Avant dernier épisode (soupir!) de la Carte blanche à l'Etoile Noire. L'étau se resserre dans notre parcours à Mostar, mené par la plume à géométrie variable de notre guide, tantôt pleine de dérision, tantôt grave, tantôt recentrée sur soi, tantôt habitée par le poids des Histoires récentes de ce territoire. A géométrie variable comme cette ville et cette Bosnie-Herzégovine qui concentrent beaucoup de géo-ceci et de géo-cela dont elles aimeraient tant se libérer: lignes de fractures "géo"politiques, intérêts "géo"stratégiques, "géo"graphie physique comme ces montagnes et ces rivières qui furent parfois des lignes de front, "géo"graphie humaine, peut être la plus oubliée de tous.
L'étau se resserre car ces réalités, souvent dormantes et tapies dans l'ombre comme la peur que suscitent les ruines de Santiceva, parfois rejaillissent et explosent. Cet épisode raconte ces résurgences, leur brutalité, leur violence, et l'implacable conclusion qu'elles sous tendent: "la guerre n'est pas finie", elle continue par d'autres moyens...
Lorsque nous avons fêté les 80 ans d’Abrasevic en décembre 2006, j’avais été chercher une cassette VHS, à la télévision fédérale à Sarajevo, sur laquelle était enregistré un documentaire sur Mostar. Je crois qu’il datait de 1976. On y voyait la ville présentée sous toutes les coutures. Ses gloires comme la Neretva et Stari Most, l’intégralité de la Vieille Ville, l’hôtel Ruža à l’architecture si moderne puis Abrašević.
La caméra est à l’entrée du centre et un long travelling avant traverse la
cour. Un long et très lent travelling. Je me souviens de ce plan et de mes
jambes qui se dérobent quand je réalise qu’au loin, le buste de Kosta Abrašević
repose sur son socle et que je vais le voir en son lieu, son endroit, son
espace. Je ne me souviens que du travelling, pas du buste.
Ce socle vide me hante depuis plus d’une
décennie. Je pense qu’il est le centre magique de Mostar et qu’à l’instant où
le buste de Kosta reviendra s’y poser, le noir sortilège qui paralyse Mostar
sera levé.
Abrašević est la solution et le problème selon
qu’on veuille s’occuper de la ville ou la maintenir à genoux.
Evidemment, dans une ville maintenue
artificiellement tranchée en deux depuis 20 ans par les nationalistes, un
endroit ouvert à tous est un affront traité tour à tour par l’indifférence des
institutions, puis par leur attaque frontale.
Abrašević est un combat permanent, une
bataille jamais finie. Sans moyen ou presque, le centre ne repose que sur la
volonté de son équipe, sa détermination, sa vision de la ville, son désir de la
changer, son refus catégorique de soumission.
Abrašević est un grand Oui et un grand Non.
Mais un grand Oui surtout.
J’y ai mes meilleurs et mes pires souvenirs à
Mostar. C’est l’endroit où j’ai pu faire tout ce que je voulais dans la plus
grande liberté mais avec les contraintes les plus lourdes. C’est l’endroit où
je me suis le plus amusée et le plus ennuyée. Un petit îlot au milieu de la
ville, un îlot fragile mais brave au milieu de la vie.
C’est un endroit toujours difficile à quitter
et parfois quand on veut en partir on ne peut pas.
Je me souviens particulièrement bien d’une
émeute en juillet 2008 pendant le festival du court-métrage que nous
organisions. J’avais malencontreusement négligé le calendrier de la coupe
d’Europe de football où la Croatie et la Turquie s’affrontaient. Nous étions
dans la cour avec les invités et participants du festival, de jeunes
réalisateurs venus de Belgrade, de Zagreb, de Ljubljana, les festivals amis de
Clermont-Ferrand et Oberhausen. J’avais bien prévenu tout le monde que nous
n’allions pas pouvoir gérer leurs déplacements en ville mais tout le monde a
joué le jeu et est venu à Abrašević de bonne heure. Le match a semblé durer 5
heures et nous ne savions pas ce qui était le mieux, que la Croatie gagne ou
que la Turquie gagne. Ou alors nous retournions les hypothèses en disant,
« vaut il mieux que la Croatie perde ou que la Turquie
perde ? ».
