samedi 22 octobre 2016

VOL AU DESSUS D'UN NID DE COCARDES


Comme le dirait le "Canard Enchaîné", le mur du çon a été franchit avec fracas en février dernier par cet avion "à réaction", pour ne pas dire réactionnaire, qu'est le gouvernement croate. Les ministres y ont validé le nouveau nom que devrait porter désormais l'aéroport de Zagreb, qui jusque là se nommait Pleso, du nom de la petite bourgade où il se trouve. L'aéroport portera désormais le nom de l'ancien président Franjo Tudjman, héraut de l'indépendance, connu aussi pour ses méthodes autoritaires, ses accords secrets avec Milošević, sa bienveillance envers les organisations croates les plus extrémistes, son refus de faire évacuer les civils de Vukovar pour augmenter son capital de ville martyre, et sa probable responsabilité dans certains assassinats d'opposants ou de Serbes...(Liste non exhaustive).
Cet aéroport, rénové entre autres par Bouygues et Aéroports de Paris, se veut "une porte de la Croatie vers le monde (...), dont bientôt nous n'aurons plus honte quand des voyageurs du monde entier y atterriront", selon le ministre croate des transports, cité par le portail Index.hr, et qui parle bien sûr du résultat des travaux. 

 Le projet de rénovation de l'aéroport de Zagreb ne date pas d'hier. 
Ce journal (non identifié), trouvé sur le net, s'enthousiasmait de sa livraison prévue en ...2011. Autre motif de fierté qui vaut le bel encadré à droite: les esquisses ont été faites par le responsable des animations du "Seigneur des Anneaux". Il est vrai que dans les Balkans, le Mordor n'est jamais loin...

Les mots du ministre résonnent évidemment de manière très ironique avec le nouveau nom de l'aéroport. Comme l'a dit alors le rédacteur en chef d'Index, Matija Babić, sur sa page FB: "Quelle va être pour le touriste l'image d'un aéroport qui porte le nom imprononçable d'un ancien communiste qui ne doit qu'à [son décès d'un cancer] d'avoir échappé au Tribunal de La Haye? (...) Ce choix est finalement honnête: il permet à l'étranger de savoir immédiatement où il met les pieds, et à nous Croates de savoir pourquoi nous partons d'ici". Pas mieux!

"Votre honneur, je ne suis pas vivant"
Couverture du Feral Tribune représentant Franjo Tudjman, qui effectivement échappera à un probable jugement au Tribunal de La Haye, en raison de son décès.

La phrase fait allusion à "Časni sude nisam kriv"/"Votre honneur, je ne suis pas coupable", paroles attribuées à Ante Gotovina durant son jugement à La Haye.

Les Serbes, à qui il faut laisser un sens certain du marketing et une avance indéniable dans la bataille "culturelle" qui oppose aujourd'hui les anciens belligérants dans la course à l'image, ont nommé l'aéroport de Belgrade "Nikola Tesla", du nom du célèbre chercheur né dans une famille serbe de Croatie, alors en Autriche-Hongrie. Ce fut, par ailleurs, une façon subtile de ramener Tesla dans le giron serbe, et uniquement serbe, alors que les Croates s'étaient pris d'invoquer son héritage, de par son lieu de naissance, surtout depuis que Tesla est passé du statut de relique historico-scientifique à celui d'icône geek. 

Des relations toujours électriques entre Serbes et Croates 
autour de Nikola Tesla.

On passera évidemment sur le fait que Tesla, incarnation du génie scientifique serbe, et éventuellement croate, multiséculaire, s'est globalement heurté à un mur d'indifférence, pétri d'incompréhension, dans ses terres natales, serbes ou croates, lorsqu'un début d'étincelle survint dans son esprit. C'est à Vienne qu'il se formera, puis dans l'Empire Allemand qu'il effectuera ses premières recherches. Ce qui lui vaudra d'ailleurs un passage dans ma bonne ville de Strasbourg, qui ne semble pas en tirer quelque fierté puisqu'aucune rue ni bâtiment n'honore cette présence, il est vrai passagère, mais pourtant marquée par des recherches et travaux précurseurs comme le prototype du moteur à induction. Las, c'est finalement aux Etats-Unis que Tesla passera la majeure partie de sa vie et réalisera ses expériences les plus emblématiques.

