Une tentative d'expliquer l'ex-Yougoslavie en passant par les marges et les chemins de traverses...
vendredi 20 décembre 2013
CARTE BLANCHE A L'ETOILE NOIRE (6): LE CENTRE DE MON MONDE
Suite
de la carte blanche à l'Etoile Noire, où se dévoile un lien mythique à Mostar et bien au delà: le centre culturel Abrasevic, qui fête
présentement les dix ans de sa réouverture. Entre centre socioculturel
et club alternatif, cette ancienne et vénérable maison de la culture
s'est reconstruite autour d'un projet citoyen, culturellement,
politiquement et socialement concerné. Yougosonic en profite pour saluer
chaleureusement l'équipe d'Abrasevic pour son action. Respect et longue vie, un autre Mostar
est possible!
Pendant vraiment très longtemps j’ai évité d’emprunter
Šantićeva. De jour comme de nuit. Puis, j’ai réussi à la parcourir de jour. Une
nuit, en rentrant à la maison de Cernica, je suis arrivée à l’angle de
Šantićeva et je me suis arrêtée. J’ai considéré un moment la longueur de mon
détour pour l’éviter. Traverser Carinski Most, braver les courants d’air
humides de Carina, Musala, Fejčeva, retraverser la Neretva à Bunur et arriver à
la maison dans 40 minutes ou alors affronter Šantićeva seule à 2h du matin mais
arriver dans 8 minutes. La rakija de la soirée m’a largement aidée à
m’enhardir. J’étais terrifiée, j’avais peur des ruines et peur des chiens. Mais
surtout des ruines. Šantićeva ressemblait à un immense château de sable mal
tassé.
"Attention ! Danger d'écroulement Interdiction d'entrer et de stationner dans les ruines"
L’éclairage de ville blafard donnait à la rue un aspect de
corridor longeant la prison. Parfois des voitures sont garées en face de la
prison et des hommes ou des familles parlent avec les prisonniers du trottoir
aux fenêtres des cellules. Mais je n’ai pas peur de la prison et de ses
visiteurs à la mine souvent patibulaire. J’ai peur des ruines. J’ai peur des
arbres qui sortent des fenêtres. J’ai peur des gouffres noirs qui criblent les
centaines de mètres de façades. J’ai peur du bruit de la boite aux lettres rouillée
qui bat au vent et sur laquelle on aperçoit encore le nom du propriétaire. J’ai
peur des sacs de sable aux fenêtres et des caisses de détonateurs qui gisent,
fracassées dans les ruines. J’ai peur des squelettes des tilleuls qui ne
sentent jamais rien, même en juin.
Au milieu de la rue Alekse Šantića, sur la droite, juste
après la prison, il y a un petit dégagement qui, quand on l’emprunte mène à une
cour bordée de ruines.
Au fond de la cour, il y a un socle noir fixé au mur de la
ruine d’un bâtiment austro hongrois. Le socle est vide. Sur le mur, à côté du
socle, apparaitra un peu plus tard dans mon histoire un graffiti :
« Šta bi Kosta sada rekao ? ». « Que dirait Kosta
maintenant ? ». Kosta Abrašević. Je suis, pour la première fois de ma
vie dans la cour du Centre Culturel des travailleurs « RKUD
Abrašević » sis au numéro 25 de la rue Alekse Šantića au centre de Mostar.
Après cette nuit là, j’ai eu moins peur de cette rue car elle
n’était plus que le chemin qui menait à Abrašević.
Quelques années plus tard, alors que l’idée de reconstruire le centre était en
route et que nous avions acquis les murs après une campagne éclair contre la
mairie de Mostar, les aléas de l’organisation du Festival Interculturel de
Mostar m’ont forcée à dormir presque un mois au milieu des ruines d’Abrašević,
entourées des ruines de Šantićeva, elles mêmes entourées des ruines de Mostar.
Pas d’eau, pas d’électricité, nous dormions entre les ruines du bâtiment austro
hongrois et la scène. Nous gardions le matériel et l’espace.