Dans tous les cas de figure, que va t’il se
passer ?
Je me souviens des tirs au but salués par des
rafales tirées en l’air. Je me souviens de la spatialisation du son dans la
cour d’Abrašević quand la Turquie a gagné. Un silence noir derrière moi, le
ciel déchiré par la lueur des petits feux d’artifice devant moi, là-bas, là où
le soleil se lève d’habitude.
"Nous voulons de la culture!!
6e festival du court-métrage"
Je suis montée sur le toit pour voir si je
pouvais apercevoir quelque chose. Je suis là, debout sur le point le plus haut
d’Abrašević et je regarde. Des centaines de personnes arrivent d’un côté et de
l’autre de la ville. Au milieu, deux rangées de la police spéciale, le
Boulevard, le croisement devant le lycée sont bloqués hermétiquement et la
foule arrive en courant, en hurlant, en s’insultant déjà.
En bas, nous avons fermé notre grille avec un
petit cadenas ridicule quand j’y repense. Nous avons un peu rassuré les
slovènes blancs comme des linges, discuté avec la bande de Zagreb, bu avec les
belgradois déjà venus l’année d’avant et totalement au point avec leur
environnement temporaire.
Je ne voulais que rentrer chez moi. 400 m à
faire, remonter Šantićeva, tourner à gauche, descendre le Korzo, traverser le
pont Tito, Musala et descendre Husrefovića. Entre moi et la maison, une marée
humaine a déferlé, l’air est saturé de gaz lacrymogène. On entend des tirs très
prêts, des gens passent devant le centre en voiture, en sens inverse de la
circulation et tirent en l’air en criant quelque chose que je ne comprends pas.
Nous faisons de petits allers-retours vers le bout de la rue pour voir comment
ça tourne. Je rentre au petit trot en me disant que j’ai quand même un peu les
pétoches. Je crois que vers 2h du matin je finis surtout par avoir peur pour le
centre et je me demande bien ce que je vais faire si « ils
arrivent ». C’est une question que je me pose encore mais je n’ai pas eu à
trouver la réponse, en tous cas, pas ce jour là. « Ils » ne sont pas
venus.
Ce n’est qu’au tout petit matin que j’ai pu
envisager de fermer le centre et de rentrer chez moi. Il fait déjà très chaud,
je n’ai rien pour me couvrir le visage et me protéger du gaz lacrymogène qui
flotte encore dans l’air. J’avance lentement, je guette des sons mais la rue
est totalement figée, silencieuse. Même les tilleuls qui se balancent doucement
dans le petit air de la nuit ne font pas de bruit. Je marche vers le
croisement.
A l’angle, j’aperçois du coin de l’œil une
rangée de la police spéciale toujours postée en haut de la rue devant la place
d’Espagne et Lenjinovo. Je me tourne vers la gauche, vers Musala, et c’est une
couche épaisse de verre, de chaussures, de vêtements, de bouteilles, de
cannettes, de vitrines qui gisent sur Korzo. Je suis saisie par la façon dont
cette couche de débris s’estompe au fer et à mesure que mon regard remonte vers
Musala. Je suis trop haut dans la rue pour pouvoir voir ma maison au bord de la
rivière. Il va falloir attendre d’être sur le pont. Sa vue me rassure toujours.
Je m’asseois finalement. Là, à l’angle, sur la
marche devant le distributeur. Je décide d’attendre un peu avant de traverser.
Je suis si fatiguée, il reste une si petite distance et je n’ai d’un seul coup,
pas envie de la parcourir.
Je m’allume une clope. J’essaie de détailler
dans le jour qui se lève tout ce qui a été détruit, abimé, brûlé.