Raté pour Tesla à l'aéroport de Zagreb, donc, mais dans la morne plaine de Pleso, les exemples de noms "positifs" à haute valeur intellectuelle ne manquaient pourtant pas. Zagreb, ville de culture, d'art et d'histoire, capitale d'un grand pays de culture, d'art et d'histoire, aurait pu se la jouer avec un "Miroslav Krleza Airport", qui aurait honoré l'écrivain zagrébois dont l'oeuvre a placé la Croatie sur la carte du monde des lettres, et surtout sur la carte de la Mitteleuropa (et non pas dans ces Balkans honnis), en dépeignant les vieilles familles germanisées de la bourgeoisie zagréboise .... Ah oui, il était de gauche et proche de Tito, et puis sa bourgeoisie était décadente et en fin de règne, Ach, mein Gott ! ... Non, pas Krleža! Et tant pis si ça reste un des grands auteurs croates reconnus. 

Miroslav Krleža : peinture murale à Karlovac (Croatie)

August Šenoa, alors ? Lui était un grand défenseur de la Croatie, d'autant qu'il avait la ferveur enthousiaste des convertis (lire son portrait, qui est aussi le portrait d'une époque, ici). Il fut un amoureux du petit peuple croate dont il narra l'insurrection paysanne face à la tutelle magyare, et qu'il s'employa à éduquer via une prose qui se voulait accessible... Oui mais en fait non, car un peu trop cosmopolite avec ses amitiés et ses connexions dans toute l'Europe Centrale. Et surtout, Šenoa affichait, comme la plupart des intellectuels de langue slave de la région à cette époque, de coupables penchants yougoslavistes, peu compatibles avec l'identité croate d'aujourd'hui. Ivan Gundulic, alors ? Ljudevit Gaj ? Trop lointains dans le temps... Ou alors un aéroport Tomislav Gotovac ? J'aurais bien vu une statue de l'artiste croate accueillant les touristes dans la même position et le même plus simple appareil que dans sa performance "Zagreb I love you" (photo ci-dessous). 


Sauf qu'avec la nouvelle pudibonderie initiée par les cercles cathos, peu de chance qu'un tel choix l'emporte... mais trêve de spéculations, car à vrai dire, franchement, la Croatie "officielle" cultive-t-elle vraiment aujourd'hui la lecture, le savoir, les arts, les belles lettres, la pensée? Ne semble-t-elle pas préférer un pays ignare, aux idées arrêtées, à l'esprit étroit? Combien de librairies par rapport au nombre de salles de paris sportifs? Combien de nouvelles églises pour combien de nouvelles bibliothèques? Qu'en pense la présidente Kolinda Grabar Kitarović, celle qui a accroché des routeurs wi-fi sur les sculptures d'Ivan Mestrovic qui ornent le palais de Pantovčak (l'Elysée croate)? 

 Des routeurs à Pantovčak ? 
Officiellement pour permettre aux journalistes d'envoyer plus rapidement leurs compte-rendus des conférences de presse de la présidence à leur rédaction.


Vous avez bien lu, "sur les sculptures d'Ivan Meštrović", l'ami de Rodin, adoubé d'ailleurs par ce dernier. On ne parle pas d'un lion en céramique made in china, acheté dans la section brico-jardin du Konzum pour décorer l'entrée du garage!

Du coup, en fait, le choix de Tudjman apparaît comme cohérent, et illustre le fait que la Croatie officielle est toujours en guerre et cultive toujours la guerre comme mythe et repère ultimes de la fondation de l'Etat. Ce n'est bien sûr pas faux de dire que la guerre a bien permis à la Croatie de devenir un pays indépendant à part entière. Le problème, c'est que ce pays, il faudrait quand même songer à en faire quelque chose d'autre qu'un mémorial militaire permanent, toujours prêt à déraper, d'autant que les vraies menaces aujourd'hui sont plus à Bruxelles ou à Wall Street, qu'à Belgrade. Précisons quand même, pour être juste et honnête dans l'attaque, que l'idée de baptiser l'aéroport de Zagreb en "Franjo Tudjman Airport" vient à l'origine du SDP, les sociaux démocrates encore au pouvoir l'an passé, idée reprise avec enthousiasme par les anciens-nouveaux tauliers du pays. Ce qui prouve, si besoin en était, que la gangrène du mythe guerrier fondateur de l'Etat sous la houlette de Franjo Tudjman est un mal répandu au delà de la droite nationaliste, avec ou sans alternance.

On me répondra que Paris a son Charles de Gaulle. Le "général" n'était il pas lui-même une personnalité controversée, aux tendances aussi nationalistes que parfois autoritaires? Certes, oui, et je ne suis pas personnellement un fervent supporter de notre ancien père de la nation au visage d'épagneul. Cela dit, et sans chauvinisme aucun, il me semble quand même qu'il eut un peu plus de vision et de courage politiques, notamment durant et après la deuxième Guerre Mondiale, que l'ancien apparatchik du PC croate dont l'un des seuls mérites fut de vaguement flairer que le vent tournait et d'en tirer quelques profits, surtout personnels au final. 


