samedi 25 octobre 2014

SURPLUS D'HISTOIRE(S), PLUS QU'ON NE POURRA EN SUPPORTER


Avec son sens légendaire du triple effet retard ;-) et à la demande de plusieurs lecteurs, Yougosonic revient sur la grosse mascarade des commémorations du centenaire de l'attentat de Sarajevo. A l'heure des bilans domine la sensation d'un rendez-vous manqué entre le passé, le présent et l'avenir de la Bosnie-Herzégovine et des Balkans, cette région, qui, d'après Churchill, "produit plus d'Histoire qu'elle ne peut en supporter". Prenant à la lettre cette formule toute faite, Yougosonic tente un voyage dans ce prétendu surplus d'Histoire, où, contrairement à la vision bedonnante et confortable de l'Occident - où les Balkaniques ont bon dos- , ce dernier a sa part d'excès et de surproduction historique. Road-trip un peu foutraque dans un centenaire électrique, c'est un peu, et sans prétention littéraire aucune, notre "roman du siècle". On y croisera quelques célébrités inattendues, on y ouvrira nombreux tiroirs et placards, on y fera quelques détours ou emprunterons certains raccourcis, à la recherche du temps, aussi perdu que présent. Déjà essoufflé-e-s ? Ce n'est qu'un début! Accrochez vous, on embarque!


C'est donc fait! Le 28 juin dernier, les huiles inessentielles de l'UE, de l'Occident, du monde "libre" et "civilisé", sont venues à Sarajevo pour commémorer le centenaire-sang tenaire de la première des grandes boucheries dont le XXe siècle fut coutumier... et que le XXIe semble bien placé pour concurrencer solidement, comme nous l'a prouvé, entre autres, et si besoin en était, cet été de plomb assez durci. Comme je l'écrivais début janvier, les huiles occidentales sont venues faire le coup aux locaux incrédules du "plus jamais ça!", sans doute pour mieux détourner les regards de leurs mauvaises pioches géopolitiques, leurs alliances erronées, leurs incapacités (absence de volonté?) à réduire les tensions, à défaut de les résoudre, et du fait que l'Union Européenne ne fait plus rêver grand monde, une fois sorti des bureaux désamientés de la Commission à Bruxelles ou des chemises décolletées s'exhibant aux terrasses de Saint-Germain des Prés.



Pour cet "anniversaire", on a ressorti des placards de l'Histoire quelques cadavres du programme de première-terminale pour faire passer certains messages plus ou moins subliminaux: d'un côté, François Ferdinand, figure pionnière d'une proto-construction européenne, dont l'Autriche-Hongrie aurait été le premier essai de fécondation in-vitro. Son pendant mythique, la Mitteleuropa, continent intellectuel plus que réel, devait, lui, prouver qu'on avait affaire à des gens instruits, raffinés voire modernes. De l'autre côté, la mine patibulaire de Gavrilo Princip, "terroriste" dont l'acte criminel devait nous rappeler la violence atavique du Balkanique fruste et brouillon, son incapacité proverbiale à s'exprimer par le dialogue et la négociation. Et derrière cette première couche de stéréotypes, la commémoration de "l'attentat de Sarajevo" devait nous suggérer que la merde commence toujours dans ces Balkans, aussi "complexes" qu'ingérables.


"Les Balkans produisent plus d'Histoire qu'ils ne peuvent en supporter" dit un vieil adage, attribué à Churchill, adage qui, de fait, enferme la région dans une approche où passé (l'Histoire) rime avec excès ("plus qu'ils ne peuvent en supporter"), sans parler du fatalisme que sous-tend cette affirmation définitive, où le verbe "produire" suggère une mécanique du chaos incontrôlable, dont les Balkans seraient coutumiers....




Et si c'était notre approche des Balkans qui produisait plus d'Histoire qu'ils ne peuvent en supporter ? Et si nous avions été, nous aussi, les producteurs de cette Histoire excessive ? L'Histoire de l'Europe n'est elle pas une suite d'excès ? Et n'est ce pas précisément l'excès qui fait en grande partie l'Histoire (guerres, massacres, morts, attentats, etc.) ? Vastes questions, auxquelles l'obsession commémorative de "Sarajevo 2014" (petit nom marketing du raout en question) n'aura pas répondu. A part les poncifs précédemment évoqués, aucune réflexion n'a été posée sur le premier conflit mondial, sur les responsabilités, les appétits et les petits calculs cyniques des uns et des autres. Aucun travail d'inventaire d'une Histoire européenne et mondiale, qui, en cent ans, a produit beaucoup de sang et de larmes, des tensions et des rideaux de fer, du charbon et de l'acier, des winners et des losers, et où Gavrilo Princip n'est sans doute qu'un pion parmi d'autres, n'en déplaise à ceux qui l'idéalisent comme à ceux qui lui font porter le chapeau. Mais plus grave encore peut être, le 28 juin 2014, on n'a pas parlé du présent et encore moins de l'avenir. 


Il y avait pourtant plus qu'une carte à jouer, alors que les Bosniens sont, deux fois en mois d'un an, descendus dans la rue pour demander, en gros, le droit de vivre une vie "normale" dans un pays "normal". A priori, personne ne les a manipulé. Aucune puissance étrangère ne les a noyauté. Aucun parti politique ne semble (à ce jour) être derrière. Non, de simples citoyens sont descendus dans la rue de leur propre chef, ils se sont organisés tous seuls comme des grands à travers des plénums, et ont tenté d'apporter des propositions pour résoudre les problèmes que rencontre leur pays.

Ce n'est pas la moindre de ses victoires, ce soulèvement a remis la Bosnie-Herzégovine dans le présent, voire dans l'avenir.  Mais visiblement, dans les chancelleries occidentales, on n'est pas prêt à entendre cette "vox populi" (Valentin Inzko a menacé d'envoyer les troupes de l'UE), ni à regarder le présent et encore moins à se projeter dans l'avenir.



