Panneau indicateur à l'époque yougoslave |
Chez les "modérés", progressistes, et autres adeptes du "il faut tourner la page du passé", c'est au contraire un signe de la maturité de la Croatie sur le chemin de l'Etat de droit et du respect des minorités. Bref, le probable retour du cyrillique en Croatie devient une sorte de baromètre de la société. L'affaire prend désormais une tournure clairement polémique, générant un flot d'excès de part et d'autres, où le ridicule le dispute au pathétique. C'est donc le bon moment pour aborder l'ex-Yougoslavie à l'aune des relations troublées mais pas toujours antagonistes entre "ćirilica" (prononcer "tchyirilitsa") et "latinica" (prononcer "latinitsa").
(2) et (3) il y a aussi des protestants chez les Tchèques et les Slovaques.
Monument en Russie.
Les deux moines, originaires de Thessalonique sont choisis par l'empereur de Byzance en raison de leur connaissance du "slave" : la langue parlée alors par les "barbares" sus-mentionnés est encore peu différenciée, et l'inter-compréhension est quasi totale entre un habitant de la Moravie (dans l'actuelle République Tchèque) et un Slave de la Macédoine grecque où se trouve précisément Thessalonique. Les deux frères vivent au contact de cette population, nombreuse dans la ville, et connaissent bien sa langue. Le schisme entre Rome et Byzance n'a pas encore eu lieu, mais les deux cités, et les deux empires qu'elles gouvernent, se livrent déjà à une discrète lutte d'influence sur les zones restant à convertir. Au nord, les Slaves subissent encore et toujours les coups de boutoirs des Germains, à la botte de Rome et organisés en "Saint Empire", mais parviennent à structurer un Royaume, celui de la Grande Moravie. C'est le roi de Moravie, Rastislav, probablement déjà converti au christianisme (d'après les historiens), mais soucieux de s'affranchir de la pression des évêques de Bavière, qui considèrent son territoire comme leur chasse gardée, qui appelle Byzance à l'aide. Objectif pour faire simple : intégrer son bon peuple à la chrétienté, tout en maintenant son autonomie face aux envahissants ancêtres de Ratzinger. Byzance, qui comprend l'importance d'abattre ses cartes dans cette terre de mission que sont les territoires slaves qui commencent à sa porte, entend l'appel et délègue deux de ses plus fins "agents".
Leur mission est, on l'a compris, "politique", mais elle jouera d'abord un rôle autrement essentiel : en l'occurrence, la conversion des Slaves au christianisme apporte leur "alphabétisation" et donc leur "instruction". Une élite lettrée se développe dans le sillage des deux frères dont le raisonnement est simple et à l'époque audacieux : il faut convertir les Slaves "dans leur langue", et non en latin ou en grec, les deux langues "internationales" du moment, ou en hébreu, langue d'origine des textes sacrés. Et pour ce faire, il faut traduire les textes en question dans la langue "vulgaire", et pour les traduire, il faut pouvoir les écrire. CQFD.
Ce n'est cependant pas tout de suite qu'apparaît l'alphabet "cyrillique", comme on serait tenté de le penser.
Pour codifier le "slave" en langue écrite, les deux moines grecs inventeront un alphabet appelé par la suite "glagolitique" ("glagoljica" en serbo-croate), du mot slave "glagol", signifiant "le verbe" (ce mot a le même sens encore aujourd'hui). Les théories divergent quant à l'origine et aux influences de cet alphabet. L'acception commune affirme que Cyrille et Méthode se seraient inspirés du grec, leur langue maternelle, et certains caractères semblent en relever, même si l'ensemble paraît quand même s'en distinguer. D'autres théories prétendent qu'ils auraient puisé dans des écritures du Proche-Orient, du fait qu'ils connaissaient l'hébreu et le copte. Peu importe, cet alphabet, dont les caractères évoquent aujourd'hui avec poésie une langue lointaine, secrète et codée, que ne renierait pas un Tolkien, remplit son objectif et se diffuse dans tout l'espace slave, du Vardar non pas jusqu'au Triglav, comme le chantera un hit patriotique yougoslave, mais même jusqu'aux confins de la Moravie, c'est à dire de l'actuelle Tchéquie. Comme on le voit, le glagolitique, conçu par des moines missionnés par Byzance, s'impose dans des terres qui, aujourd'hui, ne relèvent pas de la sphère orthodoxe. Dans le futur espace yougoslave, il se développe avec succès, et notamment dans ce qui est aujourd'hui la Croatie. On y revient plus bas...