Si Belgrade joue sur le tarmac la carte du prestige scientifique, Zagreb et la Croatie ne sont pas les seuls à glorifier le passé valeureux de l'indépendance et du "libertador" qui en fut l'artisan. Ainsi, Prishtina au Kosovo, pays où le Serbe n'est pas non plus objet de réceptivité cordiale, en partie à raison, il est vrai, l'aéroport porte le nom d'Adem Jashari, patron de l'UCK. On s'étonne là aussi que le relativement consensuel et cultivé Ibrahim Rugova, caution intellectuelle et pacifiste du Kosovo, n'ait pas été retenu. Il est vrai que la lutte non-violente de Rugova n'a pas donné grands résultats, et que l'homme passe un peu du coup pour une fiotte face aux gaillards virils de l'Armée de Libération, qui, certes en prenant bon nombre de libertés avec le droit international en temps de guerre, sont parvenus à obtenir l'indépendance tant désirée. On sait aussi que la clique au pouvoir au Kosovo est dans un conflit de leadership avec le parti de Rugova, et qu'elle fait tout pour le mettre au second plan. Et puis, les héros de la guerre d'indépendance, comme en Croatie, c'est tellement plus excitant que le marasme économique que connaît le pays, qui d'ailleurs demeure toujours marginalisé et handicapé sur le plan international, malgré la protection de son parrain américain, lequel semble surtout se préoccuper d'y garder ses bases militaires. On a d'ailleurs échappé à l'aéroport "Bill Clinton"!

Les nombreux Kosovars vivant en Occident sentent ils où ils mettent les pieds, ou bien ce qu'ils quittent, à l'aéroport de Prishtina, pour paraphraser la formule du rédac'chef d'Index? La question est ouverte...

 
Non loin de Prishtina, à Skopje, autre approche mais avec des buts patriotiques similaires: ici point d'autorité militaire récente ou de père de l'indépendance, les autorités macédoniennes sont remontées à des temps où l'aviation n'était au mieux qu'un fantasme mythologique, c'est à dire jusqu'à l'Antiquité dans une région où l'héritage antique est particulièrement disputé. A Skopje, ce n'est ni plus ni moins Alexandre le Grand qui vous accueille à l'aéroport. Le voisin grec doit apprécier, même si il est en partie responsable, par ses chicaneries stupides, du renforcement de certaines hystéries slavo-macédoniennes nationalistes. 

Comité d'accueil à l'aéroport de Skopje.
Une belle entrée en matière avant d'admirer les kitscheries pseudo-néo-classiques construites récemment au centre ville.

Quant aux Albanais de Macédoine, très sensibles à la question de leur place, y compris symbolique, dans cet Etat, je doute qu'il se reconnaissent dans le nom du grand combattant greco-barbare ayant terassé la moitié du monde antique. Cela dit, un aéroport Mère Téréza n'eut pas été plus heureux, à mon sens.

A l'autre bout du Vardar, au pied de l'impétueux Triglav, en Slovénie,  l'aéroport de Ljubljana a aussi emprunté la cause nationale, quoique sous une forme probablement moins polémique qu'à Zagreb, Prishtina et Skopje. Jusqu'à une période récente, le nom indélicat de la commune où il se trouvait malmenait encore le touriste venu des terres efficaces et industrieuses du nord de l'Europe, en route pour les plages dalmates. Passé le tunnel des Karavanke, au premier restauroute de Slovénie, le brave touriste, déjà dérouté par un service beaucoup plus débonnaire qu'à la station service de Bad Reichenhall, et par l'exotique ćevap au menu, devait en plus s'écorcher la langue en tentant de déchiffrer les infâmes accumulations de consonnes des localités environnantes: parmi elles, celle de Brnik et de son aéroport. 