Le passé est tellement plus simple et "Sarajevo 2014" l'a prouvé de manière aussi éclatante que pathétique. Entre BHL revenu emmerder les Bosniens avec une Europe dont ils ne sont plus très nombreux à avoir envie (la chemise décolletée de Saint Germain des Prés, plus haut, c'était lui!), un concert de musique viennoise dans la Vijecnica fraîchement refaite, réservé aux VIP internationaux et à leurs vassaux locaux, un faux couple princier se baladant en calèche, et une grand'messe kitsch et pleine de bons sentiments orchestrée par un Haris Pasovic qui semble être devenu l'artiste "officiel" des superproductions à Sarajevo (et qu'on a connu plus inspiré il fut un temps), la programmation laisse pantois. La France, qui a mis de nombreuses billes dans "Sarajevo 2014", a prouvé de son côté que le ridicule ne tue pas, gratifiant les sarajéviens d'un succédané du tour de France, pour faire plaisir à la femme de Son Excellence Monsieur l'Ambassadeur, cycliste professionnelle, posant fièrement avec la star de variété locale Dino Merlin sur les affiches de cette course dont l'idée forte était de "relier" Sarajevo-ville et Sarajevo-Est, son pseudo-"doublon" serbo-serbe en Republika Srpska, qui se trouve dans sa banlieue immédiate (j'y reviens plus loin). 




"Des vélos pour la Bosnie!", comme on l'aurait scandé dans quelque soirée de soutien durant le siège de Sarajevo, cette fête sportive a, d'après des témoignages de nos agents ;-) sur place, peu mobilisé au final les habitants, n'en déplaise aux louanges de la presse internationale, s'arrêtant au "symbole fort" des élus des "deux Sarajevos" posant vaguement ensembles devant les caméras, sous la bénédiction de Son Excellence. Au delà de côté hors-sujet que constitue un raout cycliste dans une commémoration historique, et dans un pays sans grande tradition en la matière, la manifestation sonne selon moi comme écho symbolique aux rumeurs inquiétantes de fermeture des Centres Culturels Français de Mostar, Banja Luka et Tuzla, qui ont fait polémique sur place et sur la toile, rumeurs alimentées par les propos de Laurent Fabius en 2013, sur les intérêts "inexistants" (sic) de la France en Bosnie-Herzégovine. Le détricotage en question, n'a finalement pas eu lieu en Bosnie-Herzégovine (contrairement à ce que j'écrivais dans la première mouture de ce post), mais la sensation d'une France à côté de la plaque dans ce pays demeure, d'autant que souffle ça et là le vent du néocolonialisme. En témoigne entre autres la sale affaire de harcèlement au travail et de pressions divers sur le personnel bosnien qui a éclaboussé le fameux Centre André Malraux, affaire connue de tous les expatriés français dans le pays, notamment au plus haut niveau, mais étouffée parce qu' "on ne touche pas au Centre André Malraux" et à son aura mythique (et largement dépassée) de lieu de "résistance". C'est le courage d'une employée bosnienne, refusant les pressions, qui a permis de briser l'omerta et l'affaire est en cours d'instruction par la justice bosnienne. 
Dans cette image écornée de la France en Bosnie-Herzégovine, on relèvera aussi que les musées de Sarajevo sont toujours fermés faute de financements, et qu'une partie de l'argent de la Fondation "Sarajevo coeur de l'Europe", promis à certains d'entre eux, s'est évanouie....Où est passé cet argent ? Nul ne le sait, mais sans doute les "valeurs du cyclisme" ont remis un peu de moralité (rires préenregistrés) dans ce paysage très néocolonialiste....

Bref, "Sarajevo 2014" a été, on l'a dit, un rendez-vous manqué, d'autant plus manqué qu'il n'a fait que braquer et polariser les tensions politiques sur place. Pendant qu'on jouait à l'archiduc et à l'archiduchesse en calèche dans les vieilles rues austro-hongroises de Sarajevo-City, les Serbes de Sarajevo-Est, à quelques kilomètres de là, érigeaient une statue à Gavrilo Princip, devenu, du coup, un "srbski junak" ("héros serbe", voir ici pour plus de détails sur la notion de srbski junak). Puis, toute la grand famille serbo-serbe s'est retrouvée à Andricgrad , où Emir Kusturica offrait sa tournée générale aux Vucic, Dodik, au patriarche de l'église orthodoxe serbe, etc.


Du bon cliché serbo-serbe comme on les aime, à Sarajevo-est, le 28 juin 2014, 
pour mieux répondre à ceux répandus "de l'autre côté".

Gavrilo Princip, héros serbe ? Les choses sont évidemment plus nuancées. Princip était certes serbe par sa nationalité mais ses idéaux étaient ceux du Panslavisme dans sa version balkanique, à savoir le Yougoslavisme ("Union des Slaves du Sud", de Jug/youg, sud, et "Slavija", Slavie"). La presse française et même la très sérieuse et officielle "Mission du centenaire" ont répercuté ce cliché de "nationaliste serbe" en parlant de Princip dans le cadre des commémorations. Il est vrai que la Serbie d'alors se voyait en moteur du Yougoslavisme, avec déjà quelques tendances messianiques, centralisatrices et autoritaristes, que l'on retrouvera derrière l'avènement de Milosevic, et qui déplairont fortement à leurs "frères slaves", Croates notamment, eux aussi en quête de leadership. 
Cependant, affirmer que Princip est un "nationaliste serbe", précisément après la connotation qu'à pris ce terme à partir des années Milosevic, est malhonnête et dangereux. Toujours est il que, à l'autre bout du continent, dans cette Serbie toujours mal aimée, et dont les dirigeants actuels, derrière un peu de photoshop pro-européen, sont restés attachés à l'idéologie d'une Serbie forte, fière, incomprise, mais qui a raison, les origines serbes de Gavrilo Princip, son appartenance à l'organisation serbe la "Main Noire", permettent de le revendiquer comme "serbo-serbe". Ses origines modestes en font, de facto, un héros "populaire" au sens propre du terme, un "indigné", un insurgé, incarnant les "valeurs valeureuses" de résistance qui seraient propres au peuple serbe, qu'il s'agisse de résister aux Turcs, aux Autrichiens, aux Croates, aux Bosniaques, aux Albanais, aux USA... etc. Bref, un cocktail parfaitement maîtrisé entre exaltation, esprit frondeur et conscience populaire autant que nationale ("peuple" et "nation" se disent tous deux "narod" en serbo-croate), même si la réalité est probablement moins glorieuse. D'après différentes sources, Gavrilo Princip était un individu souffreteux, à la santé fragile et probablement atteint de dépression, terme évidemment inconnu à l'époque dans les villages montagneux de Bosnie-Herzégovine, et pathologie donc pas soignée (Freud arrive dans quelques paragraphes...).



