lundi 7 décembre 2015

PEUT ON EFFACER DAMIR AVDIC ?

Celles et ceux qui suivent ce blog fidèlement savent qui est Damir Avdić (prononcer Avditch). Je le convoque volontiers en ces pages et j'ai traduit deux de ses chansons. Damir Avdić est, à mon sens, l'un des artistes les plus intéressants de l'espace yougoslave post-guerre, et je ne suis pas le seul à le penser. Son regard aiguisé, sans compromis, n'épargnant personne, interroge les enjeux politiques et sociaux de la Yougosphère, ainsi que ceux de notre monde en mutation. Comme beaucoup d'autres artistes ex-Yougoslaves, Damir Avdić pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, jouant volontiers la carte de l'ironie ou du double langage, pour inciter l'auditeur à réfléchir sur ses propres choix idéologiques et sociétaux. Damir Avdić a ainsi mis des mots, sévères mes justes, sur le désarroi politique né sur les ruines de l'ancien Etat, soumis à la violence de la transition économique et à celle du nationalisme.Voilà pour un rapide résumé de l'approche artistique, car là n'est pas le propos aujourd'hui.

L'hebdomadaire Mladina révèle cette semaine que l'administration slovène  retire à Damir Avdić son permis de séjour et son statut d'artiste.
Né à Tuzla en Bosnie-Herzégovine en 1964, ressortissant bosnien, Damir Avdić vit et travail en Slovénie depuis 6 ans, évoluant dans le très actif milieu underground de Ljubljana. Il est marié avec une Slovène, avec qui il a deux enfants. D'après l'administration, ses revenus d'artiste seraient insuffisants pour assurer la subsistance de sa famille, alors que son épouse gagne suffisamment, et qu'ensemble ils parviennent à couvrir l'ensemble des charges et besoins du foyer. L'administration estime que l'artiste devrait percevoir 50 000 euros par an (!), un comble, alors que le premier ministre slovène ne touche même pas cette somme. Dans son infinie humanité, l'administration lui certifie qu'il pourra continuer à voir sa famille comme touriste bosnien visitant le pays !! Par contre, plus possible de travailler.

L'affaire rappelle l'une des plus sombres facettes de la politique slovène lors de l'indépendance, l'effacement unilatéral par le nouvel Etat de dizaine de milliers de Serbes, Croates, Bosniaques, Macédoniens et Monténégrins des registres de l'administration, alors que certains vivaient là depuis plusieurs décennies, Yougoslavie oblige.
Une purification ethnique certes plus "soft" que les viols et massacres perpétrés plus au sud, mais néanmoins violente dans sa mécanique d'élimination de citoyens devenant des apatrides. Ces "effacés" ("Izbrisani" en slovène comme en serbo-croate) ont perdu droits civiques, permis de travailler et protection sociale, et leur cas n'a été résolu qu'au prix d'une très longue bataille juridique impliquant un rendu de la cour de justice européenne. On avait parlé de tout cela ici.


Avdic a engagé un avocat et conteste la décision. Ses ennuis commencent à circuler sur les réseaux de la Yougosphère, et dans certains médias, où dominent consternation et incrédulité. "Touchez pas à Graha" (Graha est l'un des pseudos de Damir Avdić), une pétition de soutien, vient d'être lancée ici. Elle sera envoyée à Nina Bačnik, la responsable de cette décision. Voilà où on en est à l'heure où j'écris ces lignes. 

Au delà des difficultés que rencontre l'artiste, cette nouvelle est peu rassurante pour les "ex-Yougoslaves non Slovènes de souche" qui vivent en Slovénie. Si ce seuil de 50 000 euros devait devenir le critère-clé pour pouvoir garder son permis de séjour, le risque est grand que bon nombre de ces personnes basculent dans la catégorie "touristes". Damir Avdić bénéficiera probablement d'une large mobilisation de ses fans, d'une partie des médias (Mladina prend déjà clairement la défense de l'artiste), et du milieu culturel. Mais quid des anonymes qui seraient frappés d'une même décision ? 

On n'en est pas encore là mais on se demande quand même où va la coalition centre/sociaux démocrates qui gouverne le pays pour qu'une telle procédure soit à l'oeuvre. Elle semble suivre, comme en France ou d'autres pays européens, l'agenda de l'extrême droite pour flatter un électorat effrayé par le flot de réfugiés qui remontent la péninsule balkanique.

Il est assez paradoxal qu'un pays qui a été la porte d'entrée en Yougoslavie de nombreuses avant-gardes et contre-cultures, des hippies à la militance gay en passant par le punk, et qui demeure un foyer très actif et innovant sur le plan de la création, s'acharne sur un artiste parfaitement inséré dans le circuit. Changement d'époque ? Non, car la Slovénie officielle ne dédaigne pas d'invoquer cet héritage contre-culturel ni d'afficher son dynamisme actuel en la matière ...mais seulement quand ça arrange ses intérêts et lui permet de se poser en pays ouvert et follement créatif. Laibach, réhabilité de longue date car auréolé de sa supposée contribution à l'indépendance, figure dans des publications du ministère de la culture, et l'ancien squatt de Metelkova se dévoile parfois dans des brochures ou des sites touristiques vendant la Slovénie à la bobosphère occidentale en mal de nouveaux frissons.

