Ivan Sinčić, souffle nouveau,
ou trou d'air supplémentaire dans le vide politique croate?
La Croatie votait ce dimanche 28 décembre 2014, pour se choisir un président. La surprise de ce premier tour (*) n'est pas le déclin du sortant Ivo Josipović, sorte de "président normal" à la mode croate, finalement aussi terne et insupportable que notre version française. Ce n'est pas non plus la remontée du HDZ, et le poids toujours fort de la droite nationaliste, conséquence, à la fois de la déception qu'ont suscité les sociaux-démocrates et Josipović, et des nombreuses poussées de fièvres réactionnaires initiées sur le front "citoyen" par de relais comme "Au nom de la famille", l'église ou les anciens combattants.
Non, la surprise, c'est la percée d'Ivan Sinčić et de son mouvement "Živi Zid" (littéralement: "Mur vivant", au sens figuré "Bouclier humain"), qui obtient 16,42 % des voix, contre toute attente et malgré un mépris commun, durant la campagne électorale, des médias et des instituts de sondage.
Bonne surprise, la percée de Živi Zid et de son jeune leader ?
Si l'on se base sur un récent portrait du Courrier des Balkans, présentant Ivan Sinčić comme un "candidat anarchiste" (**), timide, modeste et adepte d'une parole spontanée, plus que du langage marketing des professionnels de la politique, on serait tenté de dire oui. L'action de Živi Zid contre les expulsions de Croates endettés par les emprunts toxiques, la volonté de redonner au pays sa souveraineté monétaire et son rejet de "l'Europe des banquiers", rapprochent à priori Živi Zid de mouvements comme Syriza et Podemos, incarnant une nouvelle offre à fort volet "radical-social" dans le paysage politique croate, qui effectivement, en a bien besoin. Incontestablement, l'engagement initial de l'association, son appartenance à la société civile et non à la partitocratie, ont contribué à son succès dans une Croatie où de plus en plus de citoyens prennent conscience que l'indépendance chèrement acquise n'a donné ni bien-être, ni projet, ni perspectives, et aspirent à une autre politique. Dans ce sens là, les 16,42% de Sinčić sont une bonne surprise et incarnent ce désir de changement, vers une Croatie des "vrais gens", débarrassée de la corruption et non soumise aux diktats des organismes financiers internationaux.
"Dans l'état dans lequel se trouve la Croatie,
la question-clé n'est pas de demander ce que PEUX le président,
mais ce qu'il DOIT FAIRE"
"Ivan Sincic - Allons tous voter!"
Une autre dimension semble intéressante à relever, celle d'une nouvelle génération, volontiers "post-yougoslave", n'ayant pas connu l'ancien pays, pour des raisons évidentes d'âge. Cette génération s'inscrit en rupture avec cette référence au passé, même si en Croatie, la référence en question sert surtout de repoussoir. Précisément, cette nouvelle génération cherche à tourner la page du mythe fondateur de la Croatie (la guerre), sans toutefois le récuser, et ne se réclame pas des anciens fondamentaux de la Yougoslavie (antifascisme, pouvoir au peuple, etc.), de toute façon mal vue en Croatie. Sur ce plan là, Ivan Sinčić s'inscrit dans une révolte contre les pères - pour utiliser une image psychanalytique - demandant une "lustration" qui ferait ressortir les responsabilités des anciens communistes, y compris, donc, des communistes croates, dans le recyclage idéologique et politique qui leur a permis de se maintenir au pouvoir et de s'enrichir sur le dos de leur population. Là dessus, rien à redire.
A ce titre, Sinčić fait écho à un Damir Avdic, qui demande que l'on cesse de harceler la jeune génération avec le passé yougoslave, pour qu'elle puisse se construire ses nouveaux modèles politiques. Dans un même ordre idée, le jeune leader de Živi Zid relève un "vieillissement" de la gauche, son incapacité à renouveler son discours et son approche des problématiques sociétales actuelles, et à dépasser les vieilles antiennes de la lutte des classes et du monde ouvrier...