C'est d'ailleurs comme un loser que Velibor Colic dépeint Princip dans son magnifique "Sarajevo Omnibus", ouvrage lui aussi porté sur le "surplus d'Histoire" de Sarajevo et de l'Europe. Un loser auquel le colonel Apis et son organisation "La Main Noire", qui, comme l'ont su les Obrenovic à leur dépens, ne faisaient pas vraiment dans la café "mit Sahne", ont fourni un antidépresseur toujours efficace, celui de l'exaltation nationale, du combat et, au besoin, du sacrifice. 

Apis, à droite, et ses complices, sans doute en train de fomenter quelques troubles quelque part dans les marches slaves aux confins des empires.

Un héros souffreteux et probablement manipulé, franchement, on a connu mieux, mais cela en dit long sur la vision officielle en Serbie des mythes nationaux, où, peu importe le candidat, la cause exige des martyrs. Bien qu'orthodoxes, les illuminés de la nation serbe ont aussi leur "Djihad". "La liberté ou la mort" est la devise des Tchetniks, et la rhétorique nationaliste encore en vigueur, à défaut d'avoir réussi à assurer une liberté épanouie à son peuple, semble vouloir le maintenir dans la morbidité des symboles nationaux et la mort clinique d'une société sans perspectives.

Une rue du centre de Belgrade porte le nom de Gavrilo Princip, à proximité, ça ne s'invente pas, de la rue de Sarajevo, qui devient ensuite la rue des Balkans. Elle rejoint la rue Jug Bogdan, personnage médiéval célébré par la poésie épique serbe, et mort au champ d'honneur à la bataille de Kosovo. Tout un symbole. Symboles encore, quoique plus involontaires sans doute, la rue en l'honneur de "celui qui a fait basculer le monde" longe le parc Luka Celovic, plus connu chez les "vrais Belgradois" sous le nom charmant de "parc des chattes", les buissons y offrant la nuit quelque fruste espace dédié au sexe tarifé.

A la fin des années 90, le bout de la rue Princip, précisément à l'angle de la rue Jug Bogdan, hébergeait un bar étrange, à la musique forte et dure, tendance Londres 1977 et ses dérivés, mais où, certains soirs, une frange de la clientèle portait le cheveu parfois un peu trop court et le bomber un peu trop kaki. Le nom de ce lieu cristallisait, à la fois le Zeitgeist sulfureux de ces années où la graine de faf commençait à bourgeonner au sein d'une jeunesse serbe enfermée et sous embargo, et qui allait sous peu se prendre les bombes chirurgicales de l'OTAN sur la gueule, mais aussi les mutations géopolitiques nées de la chute du communisme et de la dislocation yougoslave, et enfin le voisinage de l'assassin de François Ferdinand et de la chevalerie serbe: "New World Order".

Oeuvre du graffeur belgradois "Bunt!" (=soulèvement, révolte en serbo-croate)
située rue Gavrilo Princip à Belgrade. 
Le texte est celui qu'a écrit Princip dans sa cellule peu avant sa mort :
"Nos ombres
Dans Vienne marcheront
A la cour erreront
Les seigneurs elles effrayeront"

Un "nouvel ordre mondial", les balles tirées sur François Ferdinand en posèrent quelques bases, même si le concept est plus récent que l'attentat qui a, pour paraphraser encore Velibor Colic, coûté la vie à trois empires. Avec ce sens de l'Histoire que possèdent certains rockers instruits et lettrés, un célèbre groupe britannique ne s'y est pas trompé, en choisissant le nom du prince héritier, non sans égocentrisme, car les Franz Ferdinand voulaient, de leur propre aveu, provoquer une nouvelle déflagration dans le paysage musical, tout comme la mort de l'archiduc a déclenché une déflagration mondiale. Derrière cette ambition, ces nouveaux "garçons dans le vent" de Glasgow, férus d'Histoire et de culture européenne, ont ressorti des placards les personnages du drame qui s'est joué à Sarajevo.




Le visage de Gavrilo Princip apparaît en fond de scène, en mode pop-art, et l'archiduchesse Sophie est aussi à l'honneur, dans la chanson "Bang Bang" (ci-dessus). Le tout forme une sorte de triangle mais on notera quand même que le groupe, tout en faisant un clin d'oeil pro-Princip lorsqu'ils jouent à EXIT (démagogie de groupe face à son public serbe ou sincérité?), s'est cependant affublé du nom de la victime, l'archiduc, et non de celui de l'assassin. Peut être le prince héritier est il malgré tout plus sexy pour dénommer un groupe de pop rock...


François Ferdinand est plus sexy, du moins dans la sphère occidentale, car il incarne, à sa façon, certains mythes européens séduisants. Derrière son nom, derrière la double monarchie, il y a Vienne et la Mitteleuropa, l'idée d'une "vieille Europe" dont le coeur palpitant battait là, dans cet ancien Empire qui constituait, pour certains, une prémice de la construction européenne actuelle, avec ses multiples langues et nationalités. 


