(1) entre 8000 et 26000 selon les études et les sources
Les "effacés" slovènes ne sont pas les seuls "effacés" tout court des guerres yougoslaves. Encore aujourd'hui, de nombreux citoyens de l'ancienne fédération ont le plus grand mal à justifier de certains droits ou de leur identité en raison de registres d'état-civil brûlés, détruits, perdus. Ce n'est pas une nouveauté et la deuxième guerre mondiale avait déjà "fabriqué" son lot d'effacés sur les terres yougoslaves. Le mot "yougoslave" lui même tend aussi à s'effacer, rentrant dans l'Histoire et ses poubelles, et ne devant sa survie qu'à l'infâme préfixe "ex-" qui lui est désormais accolé pour mieux pointer l'ablation du présent qu'il sous-entend. "Yougoslave" a pourtant correspondu à l'une des cases du recensement à l'époque, où l'on pouvait se déclarer comme tel. Un choix qui demeurait minoritaire (5,4% en 1981), ce qui ne veut pas dire que tous ceux qui se déclaraient Serbes ou Slovènes étaient forcément des suppôts du "chacun pour soi et entre soi". Aujourd'hui, s'affirmer "yougoslave" est en revanche un positionnement politique et identitaire qui vise précisément à combattre l'effacement de ce passé.
à l' occupant.
On pourrait aussi parler des noms de Partisans ou de victimes du fascisme qui s'effacent sur des monuments laissés à l'abandon, ou encore évoquer les "peuples constitutifs de l'Etat" en Bosnie-Herzégovine (Serbes, Croates, Bosniaques), et les "autres" : juifs, tziganes, et ceux qui, de plus en plus nombreux, se déclarent "sans appartenance ethnique", citoyens de seconde zone priés de s'effacer de la vie politique et sociale de leurs pays....
Mais cessons cette variation dont chacun aura compris le principe symbolique, et qu'on pourrait poursuivre à l'infini, avec les disparus jamais revenus, les amnésies des Histoires officielles recomposées et autres termes effacés du vocabulaire d'une langue serbo-croate, elle aussi effacée...
"Effacement" de l'appareil industriel et de centaines d'emplois.
Plasticage de l'usine "Jugoplastika" à Split, sur fond de privatisations.
Comme un étrange retour du refoulé autant que de manivelle, l'affaire des "effacés" de Slovénie, qui devrait donc, officiellement, se conclure prochainement, trouve un troublant écho dans celle du JMBG, le numéro d'identification civil, qui a poussé, contre toute attente, des milliers de Bosniens dans la rue. Comme si, en quelque sorte, la boucle était bouclée dans un cercle vicieux, qui, bien que les armes se soient tues, continue de faire disparaître des individus, en leur retirant non pas leur existence physique, mais toute existence légale.
Plus de 20 ans après le conflit, et alors que les nouveaux Etats ont officiellement tranché la question de l'identité nationale, le fascisme bureaucratique d'hier comme celui d'aujourd'hui, né de leur création, continue de nier le droit de l'individu à être un citoyen avant d'être un Slovène, un Bosniaque ou un Serbe.
Le gouvernement slovène actuel a budgété un total de 76 millions d'euros pour dédommager les victimes de cette purification ethnique "soft", invisible et méconnue. Insuffisant pour les associations d'"effacés", trop pour une frange de la population qui, aujourd'hui encore, n'a que mépris pour les "Čefurji" (prononcer "Tchéfouryi"), terme péjoratif (2) désignant la "racaille du sud" (Serbes, Croates, Bosniaques...) qui vit, à l'écart dans les banlieues-dortoirs "titistes" des villes slovènes, "effacée" des beaux centres villes baroques rénovés, et qui est, refrain connu, accusée de tous les maux : délinquance, mafia, primitivisme, désordre, corruption, refus de s'intégrer...
(2) Du turcisme "Cifut", du turc "Cühut", signifiant "le juif"...Hum! Tout un programme !
le charme minéral des cités yougoslaves
La peuplement "ethnique" aussi est d'époque.
Les "Čefurji" sont pourtant, au delà des clichés, largement impliqués dans la vie économique, sociale, sportive, culturelle et même politique du pays : le maire de Ljubljana, Zoran Jankovic, est d'origine serbe... ce que ne manquèrent pas de rappeler certains de ses détracteurs lorsqu'il fut accusé de favoritisme et de corruption (selon le cliché "Serbe=magouilleur"). Je ne défends pas Jankovic, pas complètement vierge et innocent, mais d'autres élus "100 % Slovènes" ont aussi fait leurs petits arrangements dans leur coin. Ce fut même l'une des raisons de la fronde de cet hiver en Slovénie (sur laquelle on reviendra prochainement avec un post dédié).
