lundi 21 décembre 2015

HARDCORE DE DAYTON

"Seulement 4 millions de personnes ont la chance de vivre en Bosnie-Herzégovine, 
les autres n'ont pas cette chance...mais ils ont tout le reste."

Dans la société multimédiatique qui est la nôtre, les commémorations et autres anniversaires de faits d'histoire récente ont quelque chose à la fois d'irritant et de dérisoire. Des événements qui avaient complètement disparu des radars remontent à la surface et occupent l'espace médiatique, au point qu'il est impossible d'y échapper. Tout le monde y va de son dossier, reportage, enquête, retour, rappel, et l'on finit par se sentir soi-même obligé d'y apporter notre grain de sel, mû par ce vieil esprit de meute qui sommeille en nous, et à qui notre mode de vie hyper-connecté a donné une nouvelle dimension. Tout ça dure quelques jours, peut-être une semaine, puis s'efface et replonge dans l'oubli et le silence jusqu'au prochain "anniversaire", lequel sera à nouveau ressorti des placards sur des délais symboliques et faciles en termes de repères temporels : un premier point 5 ans après, puis on passe aux dizaines, quinzaines, jusqu'aux 20 ans où on fera un effort spécial dans le "buzz" commémoratif.

Certaines de ces commémorations multimédiatiques donnent l'impression qu'on rallume brièvement la lumière et qu'on dit "ah, tiens, vous êtes là, vous ? Dites donc, ça n'a guère changé chez vous! Vous auriez pu passer l'aspi et redonner un petit coup de peinture. Bon, allez, je vous laisse. Au revoir!".

Telle est la sensation qu'on peut avoir avec les 20 ans des accords de Dayton. Comme pour les 20 ans du siège de Sarajevo (relire ici mes réflexions d'alors), on a brièvement ressorti la Bosnie-d'Herzégovine des brumes d'indifférence dans lesquelles elle végète habituellement. On a rallumé la lumière pour constater que tout va mal, que rien n'est réglé, que rien n'a changé, et qu'il n'y a rien à faire.


Presque tous les "analystes" sont d'accord aujourd'hui pour dire que les accords de Dayton n'ont eu pour unique mérite, et certes pas des moindres, que d'avoir fait cesser les combats, mais que sur le reste ils génèrent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent. Enfin, personne n'a de solutions ni d'idées pour changer les choses et le mieux est donc surtout de ne toucher à rien.

Comme d'habitude, on a ressorti le vocabulaire bosno-pathétique de rigueur, pour mieux se désoler de ce surplace déplorable: "ville ou pays martyre", "plus divisé(e) que jamais", "toujours hanté(e) par ses démons", "tensions ethniques", "risque de déstabilisation", etc.

On ne va pas se mentir, bien-sûr. Le pays va effectivement mal et m'a filé un sérieux coup de déprime cet automne, lorsque je l'ai, certes rapidement, traversé pour rejoindre Belgrade depuis la Dalmatie (j'y reviendrai probablement dans un prochain post). Pauvreté qui saute aux yeux, visages fatigués et résignés, sensation de stagnation, le tout il est vrai renforcé par les brumes matinales et le smog qui étouffe régulièrement certaines zones du pays. 

Inutile d'en rajouter dans le pathos. Niveau dénonciation et auto-flagellation, 
le rock bosnien s'occupe déjà de tout. 
"Nous jouissons tous, nous jouissons tous dans notre Etat-tasse de café" ("Fildjan drzava") serine Validna Legitimacija.  Si vous ne pigez pas la langue, les images devraient suffir à saisir le propos...

Alors que dire ? Comment aborder ce pays sans lui porter de coups de couteaux supplémentaires, mais sans édulcorer non plus ? Rien de pire en effet que l'approche contraire, le discours branché qui présenterait Sarajevo comme "the place to be" pour s'encanailler à peu de frais, ou qui nous ferait le coup éculé du "carrefour des civilisations" et de la "terre de contrastes". Mais en fait, même ce genre d'approche a disparu. Sans doute préfère-t-on désormais s'extasier sur le "nouveau Berlin" que constitueraient les trois rues et les quelques bars lounge de Savamala, à Belgrade, où un nouvel underground se la raconte un peu, mais c'est un autre débat. Il est juste révélateur qu'on préfère être fasciné par une ville qui, dans les faits, derrière le vernis de la "hype", ne va guère mieux que Sarajevo.

Pourquoi aujourd'hui ne parle-t-on de la Serbie quasiment que via le design, la mode ou le clubbing, dont on surestime beaucoup la dynamique, selon moi, en négligeant l'autoritarisme de Vucic, de la destruction programmée d'un bon tiers de Belgrade dans ce projet insensé qu'est Beograd Na Vodi ? Pourquoi n'a-t-on droit qu'à des reportages sur Dubrovnik, la côté dalmate, et les villes chargées d'histoire, alors que la Croatie n'est toujours pas sortie du fascisme rampant post-indépendance, en raison du harcèlement permanent de la droite catholique intégristoïde et des néo-oustachis? Oui, mais le clubbing ou les plages, les vieilles pierres et les îles, ça se vend mieux que les sempiternelles demandes de justice des victimes, ou que les villages bosniens "encore criblés d'impact" comme s'en étonne de façon consternante "La Vie" dans une interview, au demeurant pas trop mal, de Srdjan Dizdarevic

Il faut tourner la page, c'est bien connu. La Serbie, pays autrefois pestiféré, redevient peu à peu fréquentable, tout en continuant d'offrir un léger frisson de par son passé chargé, sur fond de fanfares balkaniques, et de tout un folklore festif que nous avons largement décortiqué dans ce blog.