Tout cela aurait pu continuer tranquillement et le destin des Slaves, comme probablement celui de l'Europe, aurait sans doute été différent si cet alphabet, et la liturgie qui s'y rattache, appelée "liturgie slave", s'étaient maintenus dans toute leur sphère de diffusion. Ils auraient donné une unité culturelle et spirituelle à ce qui aurait très vraisemblablement constitué une sorte de "bloc slave". En effet, les deux frères n'ont pas seulement amené les Slaves dans le giron de la chrétienté, ils leur auront donné l'accès à l'écriture, et par celle-ci les moyens de bâtir leur propre culture sur des bases "modernes" (dans le contexte de l'époque). La conversion et la formation des cadres religieux, puis celle de la population, se faisant dans le "vieux-slave" (et nom en latin ou en grec), Cyrille et Méthode ont ainsi, les premiers, contribué à l'émergence d'une "conscience nationale" slave.
Hélas, la géopolitique revient à la charge. En l'occurrence, le puissant clergé de Bavière, réagit violemment face à l'action de Cyrille et Méthode. "Prêcher en langue barbare, et non en latin ?! C'est déjà un comble ! Mais voler nos parts de marché spirituelles! Un crime !". Après la mort de Cyrille, par une succession d'intrigues de palais et de coup de forces sur le terrain (Méthode sera même emprisonné), les églises germaniques vont parvenir à retourner la situation à leur avantage, malgré la reconnaissance des deux frères par les papes successifs pour leur contribution à la diffusion de la chrétienté en des "terres barbares". La papauté finit par céder. A la mort de Méthode, ce qui a été patiemment construit en Grande Moravie est peu à peu défait. Les disciples de Cyrille et Méthode, sont arrêtés et vendus comme esclaves...à Byzance, où ils recouvrent leur liberté. Ces disciples se replient dans les Balkans où se dessine peu à peu la fracture entre les deux "sensibilités chrétiennes", que le schisme de 1054 viendra entériner jusqu'à nos jours (le schisme est toujours en vigueur).
C'est un élève de Cyrille et Méthode, qui a conçu l'alphabet cyrillique, le baptisant ainsi en hommage à son maître Cyrille. L'idée est de simplifier le glagolitique en le rapprochant de l'alphabet grec. Ce nouvel alphabet intégrera ainsi la plupart des lettres grecques, tout en conservant les caractères glagolitiques désignant des sons particuliers au slave (les fameuses et nombreuses chuintantes, notamment) que les caractères grecs ne peuvent rendre.
Plus ou moins à la même époque, d'autres évènements accentuent la dislocation de l'ensemble géographique et culturel slave : l'arrivée des Magyars en Pannonie va séparer les slaves de l'ouest de ceux de l'est et du sud. Les nombreux dialectes slaves, où l'inter-compréhension était encore de mise, vont se différencier et former peu à peu les langues que nous connaissons aujourd'hui.
Pourtant, le glagolitique se maintient dans la sphère sous tutelle de Rome. En 1248, le pape Innocent IV, comprenant qu'il faut lâcher un peu de lest pour garder ses ouailles, et les préserver de l'influence byzantine/orthodoxe, autorise le clergé de Dalmatie (province de l'actuelle Croatie) à conserver cette écriture et à prêcher dans la langue locale. Des découvertes récentes attestent que cet alphabet a aussi été utilisé en Slavonie. Bref, le glagolitique se maintient dans l'actuelle Croatie. Plus au sud, dans la zone "orthodoxe", le cyrillique le supplante, tout en en conservant des éléments. Chez les Tchèques et les Slaves du Nord et de l'ouest, il est en revanche plus ou moins éliminé, même si il survivra partiellement ça et là.