Là où le bât commence à blesser, c'est lorsqu'il renvoie les nouvelles "marges" de gauche qui se structurent en ex-Yougoslavie dans leurs marges, justement, non sans une forme de mépris implicite. Certes, ces mouvements (Antifas, libertaires, certaines ONG, etc.) n'ont effectivement pas réussi à incarner une lame de fond et à sortir complètement de l' "underground politique" qui est le leur. Sans doute n'ont ils pas su encore articuler un discours et un projet qui pourrait séduire au delà de ceux qui sont déjà convaincus. C'est oublier cependant que ces mouvements sont réapparus sur un champ de ruines, tant physiques qu'idéologiques, et qu'ils se reconstituent avec les plus grandes difficultés, subissant nombreuses pressions et intimidations, volontiers orchestrées par ceux que Sinčić dénonce pourtant (la classe politique corrompue et affairiste). Par ailleurs, ils ont le mérite de réoccuper le terrain sur des thèmes délaissés voire méprisés, mais nécessaires (réconciliation, multiculturalisme, antifascisme...). A trop vouloir se distancer de la gauche, dans une stratégie de positionnement trans-partisan/trans-idéologique, lequel a contribué à son succès électoral, Sinčić finit par brouiller les cartes ...d'autant que le "candidat anarchiste" semble étrangement neutre sur des thèmes où il aurait pu apparaître plus audacieux et courageux: les droits des homosexuels ? Un problème secondaire pour Sinčić. L'avortement ? " il faut trouver un système dans lequel les familles n'auraient même pas besoin de réfléchir à l'avortement, dans lequel chaque enfant serait élevé avec amour."...Hum! Zeljka Markic n'aurait pas dit mieux... La problématique des minorités, et notamment de la minorité serbe ? Avant tout liée aux difficultés économiques. Pas faux, certes, mais un peu court comme message envoyé aux Serbes de Croatie, globalement loyaux au nouvel Etat et toujours en attente de la reconnaissance des exactions et souffrances dont certains d'entre eux ont aussi été victimes. Même le très à droite Kujundžić (5% des voix) s'est montré plus loquace envers les Serbes, plaidant pour de bonnes relations avec la Serbie voisine, et parlant de "nos Serbes" pour parler des Serbes de Croatie.
"Question pour un champion" ou "Le Maillon Faible" ?
Non, les débats entre candidats à la télé croate.
Là où ça commence vraiment à coincer sévère, c'est quand Sinčić se réserve "le droit de ne pas répondre" à la question posée lors d'un débat télévisé, sur ce qu'il ferait si retentissait dans un stade de foot, le slogan oustachi "Za dom spremni". Là encore, les autres candidats se sont montrés plus clairs ou plus honnêtes.
Et là où l'on se pose de graves questions, c'est quand on apprend que Sinčić a reçu le soir des résultats, la visite de Romeo Pavlić, responsable de la section suisse du "Pur Parti Croate du Droit", venu le féliciter et lui apporter son soutien.
Ivan Sincic et Romeo Pavlic, le soir des résultats des élections.
Photo (c) Index.hr
Bref, quelque chose de pourri se cache derrière le "mur vivant" et la prétendue nouveauté que le mouvement pourrait incarner. Je n'accuse pas Sinčić de soutenir ouvertement les néo-fascistes croates, et le fait d'accueillir Pavlić n'est peut-être qu'un mélange de maladresse et d'interprétation erronée de ce que signifie le "dialogue républicain". Cependant, on a du mal à imaginer Aube Dorée venant féliciter Syriza en direct, les néo-franquistes saluer Podemos ou Serge Ayoub venir serrer la pince à Besancenot, sans que les intéressés ne marquent immédiatement une distance plus proche de la répulsion dégoûtée que d'une réceptivité pseudo-voltairienne ou "républicaine". Et c'est bien connu, "qui ne dit mot consent": le silence observé sur des marqueurs idéologiques particulièrement polémiques du débat politique croate (culture néo-oustachie, droits des minorités sexuelles ou nationales, etc...) est plus que troublant. Quant à l'extrême-droite croate, elle joue, comme l'extrême-droite française, sur cette déviation du prétendu dialogue républicain ou "voltairien", qui stipulerait qu'on doit discuter avec elle, au nom du débat d'idée et du respect de la démocratie (lire le pertinent contrepoint à cette thèse ici). Elle a ici évidemment tout intérêt à soutenir un candidat qui refuse de se positionner dans la classique opposition "droite-gauche", tout en dénonçant le "tous pourris" de la classe politique, et qui considère comme secondaire certaines questions de sociétés où les discriminations sont pourtant évidentes.
Interrogé par les journalistes de Index.hr qui ont révélé sa présence (lien, en croate), Pavlić a répondu que "droite et gauche peuvent tomber d'accord sur beaucoup de questions et qu'il est indécent de parler de mariage homosexuel alors que des gens ont faim".