Ce mythe d'une proto-construction européenne n'est pas complètement faux, mais pas complètement vrai non plus. Reste que celui qui devait hériter du trône avait conscience de l'agitation qui minait les marches méridionales de son Empire, et sa prise du pouvoir l'aurait probablement vu lâcher du lest et favoriser l'autonomie des peuples slaves en plein éveil national. Bref, un "moderne" qui avait une vision probablement juste de ce qui se passait, sauf que cette vision, sans doute trop tardive, n'était probablement plus en phase avec les appétits, de toute façon inéluctables, des "petits peuples" à se constituer, à leur tour, en Etat, après des siècles sous différentes tutelles plus ou moins bien vécues. Et puis tout ça, c'est la vision dominante hors des Balkans, vision qui arrange tout un ensemble d'intérêts occidentaux dans la région, de l' "intégration européenne", carotte qui est en même temps le bâton, à la mainmise économique et idéologique sur ces anciennes terres communistes. Cent ans après l'assassinat de cet "homme d'Etat qui aurait réformé et modernisé l'Empire", la vision occidentale - même si ses porteurs s'en défendront officiellement - continue de considérer les Balkans comme une fruste terre de mission à civiliser... Ce qui explique que, à l'autre bout du verbiage actuel sur "l'attentat de Sarajevo", dans "l'Europe d'en bas" qui grouille fiévreusement au sud de Vienne, on insistera plutôt sur le "racisme" du prince héritier, qui considérait les peuplades slaves comme une sous-race à domestiquer par un mélange de force brute (rappelons que le 28 juin 1914, François Ferdinand vient inspecter les troupes cantonnées à Sarajevo) et de soft-power (le lâchage de lest annoncé).


Le débat est cependant moins monolithique qu'on ne le pense en ex-Yougoslavie, et contrairement à ce que l'on serait tenté de croire, Gavrilo Princip ne suscite pas qu'idolâtrie et Franz Ferdinand n'attire pas que la haine. Cette haine et cette idolâtrie ne suivent pas non plus les lignes "nationales" ou "idéologiques": articles, forums de discussion, reportages, dévoilent des points de vue et lectures contrastés. On a ainsi pu trouver des soutiens bosniaques, teintés de panslavisme et de socialisme, au serbe Gavrilo Princip. Certains y voient même un mythe communiste/libertaire, héros venu du peuple luttant pour son affranchissement face à un pouvoir "bourgeois" et aristocrate. A l'opposé, on trouve aussi des laudateurs de Franz Ferdinand et de l'Autriche-Hongrie qui ont construit des routes, des hôpitaux, des écoles, "modernisé le pays", là où les pouvoirs suivants n'auraient été que gabegie, sans parler des pouvoirs actuels. D'autres encore refusent de trancher entre Gavrilo et Franz, le premier étant l'idiot utile d'une cause plus grosse que lui, un naïf manipulé, le second un anachronisme, le visage d'un monde à la fois périmé et figé dans ses certitudes, qui n'a pas conscience qu'il se fissure.

Loin des clichés autour de la prétendue allégeance aveugle à Gavrilo Princip, ces discussions témoignent de la richesse et de l'intelligence du débat parmi les ex-Yougoslaves sur ce sujet, et prouvent que sur place aussi, l'approche est plus complexe que le blanc ou noir ou le pour ou contre.



Hommage à Gavrilo Princip en 1976, 
par le chanteur traditionnel bosniaque Safet Isovic
"Gavrilo, Gavrilo, 
Jeune héros de Bosnie,
De tes actes, Gavrilo,
Ton peuple* tire fierté"
*La version originale dit "zemljaci", c'est à dire "ceux de la même terre"... Il s'agit ici bien sûr de la terre de Bosnie-Herzégovine et de tous les peuples qui la composent. 
On est encore "yougoslaviste" à cette époque, surtout en Bosnie-Herzégovine où le sentiment national yougoslave est resté fort.



Rock around Gavrilo Princip. La dernière composition du groupe mostarien Zoster.
Morceau choisi :
"Ce matin là, il s'est levé, 
En fait il n'a même pas dormi,
Alors tout s'est mis en route, le monde s'est rassemblé,
Alors il s'est mis en route, en lui tout s'est rassemblé,
Il est parti sur une route sans retour,
Et nous sommes partis sur une route sans retour,
Encore aujourd'hui, nous marchons dans ses traces (...)"







Oeuvre de 2013 de l'artiste serbe 


La plaque commémorant l'attentat de Sarajevo offerte à Hitler durant la guerre, pour son anniversaire (délicate attention!). 
La vengeance est un plat européen qui se mange réchauffé tout au long du siècle.

Lors d'une conversation facebook sur la théma "Attentat de Sarajevo", il y a quelques mois, l'un des interlocuteurs me rappelait que l'ancien Haut Représentant des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine, Wolfgang Petritsch, était surnommé sur place "l'Archiduc". Assez décousue, comme cela se produit parfois sur le réseau social, cette discussion en roue libre avait presque des allures de cadavre exquis. Je vous épargne les détails, mais l'on y a, et de manière fort exquise en effet, sorti un certain nombre de cadavres des placards européens, et avons convoqué l'inspecteur Derrick, pour mieux railler le charisme proche du zéro des "archiducs" modernes que sont Wolfgang Petritsch et Valentin Inzko, missionnés par les nouveaux empires vieillissants et en déclin de l'Union Européenne et de l'Occident.