A côté de cet alphabet "liturgique" s'impose dans la sphère catholique l'alphabet latin, lequel peine cependant à transcrire les sons particuliers des langues slaves. Au départ, influence germanique oblige, les fameuses chuintantes sont notées par des "sch" ou des "cz" inspirés de l'allemand. Ce n'est qu'au XVIe siècle que le réformateur Tchèque Jan Hus invente de nouveaux signes "diacritiques" pour permettre de codifier les sons particuliers au slave à travers cette délicieuse "moustache de Plekszy Gladz" qui surplombe les s, c (š, č) pour désigner le "ch" et le "tch" si courants dans les langues slaves. C'est en reprenant les travaux de Jan Hus (qui entre temps a été brûlé par l'obscurantis order catho, décidément peu ouvert à l'innovation, pour avoir voulu lui aussi prêcher en langue "vulgaire" et autres querelles de doctrine), que les linguistes balkaniques épris de panslavismes, intégreront les signes diacritiques au slovène et au croate.
Pour revenir à Cyrille et Méthode, on comprend avec tout ce qui précède l'importance historique de leur travail pour les Slaves, et le fait qu'ils demeurent reconnus dans tout cet espace linguistique, y compris le non-orthodoxe. Une place centrale de Ljubljana porte leur nom et ils sont fêtés encore aujourd'hui en République Tchèque et en Slovaquie. Des messes dans la "liturgie slave" en vieux slavon sont encore données à Velehrad en République Tchèque le jour de la fête des "apôtres de Slaves". Le rôle du duo aura permis l'émergence d'une culture slave autonome, garante de leur indépendance face aux deux poids lourds de Rome et de Byzance, tout en les intégrant à la sphère chrétienne et donc à la civilisation en construction dans cette partie du monde. Au XIXe siècle, lorsque naît le panslavisme, ils deviendront un véritable mythe fondateur, immortalisé d'ailleurs par Alfons Mucha dans son "épopée slave".
Pourtant, avec des destins différents sous des pouvoirs différents, sphère latine et austro-hongroise chez les uns, sphère orientale/orthodoxe chez les autres, les perceptions évoluent et expliquent en partie les malentendus qui hantent les ruines à peine reconstruites de Vukovar. Chez les slaves d'Orient, l'origine byzantine et l'héritage prestigieux des deux moines grecs font que l'on se pose volontiers en "continuateurs" directs de leur oeuvre. Les tenants de cette théorie soutiennent que l'orthodoxie s'inscrirait en filiation d'une tradition slave originelle, d'autant que le rite oriental a intégré plus d'éléments slaves païens que son pendant occidental. Dans la version extrême de cette théorie, les adeptes du rite "latin", et de l'alphabet idoine, se seraient en quelque sorte "vendus" à des pouvoirs étrangers (et ne parlons pas des Slaves qui se convertirent à l'Islam, carrément perçus comme des "collabos"). Cela explique en partie le "messianisme" panslave en vigueur en Russie et accessoirement en Serbie, qui muera à Moscou en impérialisme soviétique, et chez les politiques serbes en volonté de contrôler l'espace yougoslave. Côté slave occidental, on n'est guère mieux inspiré. Chez les Tchèques, on se sent volontiers héritier du double héritage des deux frangins de Thessalonique et de Jan Hus, et on se sent du coup assez supérieur aux Slovaques (considérés comme des "sous-Tchèques"), aux Polonais (jugés bordéliques et vendus à Rome), et bien sûr à la "masse sauvage" qui s'agite au sud de l'axe Prague-Bratislava-Budapest. Quant aux Croates, auréolés par la persistance du glagolitique en leurs terres (jusqu'au XIXe siècle), ils ont une fâcheuse tendance à s'accaparer cet alphabet comme leur, en minimisant son origine byzantine et le fait qu'il ait pu exister dans les régions orthodoxes.
Bref, si toutes ces considérations ne sont pas complètement infondées, elles font cependant partie des petits arrangements avec l'histoire qui favorisent les visions nationalistes.