Bref, cette accolade entre le "candidat anarchiste" et un mec qui pose fièrement sur la tombe d'Ante Pavelic et préfère la lutte des races à la lutte des classes fait plus que désordre. Le programme d'Ivan Sinčić repassé à la lumière de cet événement prend du coup un visage beaucoup moins séduisant. Il n'est d'ailleurs pas exempt de contradictions troublantes : Sinčić est par exemple pour la paix dans le monde et la détente, mais il prône une armée croate forte et garante de la sécurité nationale ...un appel du pied aux anciens combattants qui bloquent Zagreb depuis plusieurs mois en réclamant la démission du Ministre de la Défense et de nouveaux droits, alors qu'ils bénéficient déjà de nombreux avantages ?
Bien entendu, il faut temporiser la sévérité de ce jugement, très "démocrate ethnocentriste occidental" et rappeler qu'on est en Croatie, pas à Amsterdam ou à Greenwich Village, et que ce n'est pas avec les Serbes, les homosexuels, l'antifascisme ou le droit à l'avortement qu'on peut séduire près de 17% de l'électorat. On peut le regretter, mais dans un pays où la guerre "fondatrice" est encore présentée souvent comme uniquement juste et sans tâche, et où la nébuleuse conservatrice occupe le terrain avec agressivité, les voix discordantes ont encore du mal à se faire entendre au delà du cercle des convaincus, même si le pays bouge et évolue, comme le blog s'en est déjà fait l'écho (par exemple ici, ou là). On sait aussi qu'en ex-Yougoslavie, la contestation citoyenne évolue parfois dans des courants et sillons qui ne respectent pas les affrontements traditionnels gauche/droite, et le cordon sanitaire face à l'extrême droite.
"Zivi Zid, pour une Croatie libérée de l'esclavage de la dette!"
Il y a chez Sinčić un côté post-moderne, sans étiquette et trans-partisan qui peut séduire à priori, en particulier dans une Yougosphère où, comme ailleurs, les citoyens sont lassés du jeu politique traditionnel, et où les cartes idéologiques sont brouillées. Un tel personnage, apparaissant comme un indépendant proche des gens, un homme concret et pragmatique, peut y incarner un espoir ou une nouvelle donne. En faisant abstraction des réserves exprimées, on doit reconnaître que Sinčić a su capitaliser des points, là où d'autres tentatives ont finalement été un pétard mouillé: je pense à Don Ivan Grubisic, qui se contente désormais de poster ses idées sur son blog et son facebook, et s'est retiré des batailles électorales. On peut aussi évoquer le LDP de Cedomir Jovanovic en Serbie, de longue date discrédité, ou plus récemment Nasa Stranka en Bosnie-Herzégovine, deux partis se voulant "indépendants" qui ne sont jamais parvenus, en termes de voix, à dépasser la petite élite urbaine cosmopolite et éduquée dont ils sont issus. Radio Sarajevo présentait d'ailleurs Sinčić, le soir des élections, comme l'un des hommes politiques "les plus rafraîchissant du moment". Comme d'autres, j'ai moi-même vu d'abord la percée de cet outsider comme un vent nouveau dans le paysage politique croate.
Vukovar: le passage obligé de tout candidat en campagne.
Cependant, la démarche a les défauts de ses qualités, et au final, après avoir un peu creusé le personnage, sous le prisme de ses fréquentations et de ses (non-)prises de position, j'ai plutôt la sensation d'avoir affaire à un candidat trop lisse, terne et sans idées. Etre "indépendant", au dessus des partis traditionnels et "sans étiquette", ne signifie pas ne pas avoir d'idées et de positions sur les grandes questions de société. Ce que l'on attend d'un tel candidat est au contraire qu'il expose sa façon de voir et qu'il souligne en quoi cette façon de voir peut se démarquer du reste de l'offre politique, et en quoi elle propose des réponses adaptées. Or, pour Sinčić, les grandes questions non réglées qui agitent toujours la société croate, relèvent du choix personnel : "chacun est le forgeron de son bonheur et choisi son chemin de vie", répond, dans une insupportable langue de bois new-age bio digne de Pierre Rahbi, le leader de "Mur vivant", lorsque l'on aborde avec lui des sujets non consensuels.
Certains défenseurs de Sinčić arguent précisément que le combat de Živi Zid est clair et se cantonne à la défense des plus fragiles soumis aux expulsions et à la violence du "libéralisme décomplexé". Pour eux, il faut cesser d'exiger d'un homme politique qu'il ait un avis sur tout et se concentrer sur le coeur du combat. C'est précisément là que se situerait la nouveauté et le pragmatisme d'un tel mouvement, selon eux. Les gens sont fatigués des débats idéologiques stériles et veulent qu'on se penche sur leurs difficultés quotidiennes. Certes, tout cela n'est pas dénué de pertinence, mais le problème, c'est qu'à trop laisser de côté les sujets qui fâchent, on ne les solutionne pas, et on les abandonne à d'autres partis qui n'ont pas peur de s'en emparer pour avancer leurs pions, enfermer la société dans des "débats idéologiques stériles", et masquer justement les difficultés du quotidien.