La comparaison avec le bon vieux Horst Tappert est d'ailleurs plus méchante pour ce dernier que pour les intéressés. J'ai toujours eu une forme d'affection pour le vieil inspecteur trempant ses mains dans le cambouis des moeurs perverses de la bourgeoisie munichoise, et fouinant dans les recoins délétères cachés du "miracle allemand" officiel. Pas seulement parce que le visionnage d'épisodes lors de soirées "nanard" ethylo-cannabiques entre étudiants désoeuvrés reste un souvenir souriant de mes années fac, mais parce que l'obsédé des symboles cachés et des fantômes de la vieille Europe que je suis, parfois de manière obsessionnelle, voit volontiers dans cette série un miroir possible de quelque placard européen. "Derrick" se déroule à Munich, capitale d'une région jugée très conservatrice, et où un certain Adolf Hitler a trouvé un écho plus que favorable. Des accords lâches et scélérats y ont été signés sur le dos d'un Etat qui fut un fer de lance du mouvement panslave. Ces accords seront d'ailleurs invoqués, bien plus tard, pour justifier les frappes otanesques chirurgicales dont je parlais plus haut.

Je ne dis pas que Derrick parle ouvertement du nazisme, ce serait vrai si un
Günther Grass était au scénario et un Visconti ou un Fassbinder à la caméra, mais cette série n'a pas de telles prétentions: elle se livre néanmoins à une forme d'exploration du côté obscur de l'âme humaine, qui prend des allures de parabole si on applique une certaine grille de lecture. La bourgeoisie munichoise de Derrick, c'est aussi une bourgeoisie "castrée", "amputée" par deux défaites du rêve national pour lequel elle s'est emballée, par idéologie ou par intérêt, en choisissant la mauvaise pioche du nazisme. Ses magouilles et ses affaires de moeurs sont un passe-temps pour tromper l'ennui, les frustrations voire la culpabilité. Les minables friqués de "Derrick", et leurs crimes tout aussi minables, c'est le déclin de la vieille Europe Centrale, la fin du mythe de la Mitteleuropa, et de son supposé bouillonnement intellectuel, où les non dits honteux sont masqués par la société de consommation et l'info-choc des journaux populistes d'Axel Springer.




A quelques encablures de Munich, Vienne a eu, encore au temps de sa grandeur, son Derrick de l'âme, un certain Sigmund Freud, soignant la bourgeoisie "névrosée" d'un empire assis sur ses lauriers, ses pesanteurs et son sens de l'étiquette, mais où la "question des nationalités" suggérait qu'un jour peut être, l'âge d'or serait fini. La dépression d'Elisabeth de Bavière (="Sissi"), mal à l'aise dans un milieu ultra-codifié, puis son assassinat à Genève sonnent comme des signaux avant-coureur...  La psychanalyse n'aura pas sauvé l'Autriche. L'âge d'or meurt brutalement le 28 juin 1914.  Après la guerre et la défaite, où, comme il est d'usage, les vainqueurs mènent le bal qui n'est plus une valse, et imposent leurs conditions, forcément humiliantes, Vienne devient la capitale excentrée et trop grande d'un Etat atrophié, "île rouge" au milieu d'une mer rurale, montagnarde, catholique et conservatrice.


La Karl-Marx Hof ("La Cour Karl Marx") à Vienne, HLM construite du temps de "Vienne la Rouge"

La frustration nationale et les complexes mal digérés de la grandeur perdue vireront rapidement au brun, et "Vienne la Rouge" (ville qu'Hitler détestait, comme Berlin, autre cité jugée indisciplinée) sera priée de s'aligner et de troquer le point levé contre la main tendue bien droite en signe de bienvenue aux troupes de l'Anschluss, installant de façon durable l'idée que l'Autriche, à l'instar de son encombrante soeur allemande, est du mauvais côté de l'Histoire, et laissant de lourdes névroses aux générations futures, névroses que l'on tentera de soigner avec les dollars du plan Marshall et les mythes pop américains.


Il est troublant, qu'après la valse et la musique baroque, la musique autrichienne vienne réoccuper le terrain d'une autre "fin de siècle", celle du XXe bipolaire, en nous envoyant un autre inspecteur de police, comme une parabole de cette nouvelle Autriche aux névroses mal soignées. Sous les allures d'un beau gosse cabotin et un brin cynique, Der Kommissar décrit un "vivre vite" viennois, où la nuit a un fort parfum de schnouf.



Derrière la variétoche de série B, dans une Vienne nocturne où les néons fluos ont détrônés les anciens palais impériaux et le bel ordonnancement des jardins de Schönbrunn, c'est une fureur de vivre qui s'exprime comme un défi dérisoire au spleen d'une Autriche que l'ordre mondial d'alors avait "castré" en termes de superficie, et placé à la marche ultime de l'Occident (cf. l'ancienne "Ostmark"), de surcroît dans une neutralité imposée. Quant à l'autre hit de Falco, le très ambigu "Jeanny", d'aucuns y ont vu une prémonition des affaires Fritzl et Kampusch, de sinistre mémoire. Sans faire de sociologie hâtive et facile, on peut dire que les affaires sordides surgissent souvent dans des territoires en déclin, en plein processus d'identification négatif, derrière une apparente normalité. Point ici de racisme anti-autrichien (ces affaires auraient pu éclater ailleurs) qui verrait la perversité malsaine derrière le "propre et en ordre" officiel, mais au pays de Freud, du Kommissar, de François Ferdinand, du défunt empire et des ses ombres, les perversités en tout genre se terrent parfois au fond des caves.

Bien avant Falco et ses hits, dont on a à mon sens négligé le côté miroir sulfureux, la remise en question avait déjà commencé à la marge, avec Schönberg et sa musique dodécaphonique. Comme si, après la première grande boucherie mondiale, la musique elle même - dont on aime à dire qu'elle adoucit les moeurs - ne pouvait plus être harmonique et mélodique mais devait porter le déséquilibre et les torsions de l'humanité. Le dodécaphonisme n'aura pas sauvé l'Europe Centrale.