La haine des "Čefurji" ne date pas d'hier, et déjà du temps de la "fraternité et unité" yougoslave, un racisme latent hantait ça et là la société slovène. A l'époque, la contre-culture, très forte en Slovénie, interrogea les préjugés envers les compatriotes "sudistes", comme le firent par exemple les keupons de Kuzle ("Les chiennes"/"Les putes") avec "Vahid Vahid" (prénom typiquement musulman), chanson dont on trouvera les paroles en anglais ici (scroller légèrement après le texte en slovène pour accéder à la version anglaise).
Autre chanson du groupe Kuzle très concernée sur une catégorie de la population encore plus méprisée.
Ce racisme allait clairement s'exprimer peu de temps avant l'indépendance, où les différences culturelles et sociales, entre une Slovénie "travailleuse et bonne gestionnaire", et un "Sud désordonné et paresseux", allaient être invoquées comme prétexte à la séparation. La présence nombreuse en Slovénie de cadres du PC yougoslave ou d'officiers de l'Armée Fédérale, souvent Serbes, logés dans des appartements de fonction modernes, a encore alimenté la jalousie et a contribué à asseoir la sensation d'être un territoire "occupé". L'indépendance acquise au pris d'une "drôle de guerre" quasi indolore si on la compare à ce qui allait suivre, ne réglera pas tout. Et dans le jeune Etat, déjà bien vu à Bruxelles, la racaille facho bastonne volontiers du Serbe et du Bosniaque, comme le contera très bien Tomaz Lavric dans ses "Temps Nouveaux", BD qui dresse un portrait au vitriol du jeune Etat.
"slovène de souche" devenu skinhead
"Tu as vu ce qu'ils ont écrit ? Sale occupant serbotchetnik ! Quel occupant bordel ! J'ai toujours été pour la fraternité et l'unité" dit le retraité dans la troisième case, faisant allusion aux inscriptions sur le mur de son appartement dans une cité dortoir de Ljubljana.
Aujourd'hui, Les "cefurji", mélange de ceux qui ont réussi à échapper à l'effacement administratif et d'une nouvelle immigration ex-Yougoslave en quête de vie meilleure, tentent de trouver leur place dans une société slovène officiellement "européenne et tolérante", mais qui en réalité les rejette toujours. "Cefurji Raus!" est l'un des graffitis à la mode en Slovénie. Mais c'est aussi un bouquin, écrit par Goran Vojnovic, un slovène d'origine serbe qui traite du déracinement de cette population, et notamment de la jeune génération, souvent née en Slovénie, mais mal dans ses pompes, parce qu'étrangère dans ce pays comme "au bled", en Bosnie-Herzégovine ou en Serbie. Syndrome connu.
déguisé en "bon slovène" casseur de "métèque" sudiste.
Photo de Borut Peterlin (c) tous droits réservés,
publiée avec l'aimable autorisation de l'auteur que je remercie très chaleureusement.
On appréciera ce détournement du célèbre graffiti par le biais de l'affiche du spectacle.
Ici, le langage du marketing culturel vient en quelque sorte tendre un miroir au racisme de la société, comme si ce dernier était devenu officiel.
Plus de 20 ans après "l'effacement" d'une partie des habitants de Slovénie, la vie artistique slovène devient un espace où se pose la question à la fois de l'héritage de cette politique, et du choix désormais brûlant à opérer entre une société multiculturelle assumée, ou au contraire un pays à plusieurs vitesses et ghettoïsé. Ce ne sont pas nous autres Français qui viendront ici donner la leçon.
Yougosonic remercie Borut Peterlin, photographe slovène dont le travail mérite le détour : visitez son site web et son blog.
Merci également à A Ke Be, pour m'avoir mis sur la piste de "Cefurji Raus!
Encore un article très intéressant et très complet !
RépondreSupprimerMerci, on est là pour ça ;-)
SupprimerLe groupe Kuzle revient sur la chanson Vahid dans ce petit docu sous titré anglais : http://www.youtube.com/watch?v=N09lDuUUrhY
RépondreSupprimerTrès intéressant ce post.
Merci Greg. Je connaissais ce docu mais c'est bien de l'avoir partagé pour tout le monde. Bien à toi.
Supprimer