Le rendez-vous des deux alphabets avec la modernité a lieu au XIXe siècle, avec son "Printemps des peuples". Comme on l'a vu plus haut, les signes diacritiques viennent remplacer l'orthographe d'inspiration allemande dans la variante croate des parlers de la région. Grâce aux efforts conjugués du linguiste et écrivain croate Ljudevit Gaj et de son alter-égo serbe Vuk Karadzic, rêvant tout deux à l'unité des Slaves du Sud (traduction exacte du mot "Yougoslave"), les parlers croate et serbe se rapprochent : le serbo-croate était né, avec deux variantes officielles (croate iékavien/serbe ékavien) et deux alphabets : latin et cyrillique. Ce dernier est interdit dans les régions sous domination austro-hongroise, où l'on sent que les Slaves vassalisés sous l'autorité de la double monarchie commencent à s'agiter, et que les Serbes notamment, en bon "messies" de l'unité slave, semblent prendre la direction de la fronde qui débouchera sur la Première Guerre Mondiale et la fin des "Empires Centraux". Justement, dans la Serbie fraîchement affranchie des Ottomans, l'alphabet latin commence à être utilisé par les Serbes lettrés aux côtés du cyrillique, "yougoslavisme" et communication avec les "frères" croates (oui, frères! Ca fait rêver aujourd'hui!) oblige. Du coup, le latin se répand peu à peu dans l'usage courant en Serbie.
Encore plus piquant, le célèbre quotidien serbe "Politika", imprimé depuis toujours en cyrillique, publiait régulièrement des chroniques de ses correspondants croates, écrites certes linguistiquement dans la variante croate de la langue, mais retranscrites en cyrillique. Les éminences grises qui codifient aujourd'hui avec rigueur la langue "croate" pour l'éloigner le plus possible du serbe doive encore en être traumatisées!
Sur le dos : "Education sexuelle à l'école !"
Mais de toute façon, dans cette époque de "fraternité et unité", chaque citoyen en Serbie ou en Bosnie-Herzégovine pouvait librement utiliser l'alphabet de son choix.
L'histoire de cette pochette est d'ailleurs fort intéressante puisqu'elle devait à l'origine afficher une photo extraite de la fresque du monastère de Mileseva, représentant un ange, un choix refusé par la production, tout comme le fait qu'une des chansons fassent référence à Tito (fraîchement décédé). Par ailleurs, cet album évoque, avec la chanson "Moja si" ("tu es mienne"), où sont samplés des chants orthodoxes, la question de l'identité trans-genre, puisqu'elle conte en gros l'histoire d'un homme se sentant femme...
Ce disque est donc l'une des rares tentatives d'associer les codes esthétiques de l'"orthodoxie" avec les tabous sociaux, religieux ou politiques de la société.
En Macédoine, c'est le mouvement musical "Makedonska Strelba" (littéralement "le tir macédonien", terme inspiré d'une technique de tir imaginée en Macédoine lors des combats en duel...tout un programme!) qui, non seulement utilise le cyrillique dans l'identité visuelle des groupes qu'il fédère (voir ci dessus, le superbe design d'une K7 du groupe Aporea), mais intègre à la musique, d'obédience gothique ou industrielle, des éléments propres à la religion orthodoxe, et revendique l'affirmation de cette tradition, plus ou moins niée par l'idéologie socialiste yougoslave, officiellement athée (lire le paragraphe qui est consacré à ce mouvement dans l'excellent blog "A Hogon Industrial Guide").
Certes, les tendances musicales "dark" ont partout dans le monde joué la carte d'un certain mysticisme, mais dans le contexte yougoslave, ces prises de position avaient une dimension autrement plus subversive que le grand guignol d'un Christian Death ou d'un Virgin Prunes, puisqu'elles prônaient non pas le rejet de ces traditions spirituelles mais une réappropriation de celles-ci.
Pourtant, Idoli comme les skopiotes de Padot Na Vizantija ("La chute de l'empire byzantin"...tout un programme!) ou d'Aporea avaient une audience fidèle et enthousiaste dans des terres "non orthodoxes" comme la Croatie ou la Slovénie. C'était la magie de cette époque, les années 80, où la génération rock'n'roll d'alors se sentait "yougoslave", justement grâce à la musique qui connaissait alors un boom similaire à ce qu'on a pu observer ailleurs en Europe hors du circuit anglo-saxon.
mêlait alphabet cyrillique et latin dans son imagerie, comme en témoigne cet extrait du film musical culte"Zeleni Zub" (la "dent verte", une sorte de super héros rock'n'roll qui aide les gens dans leur quotidien) ou la pochette du disque éponyme, ci-dessous.
