", loyaliste, respectant les ordres de sa république de tutelle, la Croatie pas encore indépendante... C'est précisément alors qu'il est envoyé en mission de protection des civils, qu'ils soient serbes ou croates, dans une zone de troubles, qu'il est assassiné par des "terroristes" à la botte de Milan Martić, le boss des séparatistes de Krajina. Le but est à la fois de faire disparaître des policiers "loyalistes" à la Croatie, et de susciter une répression du gouvernement croate qui alimentera le fanatisme serbe.

A l'époque, le ministre Boljkovac rend hommage à Goran Alavanja et exprime personnellement ses condoléances à sa famille. L'histoire officielle pourtant oubliera le cas de ce policier, parce qu'il fait mentir le récit d'une guerre elle-même "ethniquement pure"... Car on l'oublie ou on le cache, tout comme des Serbes sont restés combattre aux côtés des Bosniaques à Sarajevo ou ailleurs en Bosnie-Herzégovine, il y eut aussi des Serbes combattant côté croate lors de la guerre de Croatie, y compris à Vukovar. Ces Serbes, certes minoritaires (mais on n'a pas de statistiques), n'étaient pas forcément des traîtres à leur communauté, mais avaient choisi de défendre "une certaine idée" de la Croatie, "leur pays" et le pays de leurs ancêtres. Une idée qui hélas aura été trahie par l'aile dure du pouvoir croate.

Bref, derrière les grilles de lecture nationalement correctes sur place, ou réductionnistes dans certains discours en Occident, la guerre, aussi horrible fut elle, ne fut pas exempte de nuances et de contrastes faisant en partie mentir ces grilles et discours.



Hommage et respect à Josip Reihl-Kir et à toutes celles et ceux qui ont tenté d'empêcher le pire, ou, lorsque le pire sera arrivé, sauveront un ami, un voisin, parfois un inconnu de "l'autre ethnie": les "justes" oubliés des guerres yougoslaves, qui n'ont jamais eu de monuments, de plaques de rue ni de cérémonies en grande pompe. On leur doit bien ces quelques lignes...

Visuels du séminaire en hommage à Josip Reihl-Kir
(c) Centar za mirovne studije.


4 commentaires:

  1. Avant, j'étais nulle en yougologie mais depuis que je lis vos articles, je me soigne.
    Merci pour votre art du déploiement de la complexité. Vous êtes aussi un coloriste hors pair pour ce qui est du maniement des nuances.
    Sur la photo d'ouverture, il est terrible le geste de Josip Reihl-Kir. Essaie-t-il de conjurer le sort qu'il voit arriver en toute lucidité ?
    J'avais vu cette vidéo https://youtu.be/DLa7wtrQuAI il y a quelques mois et j'avais gardé en mémoire, hormis l'extrême courage de cet homme, la cruauté de la trahison dont sa femme fait état à 6:39 min
    Bien à vous M. Yougosonic
    E.C.

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    1. Grand merci pour vos compliments, ça fait toujours plaisir, surtout sur un sujet comme celui-ci. Je voulais depuis longtemps parler de Reihl-Kir, et à travers lui de tous ces "justes" des guerres yougoslaves dont on parle rarement. J'en avais entendu parler la première fois, justement, dans le document de la BBC dont vous partagez l'extrait. Excellent documentaire d'ailleurs, l'un des meilleurs peut-être sur les guerres en Yougoslavie tant il donne la parole aux différents protagonistes, qui, en confiance et sûrs de leur bon droit, se livrent complètement...
      Meilleures salutations et encore merci.

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  2. Je viens de découvrir votre blog, merci pour cette œuvre de pédagogie sur un sujet si complexe ! Cela fait du bien de trouver des avis construits et loin des clichés sur les Balkans occidentaux !

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    1. Bienvenue dans la "yougosonic dimension", en espérant que vous vous y plairez. Et merci pour les compliments!

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