Metelkova

Le problème est peut-être ailleurs pour les autorités, et se situe selon moi dans le rapport compliqué et ambivalent qu'entretient le pays avec le reste de l'ex-Yougoslavie, un rapport amour/haine, fascination/répulsion. Officiellement, le pays s'est construit en rupture avec les Balkans, leur réputés arriération, désordre et violence, la Slovénie appartenant, elle, à la Mitteleuropa et à sa civilisation raffinée, instruite, propre et en ordre.  Mais secrètement, beaucoup de Slovènes éprouvent une sorte d'attirance pour cet espace honni qui leur semble, pour faire court, plus libre, plus décontracté et festif. D'autres ressentent une sorte de culpabilité inconsciente pour s'être mis les fesses au chaud, et pour avoir eu une guerre d'indépendance courte et sans grands dégâts humains ni matériels, alors que le reste a sombré dans le chaos. Un cocktail complexe qui a fini par se muer en goût du fruit défendu, surtout dans le milieu artistique et chez une partie de la jeunesse, laquelle va a des soirées "Balkan Beat" à Ljubljana ou file faire la fête à Belgrade. 

Le circuit alternatif, à la différence d'autres segments de la société, n'a jamais véritablement coupé les ponts avec l'hinterland culturel de l'espace yougoslave. Malgré les guerres, des liens très forts et des échanges ont subsisté. Durant le conflit, les rares Serbes, Croates ou Bosniaques qui avaient la chance d'avoir un parent à Ljubljana y ont débarqué, et une partie s'est fondue, par affinité personnelle, dans la scène alternative. Encore aujourd'hui, on entend régulièrement parler serbo-croate à Metelkova. Le mouvement s'est accru après le conflit, la Slovénie conservant cette image de pays plus ouvert, avec une vie culturelle et une scène alternative y demeurant actives, alors qu'ailleurs en ex-Yougoslavie, elles subsistent avec plus de difficultés. Le phénomène est avant tout propre à la capitale, et, dans une moindre mesure, à Maribor, la deuxième ville du pays, mais le monde culturel pris dans sa globalité affiche une forte présence d'ex-Yougoslaves, à l'instar de Damir Avdić. De fait, la culture contemporaine slovène est donc aussi l'expression d'artistes qui ne sont pas forcément Slovènes, et qui, crime suprême, viendraient de ces Balkans dont "officiellement", la Slovénie ne fait pas partie.

La procédure administrative que subit Damir Avdic n'est probablement pas qu'un simple excès de la machine bureaucratique. Serait-elle une tentative de slovénisation de la vie culturelle ? Ou s'agit il d'une mise au pas d'une scène alternative toujours jugée, hors marketing officiel, turbulente, car proche de la fronde sociale qui agité le pays en 2012/2013, fronde à laquelle les thèmes abordés dans les chansons de Damir Avdic font parfois écho ?

La suite des événements nous le dira peut-être. A suivre...



Le nouvel album de Damir Avdic vient de paraître. Il est intitulé "Manjina" ("Minorité") et on peu l'acquérir (à prix libre!) sur bandcamp. Achetez-le, l'homme va avoir besoin d'argent !


Mise à jour 10.12.2015 : les choses devraient s'arranger selon Damir Avdic lui-même qui, dans un court échange avec le portail bosnien Zurnal, déclare "c'est un problème strictement administratif tel qu'on peut en rencontrer n'importe où, une interprétation erronnée de la loi, qui devrait se régler lors d'un prochain examen. Personne ne me déteste. Ils procèdent ainsi également avec tous les gens qui travaillent en free-lance dans la culture, qu'ils soient Slovènes ou non. Pour moi c'est allé aussi loin parce que j'ai un permis de séjour particulier. L'administration est comme un ordinateur: dès qu'elle tombe sur quelque chose d'inconnu, elle plante. Il faut la redémarrer".

Yougosonic s'est donc un peu emballé, le 7.12 dernier, face à cette nouvelle, et a vu de sombres complots politiques derrière une décision administrative. Le post a été rédigé rapidement après que l'information me soit parvenue quant aux ennuis de Damir Avdic, dans le désir de se mobiliser, à l'instar d'autres médias et soutiens de l'artiste, tous consternés par cette affaire.
On rappellera cependant quand même que les décisions administratives portent en elles les choix politiques du pouvoir en place, et que s'il n'y avait pas eu de précédents tragiques et de grande ampleur en Slovénie, sans parler de la "gestion" actuelle de la crise des migrants à coup de barbelés, on aurait probablement été plus mesuré. Enfin, le dénouement probable de cette affaire n'enlève rien à la réalité de certaines problématiques politico-culturelles qu'elle nous aura au moins permis d'aborder.

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