Je relève la tête. A l’angle opposé se tient
le petit café que je ne regarde jamais. Celui qui est là, à l’angle de la rue
qui va vers Cernica. Ce petit café dont il me semble qu’il est jaune, avec une
terrasse ridicule au bord du croisement et dont je n’ai jamais réussi à me
souvenir du nom.
C’est là que j’ai vu A. pour la dernière fois.
5 jours avant qu’elle ne choisisse de nous quitter. De se quitter aussi. De
quitter toute la vie.
Nous étions assises dans ce petit café. Je
filais vers Cernica et A. assise à l’intérieur avait frappé à la vitre pour me
faire signe. J’étais rentrée boire un café avec elle. Je me souviens de sa voix
grave, un peu rauque mais douce. Je me souviens de ses très grands yeux dont
j’ai oublié la couleur. Je me souviens qu’il faisait froid et que ce mois de
mars n’en finissait plus de commencer et de nous apporter la douceur. J’étais
attristée de son désir de quitter le pays mais comprenais son besoin d’avancer
pour elle et pour sa fille. Je me souviens que je trouvais tellement dommage
qu’une personne si intelligente, si cultivée, si douée, si engagée aie envie
et besoin de partir. Elle m’expliquait ses démarches, ses centaines de C.V
envoyées. Je me souviens de sa colère devant la corruption et les magouilles
qui lui barraient la route vers un travail pour lequel elle aurait pu faire des
miracles. Je me souviens qu’elle ne s’arrêtait plus de parler ni de fumer. Je
me souviens qu’elle avait perdu des cheveux par paquet et que je lui trouvais
le visage tendu et fermé. Je me souviens de moi en train de lui dire qu’il va
forcément se passer quelque chose de bien pour elle, qu’il faut qu’elle soit
patiente, qu’elle finira par trouver quelque chose. Je me souviens qu’elle m’a
répondu avec une profonde fatigue dans sa voix en me regardant dans les yeux :
« Ici, je ne suis pas autorisée à avoir une vie ».
Je suis assise à l’angle de Korzo et Šantićeva
et je regarde ce misérable rade en face de moi. On dirait que les courants
d’air de la Neretva ont un peu chassé le lacrymo. J’ai très mal au dos et je
n’ai pas envie de me lever. J’ai un peu la nausée aussi. Je me retourne vers
Šantićeva. Je suis dans le vague, shootée à l’épuisement.
Je suis retournée à Abrašević me faire un
café. Assise à la grande table en bois dans la cour, j’ai pleuré, la tête dans
les mains. J’ai pleuré jusqu’à ce que le barman qui assure le service du matin
n’arrive et ne me mette un grand verre de gnole au bord des lèvres en me
regardant gentiment et en me disant d’un ton quand même un peu ferme :
« bois ! ».
(c) Crna Zvijezda 2014
Le clip de cet épisode : Unutrašnja Emigracija (UE) - Tranzicija
Actif durant la dernière décennie, Unutrasnja Emigracija/"Emigration Intérieure" (prononcer Ounoutrach'gna émigratziya") a été l'un des meilleurs groupes anarcho-punk de Bosnie-Herzégovine et peut-être même de la Yougosphère. Sur une musique à la fois rageuse, frénétique et sombre, "UE" (comme "Union Européenne", ce jeu de mot dit déjà tout !) pose des textes forts, durs, mais réfléchis et politiquement concernés (on vous traduira quelques chansons dans un prochain post, promis!) sur la situation dans le pays. Comme ici où ils dénoncent cette "transition", mot pudique de la novlangue technocratique, qui fait, nous dit le groupe, que "les capitaux ont le droit de voyager, mais les individus aucunement". Pendant que l'économie mondiale "voyage", les Bosniens sont condamnés à rester enfermés avec leurs problèmes et les ombres du récent conflit...
C'est vraiment très émouvant ton article.
RépondreSupprimerMerci ça donne envie de connaître Abrasevic.
Merci ! Il faut aller à Mostar et à la découverte d'Abrasevic !
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