L'aéroport de Ljubljana-Brnik, prononcé "Beurrnik" s'est vu attribué en 2007 le nom de Joze Pucnik , un ancien "dissident" du temps de la Yougoslavie, qui devint un apôtre de l'indépendance slovène. Laissons là la question de savoir si le touriste annonne plus facilement ce nouveau nom, qui se prononce "Yojé Poutchnik", et si cette personnalisation humanise un rien son trajet, pour nous concentrer sur cette nouvelle dénomination. La Slovénie a choisi une personnalité relativement consensuelle, tout en restant "nationalement correcte": Jože Pučnik était un intellectuel qui s'est battu pour la démocratisation, sur un modèle occidental, de la Yougoslavie. Il payera son engagement de sa liberté à plusieurs reprises, avant de choisir l'exil en Allemagne, où il sera proche des sociaux-démocrates locaux. Contrairement à d'autres exilés "yougoslaves", qui parfois rejoindront les cercles les plus extrémistes et nationalistes de l'émigration, Jože Pučnik est resté relativement "modéré". Son choix de l'indépendance slovène sera certes ferme et déterminé, mais se posera plus en réponse aux menaces venues de Belgrade et à l'instrumentalisation du socialisme yougoslave comme cache-sexe du nationalisme serbe. 


 Jože Pučnik au moment de la campagne pour l'indépendance de la Slovénie.

Bien que membre d'un cartel de partis du centre et de la droite au soir de l'indépendance slovène, et en dépit de ses orientations libérales en économie, certains à gauche lui conservent leur respect. L'hebdo Mladina le présentera même comme une sorte de Vaclav Havel avorté, car ayant dû s'effacer face à l'ancien communiste reconverti en indépendantiste démocrate Milan Kucan. Après l'indépendance, Pučnik s'intéressera aux crimes perpétrés par les communistes à la fin de la IIe Guerre Mondiale, présidant une commission parlementaire, mais s'exprimera aussi avec sévérité quant à certains travers du nouvel Etat, notamment en matière de corruption. Bref, il restera à sa façon une conscience et une voix indépendante.

La Slovénie a donc opté pour un aéroport auréolé du prestige de la dissidence, une dissidence qui s'est toujours bien vendue à l'ouest, et le nom Jože Pučnik  s'inscrit assez bien dans le marketing national vendant un pays lisse, progressiste, et pétri des valeurs européennes.... Même si la réalité n'est pas forcément aussi fidèle à cette vision idyllique, comme on l'a déjà évoqué dans ce blog.

Last but not least, c'est à Sarajevo que nous terminons ce survol des aéroports ex-yougoslaves. Au risque de vous décevoir, chers lectrices et lecteurs, il porte encore et toujours le nom anonyme et impersonnel d'"Aerodrom Sarajevo", certes précédé de la mention "medjunarodni", qui confirme qu'il est bien international. Précisons au passage qu' "aerodrom" est bien le terme en langue locale signifiant "aéroport". Rien à voir avec nos aérodromes de campagne!  

 Comme on dirait en serbo-croate, 
"medjunarodni a naše" ("international mais à nous").
La formule exacte est "svetsko/svjetsko a naše", formule toute faite, souvent utilisée dans les médias ou la publicité, et qui peut s'appliquer à une célébrité, à un produit ou autre, et signifiant "mondial, mais à nous".

L'aéroport de Sarajevo est certes parfois appelé "Aerodrom Butmir", du nom du faubourg de la capitale bosnienne où il est implanté, mais aucun Sarajévien ou Bosnien célèbre n'a été proposé pour le labelliser de son nom et de son aura prestigieuse. Car en Bosnie-Herzégovine, rien n'est simple, on le sait. La mémoire "nationale", qu'elle soit politique, intellectuelle ou artistique doit s'effacer derrière les mémoires nationales de chacune des trois principales communautés, enfin...de leurs leaders politiques. Les figures autrefois yougoslaves ou bosniennes ont été récupérées par les uns, rejetées par les autres, en fonction des "appartenances ethniques" ou des choix politiques de ces personnalités, le tout selon des critères pas forcément honnêtes comme on l'a vu par exemple dans l'instrumentalisation d'Ivo Andric par Emir Kusturica, dans le but de construire une nouvelle identité culturelle en Republika Srpska.

De fait, trouver un nom bosniaco-serbo-croato-compatible est un exercice voué à des débats sans fins, et comme les décideurs bosniens n'arrivent déjà pas à se mettre d'accord sur des questions beaucoup plus essentielles, mieux vaut laisser l'aéroport en l'état, sans nom, comme on abandonne d'ailleurs beaucoup de choses de la sorte dans ce pays. 

Je ne peux m'empêcher d'imaginer la bronca qu'aurait généré un "Gavrilo Princip Airport", d'autant que cela aurait été le premier aéroport portant le nom d'un "terroriste", mais Princip, "reserbisé" par les élus de Republika Srpska, ne séduit plus depuis longtemps les Bosniaques et les Croates. L'autre option, dans ce registre du nom improbable auquel vous avez échappé, aurait pu être de baptiser l'aéroport de Sarajevo "Maréchal Tito", au vu de la Titophilie encore forte sur les bords de la Miljacka....