Dans cette identité rock'n'roll yougoslave, pas de problème pour du rock sarajévien néo-primitiviste, pour du "Nouvel Art Slovène", pour le cultissime groupe Ekaterina Velika (nom inspiré de Catherine II de Russie) ou que des goths macédoniens revendiquent leur culture orthodoxe et l'alphabet correspondant. Tous ces groupes, ces mouvements et ce qu'ils véhiculaient faisaient partie, malgré leurs différences et éventuelles antinomies, d'un "grand tout" : une culture yougoslave alternative, moderne et rock. L'affirmation identitaire et l'usage du cyrillique y avaient leur place. Après tout, cet underground remettait en cause certains fondements d'un Etat, certes beaucoup plus relax que la RDA ou la Roumanie, mais néanmoins pesant et peu ouvert par rapport aux marges...Et tout ce qui remettait en cause un tel Etat semblait bon à prendre. Bref, les Idoli ou Padot Na Vizantija, comme leurs nombreux fans, étaient encore loin de se douter que leur usage "pop" du cyrillique et de l'orthodoxie allait un jour, chez d'autres beaucoup moins bien inspirés, se muer en des positionnements politiques beaucoup plus agressifs.
La guerre éclate et le cyrillique devient le "marqueur" des conquêtes serbes, chassant l'alphabet latin pour symboliser la présence du nouveau pouvoir, fusse-t-il parfois temporaire. Du côté des Croates et Bosniaques, il est évidemment, par réaction, balayé. La moindre pancarte officielle ou panneau routier voit ses indications en cyrillique barrées ou effacées. De fait, à la fin de la guerre, le cyrillique a disparu de Croatie et quasiment en Fédération de Bosnie-Herzégovine (on en trouve encore ça et là, à Sarajevo et Tuzla et sur les panneaux routiers). Aujourd'hui, là où il demeure, il est volontiers barré à la peinture ou remplacé par des symboles de la "nation" majoritaire...
En Serbie, l'alphabet latin parvient à survivre assez correctement sous Milošević, bien que reculant peu à peu. Rappelons qu'officiellement la Serbie n'était pas en guerre, donc sans doute n'y avait il pas besoin d'affirmer avec autant de force l'alphabet "national". Peut être aussi était ce là la marque des efforts de toute une frange de la population qui s'opposait à ce qui se passait ? Maintenir la présence de l'alphabet latin était une façon de rattacher la Serbie au reste de l'ex-Yougoslavie et au monde. Ce n'est pas un hasard si la presse d'opposition publiait très souvent en alphabet latin. C'est vers la fin des années 90 que le cyrillique s'impose de manière plus appuyée.
Officiellement, la constitution serbe reconnaît les deux alphabets, et leur usage est censé être libre, le cyrillique devant cependant être "prioritaire" dans les documents administratifs. L'école continue d'enseigner les deux alphabets mais des témoignages glanés sur le net (donc à prendre avec prudence) attesteraient que le cyrillique serait favorisé. Par ailleurs, même si le cas reste très minoritaire, on commence à rencontrer des gamins qui peinent à lire l'alphabet latin.
Celui-ci se maintient tout de même dans bon nombre de médias, chez certains éditeurs, dans la publicité (qui par essence doit toucher tout le monde, donc y compris ceux qui ne lisent "que" le latin) mais ailleurs dans l'espace public, il tend à disparaître, et ne demeure que bon an mal an, souvent un peu par hasard. Comble de la stupidité, les panneaux d'information touristiques disséminés dans les rues des villes serbes, indiquent les monuments historiques ou autre bâtiment remarquable en serbe cyrillique et en ...anglais. Heureusement que les Croates, Bosniaques et Slovènes qui viennent en Serbie causent l'angliche ! Hors du cyrillique, en effet, point de salut, alors que des panneaux serbo-croates bi-alphabétiques n'auraient pas coûté plus cher et auraient contenté tout le monde, mais un peu de chicanerie et d'exclusion subtile des anciens co-nationaux est tellement tentant...