Une trentaine de nuits à s’endormir entre chien et loup. Une trentaine de nuits
passées à fixer la façade, le socle vide, le moindre impact de balles, à
écouter les morceaux de charpente se casser la gueule quand il y a du vent, à
entendre les rats crapahuter dans les ruines.
Le restant de ma relation intime avec Abrašević a été en grande partie une
revanche sur ces trente nuits passées à boire, à chercher le sommeil, à avoir
soif et à attendre que le soleil ne se lève en face de nous, derrière les
collines de l’est mostarien.
Ce serait vital de raconter l’histoire de la renaissance du
centre mais les gens qui l’ont fait renaitre sont plus intéressants que la
chronologie de ce combat qui dure depuis 10 ans et qui est si profondément
inscrit dans l’ADN de Mostar.
La bataille pour Abrašević a drainé une somme incalculable
d’énergies. En provenance de Mostar, de Prijedor, de Banja Luka, de Grenoble,
de Toulouse, de Lyon, de Barcelone, de Vienne, d’Italie, des Etats Unis et de
bien d’autres endroits encore. Quand je pense à tous ces gens je vois une sorte
de tourbillon bordélique essayant de rétablir une continuité dans un espace et
un temps en pointillés.
Parler de ces onze dernières années en compagnie de l’équipe d’Abrašević c’est
avant toute chose, dire le respect et l’amour qui me lie à ce groupe de gens.
Sans parler de mon admiration.
Ils ont fait d’Abrašević le centre de mon monde.
Le lieu, l’endroit, l’îlot. Abrašević est la seule part de
Mostar qui me soit compréhensible et qui ait un sens à mes yeux.
Le centre a ramené la vie dans la rue Šantićeva. Le centre à
rouvert dans les ruines de l’ancienne ligne de front laissée à l’abandon par la
mairie de Mostar bien contente d’avoir un no man’s land servant de zone tampon
entre l’est et l’ouest. Abrašević a fissuré la division géographique de la
ville et est devenu un caillou gênant dans la mécanique nationaliste implacable
générant seulement de l’étanchéité entre les deux côtés de la ville.
Abrašević est le pied qui empêche la porte de claquer, la
cale que l’on met dans le chambranle de la fenêtre pour qu’elle ne claque pas
quand il y a du vent la nuit.
Je me souviens de tout. Je connais chaque recoin
d’Abrašević. Quand j’ai besoin d’être rassurée, je me vois assise dans le Klub
Kosta regarder par les hautes fenêtres du bar. Je vois le ciel d’hiver
mostarien d’un bleu total et la cime des peupliers de la cour qui se balancent
lentement dans le vent.
"Bezobrazluk": insolence.
Je sais sur quelles marches il faut faire attention dans
l’escalier qui mène à la radio. Je sais que le crochet de la porte des
toilettes pour filles est rafistolé depuis des années et qu’il faut caler la
porte coulissante avec son pied pour bien la fermer. Je sais qu’il n’y a jamais
assez de place pour la glace dans les frigos du bar. Je sais exactement où
m’asseoir la nuit dans la cour pour ne pas voir le logo Siemens qui nous pollue
depuis le bâtiment d’en face.
Je sais qui boit son café mais ne le finit jamais, qui fume
quelles cigarettes, qui va boire un Pelinkovac ou une Sarajevsko. Je sais qui
va râler et pourquoi. Je sais qui va quitter la fête sans dire au revoir.
Je sais la fatigue aussi, les difficultés. Je sais la pudeur
des réponses quand je demande comment ca va.
Chaque fois que je retourne à Abrašević, quand j’y passe une
soirée, je m’arrange pour m’échapper cinq minutes toute seule dans la cour. Je
trouve toujours le moyen. Je sors du bar et je fais le tour de la cour dans la
pénombre. Je regarde Abrašević, j’écoute le vent dans le platane du fond, je
regarde le lampadaire au dessus de la façade de la salle de spectacle et le
nuage de moustiques qui virevolte dans sa lumière, les containers-bureau, le
muret qui les longe, l’escalier qui monte sur le toit. Je n’ai plus peur de ses
ruines. Dans la nuit, Abrašević m’appartient.