Pour ces 20 ans, on aurait pu parler de la révolte des Bosniens l'an passé, de cette formidable expérience des plénums, certes retombée, mais porteuse d'un élan sans précédent. A ma connaissance, seul Loïc Trégourès, du Courrier des Balkans, a évoqué cette fronde au détour d'un article synthétique et nerveux qui pose bien le décor et les enjeux, et n'épargne aucune responsabilité, y compris celle de l'Occident.

Car si rien n'a changé, rien n'est fait non plus pour que ça change. Le pays demeure sous tutelle de ce vieux machin qu'on nomme la "Communauté Internationale", qui opère sans vision, sans idées, sans stratégie, et surtout, sans les Bosniens, pourvu simplement qu'ils se tiennent tranquilles!

En guise de cadeau pour les 20 ans de Dayton, l'UE vient d'offrir des sanctions économiques à la Bosnie-Herzégovine, pour punir l'Etat de ne pas avoir engagé les adaptations nécessaires à l'Accord de Stabilisation et d'Association. Une délicate attention dont le but est aussi de protéger l'économie croate, dont l'adhésion à l'UE complique ses échanges commerciaux avec ses anciens débouchés économiques naturels, ceux de l'espace yougoslave. Quelle ironie ! Et on appréciera le sous-entendu qui suggère que c'est à ces débouchés qu'il appartient de s'adapter et non le contraire. Certes la classe politique bosnienne traîne les pieds pour la moindre "réforme", et divise pour mieux régner. Elle est donc éminément responsable de cette décision de l'UE. On sait pourtant combien ce type de sanctions est inefficace, et que c'est surtout la population qui en payera les conséquences dans son quotidien, sans que les cliques au pouvoir ne soient grandement inquiétées.

En parallèle, depuis début décembre, plusieurs villes bosniennes étouffent sous des niveaux de particules toxiques tellement élevés qu'elles figurent désormais parmi les plus polluées du monde. Les ONG bosniennes présentes au COP 21 sont d'ailleurs revenues déçues, trouvant que l'accord ne va pas assez loin.

Voilà, où on en est "20 ans après"; 20 ans pour rien, et 20 ans pour ne rien dire que l'on ne sache pas déjà. Chez Yougosonic, sans prétention aucune, on a essayé d'aborder la Bosnie-Herzégovine aussi régulièrement que possible et en tentant de sortir des angles habituels, que ce soit dans mes propres posts ou dans ceux de notre complice "L'Etoile Noire". Ailleurs domine l'impression qu'on se contente de rallumer brièvement la lumière, et de copier/coller ce qui se disait déjà il y a 5 ans, 10 ans et plus. A côté du tableau sombre que pas même les plus fervents bosnophiles ne récusent, on aurait pourtant pu parler, à l'occasion de ces 20 ans, des perspectives possibles pour ce pays, donner la parole à ceux qui réfléchissent à comment le réformer, évoquer les pistes de décentralisation, aller voir ceux qui se battent, souvent seuls et sans grands moyens, pour lui apporter culture, solidarité, lien social, espoir...

Mais en fait, non, on n'en parlera pas, car inconsciemment, nous ne sommes plus intéressés par ce pays:
20 ans ont passé, les Serbes nous apparaissent festifs, les Croates ont de belles plages, mais les Bosniens, eux, nous ont déçu. Ils n'ont pas grand chose à nous vendre et ne nous font pas rêver. Ils continuent de pleurer leurs morts. Ils sont pauvres et dépressifs. Ils restent divisés et n'ont pas su se réconcilier. Ils sont toujours hantés par leurs démons. Ils votent toujours pour les mêmes. Bref, ils n'ont pas su être à la hauteur des nombreux fantasmes que nous avions projeté sur eux, du multiculturalisme à la dignité de l'homme civilisé, et qu'ils incarnaient selon nous avec tant d'éclat en étant restés sous le feu des snipers à Sarejevo. Et ça, nous ne pouvons pas leur pardonner !



4 commentaires:

  1. Bonjour YS
    "Pauvreté qui saute aux yeux, visages fatigués et résignés, sensation de stagnation,"
    Cela me fait penser au film de Danis Tanovic - La femme du ferrailleur - même si cette situation particulière n'est sans doute pas généralisable à l'ensemble de la population de Bosnie.

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    1. Je n'ai pas vu le film, désolé, mais je viens de checker la bande annonce sur youtube... Oui, c'est un peu ce type d'univers que j'ai croisé, pas sur toute la route, certes, mais l'impression générale décrite dans le post est celle qui est restée. Comme dit, j'y reviendrai probablement...

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  2. Merci pour cet article qui détonne.

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  3. J'ai oublié de mentionner l'interview de D. Tanovic au moment des manifestations l'an passé.
    https://youtu.be/cUYYboykWWo

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