J'ai d'ailleurs statistiquement constaté que dans environ 70% des cas, un point de vue rédigé en cyrillique sur un forum ou un fil de commentaire inter-yougoslave ou même serbe, est un point de vue nationaliste. Il reste cependant les environ 30% d'internautes serbes qui utilisent le cyrillique sans parti-pris, par habitude, goût, choix culturel, amour de cet alphabet, qui, quoiqu'on en dise, est de toute beauté.
Et c'est là que les choses se corsent, car bien évidemment, il serait totalement malhonnête et inexacte d'affirmer que seuls les nationalistes utilisent le cyrillique. Tout comme un Flamand qui demande un minimum de respect envers sa langue et sa culture n'est pas automatiquement un militant du Voorpost qui terrorise les francophones, on peut écrire en cyrillique sans être un adepte de la purification ethnique ou un négationniste des horreurs commises à Srebrenica.
Même en cyrillique, on peut exprimer des messages d'apaisement.
Graffiti à Belgrade
Beaucoup de Serbes jonglent d'ailleurs en permanence entre les deux alphabets, passant sans difficulté de l'un à l'autre. Certains emploient le "latin" dans la communication externe, sur le web, etc...et se servent du cyrillique lorsqu'ils écrivent à la main. Loin de tout nationalisme, ce double emploi s'inscrit plutôt dans un rapport entre la langue "sociale", et celle de l'intime, de la même façon que, dans certaines régions où survivent des dialectes, ces derniers seront employés dans un environnement familier, alors que dans un contexte plus large, ce sera la langue "vernaculaire" qui sera employée. Beaucoup de Serbes sont d'ailleurs très fiers de cet emploi de deux alphabets qu'ils considèrent comme une richesse et une marque de modernité.
"skcns" (pour Studentski Kulturni Centar Novi Sad) est écrit en alphabet latin, le nom de la salle est en cyrillique
Comme on l'a vu avec ce qui précède, le cyrillique n'est pas obligatoirement un archaïsme rétrograde, mais peut au contraire se conjuguer avec la modernité. Comme à l'époque Yougoslave, la culture et la "pop culture" s'emparent à nouveau de cet alphabet dans une démarche d'apaisement et de positionnement multiculturel.
"Ce sont les antifascistes (en cyrillique) et non les Tchetniks qui ont libéré Banja (en latin) Luka (en cyrillique).
L'alphabet cyrillique a aussi ses défenseurs dans les autres communautés. Il y a, comme on l'a vu en préambule, ceux qui souhaitent tourner la page et vivre dans un Etat respectueux de tous. On trouve aussi, notamment en Fédération de Bosnie-Herzégovine des apôtres du cyrillique qui voient dans cet alphabet un gage du multiculturalisme de la société, dont on sait combien il est fragile voire se meurt.
Dans la Yougosphère 2.0, celle qui dialogue et communique via le net, les infographistes croates de Typonine se sont amusés à créer des polices de caractère fédérant les deux alphabets.
Sur la pancarte :
"Ici ce sont les Balkans,
une fleur parfumée totalement incompréhensible pour le reste du monde"
Les rues et les noms des têtes de station de bus seront également sous peu intégralement en cyrillique. Bref, c'est une purification alphabétique qui est à l'oeuvre et qui exclut peu à peu les Hongrois, Croates, Tchèques, Ruthènes, Roumains qui vivent nombreux dans cette ville. Seuls les autonomistes de Voïvodine sont montés au créneau pour dénoncer cette nouvelle agression envers le multiculturalisme de la province, et son autonomie...sans grand résultat.
On comprend que les traumatismes soient profonds, et que la réconciliation ne se décrète pas, mais ceux qui luttent contre le retour du cyrillique à Vukovar ou en Krajina semblent fonctionner toujours selon un logiciel datant de 91. On se dit aussi qu'ils se trompent de combat, comme le rappellent de nombreux blogueurs ou simples citoyens qui pensent qu'il y a des causes bien plus importantes : où sont ceux qui manifestent massivement et bruyamment contre l'alphabet ennemi lorsqu'il s'agit de dénoncer la corruption, le pillage des ressources et la liquidation de l'économie par la classe politique ? D'autant que les opposants au cyrillique ne savent souvent même pas de quoi ils parlent, comme en témoigne une vidéo de l'ONG Gradjanska Akcija ("Action citoyenne"), très remontée contre les magouilles du pouvoir et le nationalisme de la société : les militants ont interrogé des quidams dans les rues de Zagreb, leur demandant sciemment s'ils sont favorables à ce que l'on "parle" le cyrillique à Vukovar. Hors de question que l'on "parle" cette langue, chez une majeure partie des sondés (à voir ici si vous "parlez" serbo-croate)...Il est vrai à leur décharge que le gouvernement croate, en dépit de sa volonté de respecter les droits des Serbes, entretient depuis le début la confusion puisqu'il s'agit d'une loi sur l'emploi des "langues", qui de facto sous-entend qu'il y a deux langues différentes : le croate et le serbe...et du serbe au cyrillique, il n'y a qu'un pas que l'homme de la rue franchit allègrement.