Classé "art dégénéré", interdit par les nazis, et Schönberg, juif, fuyant de justesse aux Etats-Unis, cette musique réapparait en été 1946 à Darmstadt, en Allemagne, où les compositeurs et musiciens "dégénérés" qui auront survécu poseront les bases de ce qui s'appelle de nos jours la "musique contemporaine", reflet strident et dissonant d'une époque où l'innocence et l'humanisme sont des concepts désormais obsolètes, avant que les années 60-70, sur fond de croissance économique et d'idéalisme baba-cool, voient la première génération post-nazisme interroger violemment parents et grands parents silencieux et tenants de l'ordre ancien, lui même garant de l'omerta : la violence des actionnistes viennois fera étrangement écho au choix de la lutte armée des Baader-Meinhof, la douleur bruitiste des Einstürzende Neubauten sera la plaie ouverte sonore reflétant celle que constitue le mur de Berlin comme punition ultime infligée au supposé atavisme autoritaire allemand, autoritarisme abhorré par une jeunesse qui trouvera ensuite dans le punk, l'antifascisme viscéral, l'écologie, les squatts et le libertarisme le seul antidote viable à la honte historique qui hante le couple Allemagne/Autriche, dans un masochisme qui frise l'auto-flagellation.



Hermann Nitsch, le boss des actionnistes viennois, 
au cours d'une des performances sanglantes dont le collectif avait le secret 
(nous avons choisi la photo la plus soft, les plus courageux taperont "actionnistes viennois" sur Google image)

"Feurio", le feu en vieil Allemand. 
La chanson d'Einstürzende Neubauten fait allusion à l'incendie du Reichstag par les nazis, 
mais d'autres feux suivront, de Rostock à Sarajevo. 

Mais tout comme la psychanalyse n'a pas sauvé l'Autriche, la culture alternative n'aura pas sauvé l'espace allemand. Elle aura certes incarné un "garde-fou" salutaire, utile et efficace, et la catharsis du lourd passé nazi, permanente, obsessionnelle et parfois excessive de la génération des 70's et des 80's restera toujours préférable aux non-dits ou à l'autosatisfaction en vigueur de ce côté ci du Rhin, où, comme chacun sait, "tout le monde était résistant". Mais les dés sont faussés dès les années 80 avec un Jörg Haider qui rafle la mise, en profitant des frustrations historiques tapies dans l'inconscient collectif, et des magouilles de la classe politique "traditionnelle" autrichienne qui se partage la Linzertorte du pouvoir à Vienne sans trop se poser de questions.



Et le château de carte s'écroule en même temps que le mur de Berlin. Passé le "winter of love" de décembre 89 et les illusions habituelles du prime amour, l'espoir s'éteint dans les bastons d'Hoyerswerda puis dans les flammes qui rongent les HLM pour demandeurs d'asiles de Rostock, départs de feu qui accompagnent les flambées de violence qui surviennent au pays de Gavrilo Princip. Helmut Kohl, démocrate chrétien "mou" comme l'idéologie de son parti, a découvert l'Histoire, et la place qu'il pouvait y prendre, quitte à en produire plus que de supportable. 


"Burn Trabi burn" 
de Rostock à la Yougoslavie, l'Histoire "en marche" consume l'ancien monde.

Rostock et Hoyerswerda ne sont que le visage le plus visible des traumas mal vécus et mal gérés, d'une réunification, certes inéluctable (et d'ailleurs inscrite comme but à atteindre dans les constitutions des deux Allemagnes), mais bâclée et faite sur le dos des citoyens de la RDA à qui on a juste dit "votre pays, c'était de la merde, oubliez le! ...et bienvenue chez Lidl et Mediamarkt!". Personne ne prétend que c'était la fête en RDA et dans le bloc soviétique, mais un truc que peu de monde a compris de ce côté ci du mur, c'est que, malgré la Stasi ou la Securitate, il a bien fallu vivre, trouver un sens à sa vie, et se construire ses références dans ce monde là. Accessoirement, en dépit du flicage général, tout n'était pas à jeter non plus dans ce système. Du coup, le salutaire et légitime "Nazis raus!" de la jeunesse ouest-allemande s'est retrouvé noyé dans ce prêchi-prêcha de la "réunification" (les termes de "rattachement" ou de "mariage arrangé" seraient plus exactes), où l'Occident sûr de lui achète, vend, privatise, liquide, détruit, reconstruit... mais aussi sermonne et "droit-de-l'hommise" à outrance, distillant déjà subtilement le cliché de "l'homme de l'est" brutal, retardé, intolérant, qu'il faut civiliser.


"Je cherche la RDA, mais plus personne ne sait où elle est.
Dommage qu'on l'ait aussi vite oubliée (...) 

Entre RFA et Pologne, un pays a été volé" 
ironise, peu de temps après la chute du mur, "Feeling B", ancien groupe phare de la scène punk de Berlin Est, qui disparaîtra dans les années qui suivent. Une partie de ses membres formeront cette entreprise capitaliste hautement florissante que constitue le groupe Rammstein.

Autres punks de Berlin Est, sceptiques du temps de la RDA, Die Skeptiker resteront sceptiques aussi dans l'Allemagne réunifiée. Dans un clip amateur lancé tambour battant dans les rues de la capitale allemande, hantées ça et là par un passé disparu ("rue de Danzig", aujourd'hui Gdansk, ou le pont de Bornholm, ancienne frontière est-ouest), le groupe confronte la mémoire et le présent troublé de cette ville. Loin du mythe du Berlin cool et open, c'est une cité où la violence éclate facilement, où "le militarisme prussien s'est senti chez lui", et où la dénazification semble inefficace.
"Berlin, le monde doit se guérir de toi" conclue le groupe.... Une suggestion qui pourrait convenir aux Balkans.

Les skinheads qui cassent du Turc ou du gauchiste dans le "nouveau Berlin", la spéculation immobilière effrénée qui en vire les "alternatifs" et les prolos, les villages de Saxe ou de Poméranie qui se vident, seront vite masqués par les images beaucoup plus marquantes de la Slavonie en ruine, de la Bosnie-Herzégovine en flamme, de l'horreur glaçante des camps de Trnopolje ou de Keraterm. Dans ce rêve européen virant au cauchemar, l'Allemagne réunifiée, du moins l'Allemagne "officielle", regonflée dans son égo, jugera bon de prendre partie, au nom de supposées valeurs communes et de lointains souvenirs mitteleuropéens, pour une Croatie dirigée par un pouvoir plus que douteux et une Slovénie qui, quoique plus discrètement que son voisin du sud, tire aussi quelques ficelles du conflit.