Mais cessons là ces spéculations délirantes, car il y eu bien, dans l'immédiate après-guerre, le projet de nommer l'aéroport de Sarajevo "Aerodrom Alija Izetbegović". La tutelle internationale, pour une fois bien inspirée, jugea à raison le nom peu propice à la réconciliation et en refusa l'usage.  

Ancienne publicité de l'ancienne compagnie yougoslave JAT 
(Jugoslovenski Aerotransport).
 
*   *   *

A l'heure où je clôture ce post et qu'un début de jetlag nous envahit face à aux idéologies low-cost qui président à ces dénominations ou à leur absence, concluons avec un éclairage linguistique qui à priori n'a rien à voir avec ce qui précède, mais qui pourtant s'y raccroche. 

Les Croates sont les seuls du domaine linguistique serbo-croate à avoir un mot spécifique, "zračna luka", en lieu et place du très international "aerodrom". Le mot est formé à partir de "zrak"/air et "luka"/port. Il fait partie de ces délicieux "croatismes", néologismes inventés à l'origine au temps de l'Autriche-Hongrie pour exprimer en croate les concepts modernes, sans recourir à un emprunt, et donc ainsi résister à l'assimilation de la langue alors dominante, l'allemand. La tradition s'est poursuivie au XXe siècle et constitue l'une des principales spécificités de la variante croate du serbo-croate, et l'un de ses charmes poétiques, là où les autres variantes, la serbe, notamment, se sont montrées moins protectrices, probablement parce que la Serbie, indépendante dès le XIXe, se sentait moins menacée sur le plan linguistique. 

Le croate parlé s'est, du temps de la Yougoslavie, parfois abatardisé, et la langue d'aujourd'hui, dans le quotidien, n'est pas forcément un parangon de purisme. L'arrivage de mots anglais récents, dont la traduction par un calque croate serait aussi ridicule qu'inefficiente, a contribué à maintenir une langue parlée pas forcément conforme à 100% aux exigentes préconisations de la très stricte Académie de la langue croate. Car la guerre, puis l'indépendance, ont généré un regain hystérique de la politique de croatisation du vocabulaire, avec des aberrations devenues un sujet de raillerie, même chez les Croates, dont beaucoup ont des soucis quotidiens plus préoccupants que de réapprendre à parler. L'exemple le plus connu est aérien, là encore. Il s'agit de "zrakomlat", créé pour remplacer le trop serbo-international "helikopter". On y retrouve la racine "zrak"/air, et "mlat" vient du verbe "mlatiti", que l'on pourrait traduire par frapper, battre, agiter. N'étant pas parvenu à détrôner "helikopter", un "zrakomlat" a fini par désigner, en croate moderne, un individu qui "brasse de l'air", qui parle pour ne rien dire. C'est le genre de pisses-froids que l'on croise parfois dans le pays, et qui se fendent d'une sèche rectification si par malheur leur interlocuteur emploie un mot non-croatiquement correct, surtout un mot de "l'autre langue", celle des grands méchants qui grouillent à l'est du Danube. 

Moquerie serbe contre la purification linguistique du croate:
"ZRAKOMLAT:
Et là tout simplement tu captes que la langue serbe, c'est pas si mal"


"Aerodrom" a longtemps cohabité dans le parlé croate avec "zračna luka", sans que cela ne déclenche de grosses turbulences. Ce fut même le nom d'un groupe rock de Zagreb dans les années 80. On l'entend encore ça et là dans la conversation croate courante, mais le mot croatiquement pur "zračna luka" est désormais de rigueur dans la terminologie officielle. De fait, Zračna Luka Zagreb sonnait déjà relativement exotique au voyageur occidental, et suffisamment croate au passager serbe ou bosniaque, pour qu'on ait pu se passer de lui ajouter le nom de Franjo Tudjman. C'est finalement en remettre une couche là où on a déjà brassé beaucoup d'air....

2 commentaires:

  1. Pour sûr, vous n'êtes pas un zrakomlat. Retraverser l'histoire du point de vue des tarmacs il fallait y penser. Article supersonique au développement passionnant, de surcroît cocasse.
    Un jour en ex-Yu il y aura un aérodrome de campagne qui portera le nom de Yougosonic.
    Vous ne l'aurez pas volé.
    E.C.

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    1. Ha ha ha ! Merci. Vos éloges dépassent le poids autorisé en soute, mais votre écriture mériterait de vous faire gagner des miles ;-). Bien soniquement vôtre !

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