Le clip de cet épisode : La divine Jadranka Stojakovic et son tube interplanétaire en Yougoslavie seulement, "Sto te nema" (A traduire par quelque chose comme "Pourquoi n'es tu pas là").
"La
petite histoire derrière cette chanson c'est que Jadranka a fait son
1er concert à Mostar depuis la guerre chez nous à Abrasevic, le 12
juillet 2006. On avait installé des centaines de chaises dehors. Le
concert a attiré plusieurs centaines de personnes de tous les côtés de la ville, de
générations différentes, beaucoup de personnes assez âgées. Bref,
un moment incroyable..."
Bonjour Merci pour ce beau partage. Merci de nous avoir parler de Jadranka Stojakovic. Yougosonic ne nous en a jamais parler il préfère les choses plus experimentales:) bien que son exil japonais ait donné des choses étonnantes. Merci pour ce blog.
Merci pour votre commentaire ! Quand elle est venue jouer à Abrasevic elle était avec ses musiciens japonais, c'était fantastique. elle a joué également quelques morceaux seule à la guitare dont "Sve smo mogli mi" qui me fait pleurer à chaque fois :)
Je viens de tomber sur ce blog et j'avoue que j'apprécie la qualité de son contenu, chapeau bas.
Ce qui me plait encore plus, c'est que je serais à Mostar là partir du 29 décembre pour mon mémoire de géographie et que ce que je lis me parle beaucoup! Est-ce que Yougosonic accepterait de me mettre en contact avec l'auteur de cette série, si bien sur elle est d'accord? Cela m'aiderait grandement!
Les commentaires sont modérés avant publication. Au vu de l'Histoire récente de la Yougoslavie, et étant donné que je n'ai pas envie de jouer à EULEKS ou à la FORPRONU du web entre les suppôts de la Grande Serbie, les supporters de la Grande Croatie, ceux de l'Illyrie éternelle ou les apôtres de la guerre sainte, les commentaires à caractère nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, et autre messages contraires à la loi, ne seront pas publiés et l'expéditeur sera immédiatement mis en spam. Les débats contradictoires sont les bienvenus à condition de rester courtois et argumentés. Les contributions qui complètent ou enrichissent les thèmes abordés seront appréciées. Merci
Bonjour
RépondreSupprimerMerci pour ce beau partage.
Merci de nous avoir parler de Jadranka Stojakovic. Yougosonic ne nous en a jamais parler il préfère les choses plus experimentales:) bien que son exil japonais ait donné des choses étonnantes.
Merci pour ce blog.
Suis preneur de quelques liens sur la période japonaise de J.Stojakovic, l'ami(e) ...suis en effet passé à côté, mais prêt à me soigner ;-)
SupprimerSuperbe ! Merci. Bonne année également.
SupprimerMerci pour votre commentaire ! Quand elle est venue jouer à Abrasevic elle était avec ses musiciens japonais, c'était fantastique. elle a joué également quelques morceaux seule à la guitare dont "Sve smo mogli mi" qui me fait pleurer à chaque fois :)
RépondreSupprimerSalut,
RépondreSupprimerJe viens de tomber sur ce blog et j'avoue que j'apprécie la qualité de son contenu, chapeau bas.
Ce qui me plait encore plus, c'est que je serais à Mostar là partir du 29 décembre pour mon mémoire de géographie et que ce que je lis me parle beaucoup! Est-ce que Yougosonic accepterait de me mettre en contact avec l'auteur de cette série, si bien sur elle est d'accord? Cela m'aiderait grandement!
Continuez comme ça,
Peio.
Bonjour Peio,
SupprimerMerci de m'envoyer votre adresse mail en MP à yougosonic (at) gmail (point) com et je ferai suivre à l'auteure
Belle plume l’Étoile noire ! MERCI de faire vivre un peu de Mostar jusque dans nos salons et bureaux de Lyon.
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