Comme un signe supplémentaire, c'est l'ancien écolo-alternatif Joschka Fischer qui, bien qu'il dénoncera - alors qu'il est dans l'opposition - l'attitude de Kohl et Genscher, achèvera d'une certaine façon ce qu'ils ont commencé, en votant les bombardements sur la Serbie à grand renfort d'uranium enrichi. Les Français ne feront guère mieux. Irrités par cette Allemagne qui rebombe le torse, ils ressortiront des archives poussiéreuses le vieux logiciel de l'amitié franco-serbe, auxquels ils ajouteront l'extension récente d'une peur excessive d'un Islam Bosniaque, certes tenté par endroit par le fondamentalisme, mais bien loin à cette époque des délires saoudiens ou iraniens.


Paradoxe donc, les tenants de la réunification allemande, puis de celle de l'Europe, présentées déjà comme du "there is no alternative", contribueront en coulisse à précipiter l'éclatement de la Yougoslavie. A la réunion des deux Berlin, des deux Allemagnes, puis à l'intégration des "bons élèves" de l'Europe post-communiste, succéderont les séparations de Mostar, Sarajevo, Kosovska Mitrovica, durant les guerres yougoslaves. Elles sont toujours en partie ou complètement d'actualité. Comme un écho aux cicatrices de Berlin, un "Sarajevo-Est" s'est constitué dans la banlieue de la capitale bosnienne située en Republika Srpska, additionnée de quelques communes rurbaines comme l'ancien fief de Karadzic, Pale. Un territoire en vase clos, avec ses propres institutions, ses propres universités, ses propres commerces, ses propres produits, sa propre poste et son propre réseau téléphonique... à quelques kilomètres de
Bascarsija.



L'entrée de "Sarajevo Est", qui, dans l'immédiate après guerre s'appela "Sarajevo Serbe" ("Srpsko Sarajevo"), avant d'être retoquée par les Occidentaux, et de se voir affublée de cette appellation au doux parfum de guerre froide. 
Pas de mur ni de miradors. Raffinement de la modernité post-yougoslave, les murs sont dans les têtes.

Ironie suprême, autant qu'omission volontaire de cette "berlinisation" dans la "balkanisation", Berlin est invoqué dans une presse, aussi bobotisée et gentrifiée que la capitale allemande, pour louer une pseudo-branchitude qui s'épanouirait, au choix, à Belgrade, ou bien à Zagreb. On notera la façon dont ce discours médiatique se contredit lui-même, autant que le ridicule de la comparaison, quiconque connaissant bien ces trois villes (ce qui est mon cas) n'y trouvant que peu de points communs. Si Zagreb et Belgrade ont effectivement renoué avec certaines expressions culturelles, qui les rapprocheraient de pratiques observées à Berlin, c'est plutôt en développant leurs propres modèles. Au passage, Sarajevo n'a pas encore eu son article la comparant à Berlin. On préfère rester dans le souvenir du siège et le vieux mythe de la "Jérusalem de l'est"... 


Mais revenons un instant à la schnouf que traquait Der Kommissar: peut-être était elle le fruit d'un trafic orchestré par quelques mafieux yougoslaves? La Vienne moderne est depuis les années 50-60 le foyer d'une très forte immigration yougoslave, serbe notamment. Paradoxe ? Les descendants de ceux qui voulaient "tuer le père" (Sigmund encore) François Ferdinand sont venus en masse dans la capitale de l'ancien empire, profiter d'un niveau de vie et d'un "propre et en ordre" qu'on ne trouve pas dans les rues pauvres et sales de quelques miséreuses villes balkaniques. La majeure partie de cette communauté bosse, ne fait pas de remous, parle l'allemand en roulant les "r", élève des gamins qui parleront le dialecte viennois mieux que le serbo-croate, tout en cultivant, dans les nombreuses fêtes yougos qui agitent la nuit viennoise, la nostalgie d'un bled idéalisé et fantasmé... A côté, et aucun racisme derrière cette affirmation, une branche de la communauté est venue avec des intentions plus douteuses, faisant souche à Vienne, et dans d'autres villes de l'Europe germanique supposée si policée et calme, pour organiser ses petits et gros trafics, de la dope aux armes à feu et passant par la prostitution et le blanchiment d'argent. Accessoirement, cette mafia s'occupe si besoin des basses besognes pour les services secrets yougoslaves (intimidations voire assassinats d'ennemis politiques).

 "Immigrés yougoslaves" assassinés à Heilbronn en Allemagne en 1983.
En réalité, des militants de l'indépendance du Kosovo. 

A l'époque du Kommissar, personne ne se doute de rien encore, mais toutes ces magouilles servent à constituer le capital qui financera en partie les guerres à venir sur le territoire yougoslave. Du côté de la mafia légale que constitue l'ultralibéralisme et du côté du couple Allemagne/Autriche qui retrouve ses vieux réflexes colonialistes lorsque "l'Europe slave" sous domination communiste se fissure, on profitera aussi allègrement du nouvel ordre mondial pour se livrer à d'obscurs businesses. Encore hypnotisé par l'euphorie de la chute du mur de Berlin, puis décontenancé par l'éclatement beaucoup moins agréable d'autres murs symboliques - ceux des maisons de Vukovar puis de Sarajevo - personne ne verra que derrière "l'affrontement des tribus slaves" perpétuant leur "haine atavique" (termes lus maintes fois dans la presse occidentale), des banques autrichiennes comme Hypo Alpe Adria hébergent les comptes de certains belligérants, achètent des entreprises sur place et préparent la fameuse "transition" qui étranglera les locaux qui auront survécu au conflit. Un récent article publié par le Courrier des Balkans rappelle que le célèbre Holiday Inn de Sarajevo a été construit pour permettre à Hypo Alpe Adria de blanchir de l'argent sale, et n'oublions le rôle déterminant joué par Ivo Sanader dans l'obtention de marchés par la même banque et d'autres entreprises autrichiennes.