Combattre les expulsions et redonner au pays sa souveraineté économique, pourquoi pas... Mais pour qui et pour quel projet de société ? N'est ce pas un peu court ? Les plénums citoyens de Bosnie-Herzégovine semblent avoir finalement une vision politique plus large, bien qu'ils n'agissent pas (encore) dans l'arène électorale traditionnelle.
A vrai dire, cette neutralité, sincère ou de façade, serait éventuellement acceptable si une distance claire avait été posée face à la droite extrême et à ses thèmes. S'inscrire en rupture avec les sujets qui déchaînent les passions en Croatie pourrait être crédible s'il y avait rupture aussi avec la culture néo-oustachie qui s'épanouit au vu et au su de tous. Oui, la Croatie aurait besoin d'autre chose que les éternels débats qui l'agitent depuis l'indépendance, mais pourquoi alors refuser de dénoncer les supporters qui scandent "Za dom spremni!"? Il semblerait que pour Ivan Sinčić, l'indépendance envers la classe politique croate ne concerne pas tous les partis et toutes les idéologies à égalité.
Quand Damir Avdić provoque la gauche "alter" dans ses chansons, c'est pour la réveiller. Sinčić semble, lui, s'accommoder de son sommeil et y voir même une aubaine. La gauche post-yougoslave, selon lui "vieillissante", ringarde et marginale, aurait pourtant pu le rejoindre sur une partie de ses thématiques, mais peut-être trouve-t-il la jeunesse néo-oustachie plus révolutionnaire ?
Si le flirt avec cette dernière est un hasard involontaire et maladroit, il témoigne d'une grande naïveté et d'une certaine inconscience. Mais peut-être le candidat "anarchiste" serait-il plus fin stratège qu'on ne le pense et aurait compris que flatter la droite de la société croate, derrière un positionnement au dessus des partis et des idéologies, pouvait assurer des bonus dans le jeu électoral ?
Difficile de dire ce qu'il en est vraiment à ce stade, alors qu'à l'heure où je boucle ce post, l'affaire Pavlić voit s'exprimer ça et là sur le web déception, consternation, ou conspirationnisme présentant Sinčić comme un "cheval de Troie" de plus dans le jeu politique. Ce ne serait pas la première fois.
Fort de son score, Živi Zid prépare désormais les législatives. C'est sa possible entrée au parlement et sur le comportement qu'il adoptera face aux sujets qui y seront débattus et votés, que l'on pourra juger de ses véritables idées, des ses alliances éventuelles et de son indépendance avérée ou non. A suivre...
(*) Les résultats définitifs sur le site de la commission électorale
(**) L'expression a été inventée par le quotidien de Zagreb "Jutarnji List", au demeurant peu favorable au jeune candidat. Depuis, elle circule jusqu'à la lie dans les médias occidentaux, y compris francophones.
Merci pour la douche froide avec en prime une séance de dégrisement rabhique gratuite.Cela évite de s'enflammer dès le début d'année et d'essayer de se creuser la tête autrement qu'en se fiant aveuglement à des personnes à la langue bien pendue.
RépondreSupprimerOn sent quand même quelques analyses enthousiasmantes par exemple dans certains de ces entretiens :
http://www.franceculture.fr/2014-12-30-introspection-dix-intellectuels-explorent-la-crise-en-nous
Merci encore et srecna nova godina.
Merci pour le merci, les voeux et le lien, que je n'ai pas encore eu le temps de regarder en entier, mais ça m'a l'air en effet intéressant.
SupprimerJ'ai eu 2 commentaires de toi très similaires à 2 minutes d'intervalle. J'en déduis un bug, et ai choisi de publier le premier, plus drôle et plus complet ("séance de dégrisement rabhique", j'adore!!)...Bonne année à toi également.
Je suis à la bourre. Bonne année aussi. Qu'elle te soit prolifique intellectuellement, puisse-tu trouver sagesse et allégresse.
RépondreSupprimerJe suis toujours étonné de ta capacité à produire des billets longs et étayés. Perso, je n'en peux plus du décalage croissant entre la réalité et le théâtre politique des sujets qui me préoccupent. J'ai remplacé les phrases par des mots et les mots par des images.