 "La fin du crime : Hypo Alpe Adria
Du trafic d'armes aux privatisations dans les Balkans"
Edition slovène d'une enquête publiée en Autriche.

A moment des commémorations du centenaire de "l'attentat", le personnel de l'Holiday Inn était en grève. Ses salaires n'ont pas été payés depuis plusieurs mois par le propriétaire, autrichien, vous l'aviez compris. De son côté, Valentin Inzko, l'archid... , pardon, le Haut Représentant des Nations Unis, un autrichien lui aussi (quoiqu'issu de la minorité slovène de Carinthie), a proposé d'envoyer les troupes de l'Union Européenne pour calmer la plèbe, comme seule réponse aux manifestations de Bosnie-Herzégovine.


Face à tout cela, Princip, "l'homme qui a fait basculer le monde" a bon dos. Il est le coupable idéal, accusé de porter un nationalisme serbe, qui en 1914, n'était pas franchement le même que celui qui se développera à la fin des années 80, ou que celui qui s'exprime en 2014. En 1914, les Slaves du Sud se rêvaient une unité. Même si l'idéologie panslave avait aussi sa part d'ombre, et que le lobby militaire serbe, incarné par le machiavélique colonel Apis, avait déjà quelque ambition dominatrice, le projet yougoslave affichait des ambitions modernes pour leur temps, pas éloignées des projets que portèrent bien plus tard les apôtres de la décolonisation ...et ceux de l'Union Européenne. Je ne partage aucunement l'idolâtrie qui entoure le personnage mais les procès qui lui sont faits sont volontiers exagérés et ne se penchent pas sur le contexte. Une fois de plus on retire aux Balkaniques leur droit à leur Histoire, non content de les accuser d'en produire de trop, et non content de les avoir souvent laissé dans leur mouise, une fois que cette Histoire avait produit son surplus insupportable. L'ex-Yougoslavie n'a pas eu de plan Marshall, comme en a bénéficié la future UE, mais un néocolonialisme teinté de paternalisme qui n'a apporté ni démocratie réelle, ni "welfare state". Après ça, facile de demander aux intéressés de faire introspection et travail sur la culpabilité. Les jeunes ex-Yougoslaves n'ont pas, comme les jeunes Allemands des années 60, le monde baba-cool épanoui et en pleine croissance des Trente Glorieuses. C'est un miracle, que, ça et là, ils tentent et parviennent à recoller quelques morceaux.


Gavrilo Princip figurait peu ou pas du tout dans l'iconographie ou le discours des manifestants de Bosnie-Herzégovine, qui, dans leur récente "révolution" aux accents post-modernes, n'avaient pas vraiment de leaders "forts", de chefs, ni d' "icônes", du moins jusque récemment. Comme je l'ai dit plus haut, les Bosniens qui marchent pour changer leur pays sont dans le présent, pas dans un passé mortifère et peut être périmé où s'affrontent Gavrilo Princip, François Ferdinand et les Empires. Le passé est en fait du côté de ceux qui, officiellement, se posent en incarnation du progrès et de la modernité (L'Empire moderne que se rêve d'être l'UE), d'où leur obsession de la commémoration qui - sous couvert de soigner les névroses héritées du XXe siècle - justifiera leur présence et leur occupation (comprenez: l'UE ultralibérale ou le chaos). Le passé est du côté des pouvoirs locaux, vassaux complaisants de l'empire actuel. Comme un signe qui ne trompe pas, l'ancienne Caserne François Joseph construite par les Autrichiens du temps du protectorat abrite aujourd'hui la présidence de Bosnie-Herzégovine.



L'ancienne caserne François Joseph.

Finalement, Gavrilo Princip est quand même revenu chez les Bosniens manifestant pour le changement. Le 28 juin 2014, des activistes ont troublé la fête un peu trop belle des Occidentaux en s'affichant en plein coeur de Sarajevo avec des masques à l'effigie de Princip, et des calicots affirmant "nous sommes occupés à nouveau: par l'UE, par la communauté internationale, par le capitalisme, par le nationalisme, par le FMI" et dénonçant le coût des commémorations.

Pendant que l'Occident et ses vassaux se sont offerts un surplus d'Histoire, autosatisfait, coûteux et à côté de la plaque, le seul rendez-vous qui fut ce jour là honoré entre passé, présent et futur, c'était celui de tous ces Gavrilo Princip en colères. CQFD.








1 commentaire:

  1. Bonjour
    A propos des commémorations sur la radio publique française: on a pu entendre dans l'émission ''on parle musique'' Edin Zubvcevic l'organisateur du Jazz fest de Sarajevo. Il organisait un concert de Sevdah pour le 28 juin.
    Il dit ne pas comprendre pourquoi on célèbre le début d'une guerre et il en rajoute une couche en disant que c'est une grosse gaffe d'inviter l'orchestre de Vienne pour le Vivovdan. Il prend soin de dire qu'il n'a rien à voir ''avec les gens compétents qui ont organisé cet évenement'' (vers 31 min 52 s).

    Dans la même émission Amira Medunjanin explique comment elle a décidé de faire le métier de chanteuse après avoir travaillé pour l'UE en tant qu'économiste: elle en avait assez de devoir fermer sa bouche et d'entendre les expatriés déblatérer sur son pays(si on écoute entre les lignes).

    On entend aussi une référence à Rambo Amadeus à propos du turbofolk de la part de Bojan Z. Cela explique peut être pourquoi ce dernier est si réticent à utiliser le terme ethno jazz!
    Salutations et merci pour ton travail

    http://www.franceinter.fr/emission-on-parle-musique-on-parle-musique-depuis-sarajevo

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