Toute cette polémique est d'autant plus ridicule que, de l'autre côté, les préoccupation principales de nombreux Serbes de Croatie sont, comme pour leurs "concitoyens" Croates, le niveau de vie, l'emploi, l'avenir de leurs enfants. Cela est particulièrement vrai en Slavonie, région économiquement sinistrée, et où personne n'investit.
Le cyrillique, très bien, merci...mais quid des jobs et des perspectives ? Le gouvernement croate est sans doute bien intentionné, mais finalement, il octroie aux serbes un symbole plus que du concret dans leur situation, qui reste difficile, d'autant qu'ils sont aussi les otages de la politique de la Serbie, qui ne va pas toujours dans le sens de la détente. Rappelons nous des déclarations passées de Tomislav Nikolic comme quoi "Vukovar est une ville serbe".
L'ambiance pourrait encore se gâter, avec la théorie de membres de l'Académie des sciences de Zagreb, pour qui il existerait bien un "cyrillique croate", et que celui ci serait notamment en usage dans l'Evangile de Miroslav, un manuscrit fondamental de l'histoire culturelle ...serbe! En réalité, les académiciens exploitent un fait peu connu, l'utilisation d'un alphabet cyrillique spécifique en Bosnie-Herzégovine et en Dalmatie, légèrement (très légèrement) différent du Serbe est appelé en serbo-croate "Bosancica" (Traduit en anglais par "Bosnian Cyrillic")... Je découvre à peine cette théorie au moment de boucler ce post, et ne peux donc juger de sa complète pertinence. D'après ce que j'ai pu glaner sur le net, les linguistes de chaque communauté considèrent que la Bosančica appartient à "leur camp". Quant à la présence de cet alphabet en Bosnie-Herzégovine, y compris chez les non-orthodoxes, elle me semble pouvoir s'expliquer par l'influence byzantine puis orthodoxe, qui aurait été dominante dans la région à certaines périodes. "L'église de Bosnie" et les Bogomiles étaient une hérésie née dans la sphère byzantino-orthodoxe, où s'employait le cyrillique.
Relayées médiatiquement, les théories du "cyrillique croate" ont pour but secret de préparer la population croate au retour du cyrillique à Vukovar, en soutenant la thèse que le cyrillique serait lui aussi "croate", quitte à se livrer à des grands-écarts historiques et à des approximations...Mais elle cherche aussi à donner aux croates un leadership sur le plan culturel dans la région. Cette "réhabilitation" du cyrillique s'inscrit en filiation de la tendance déjà ancienne du nationalisme croate à s'accaparer le glagolitique, surfant sur la fierté de la nation croate d'avoir su conserver cet alphabet pendant tant de siècles. Ainsi les Croates auraient été les plus solides gardiens de la culture, ce qui relève du mensonge par omission. En attendant, cette nouvelle polémique braque les Serbes qui dénoncent l'imposture et accusent les Croates de leur voler "leur" alphabet.
On le voit, l'histoire alphabétique s'avère complexe en ex-Yougoslavie, et la "guerre des alphabets" ne fait que commencer.
Dans un territoire où les leaders d'opinion et les décideurs seraient réellement soucieux d'assurer un vivre-ensemble épanoui entre leurs citoyens, on insisterait sans doute sur ce qui rapproche et non sur ce qui sépare. En l'occurrence, on aurait pu rappeler que l'héritage alphabétique glagolitique, cyrillique et latin est, dans sa diversité, commun aux peuples slaves, et en particulier aux Slaves des Balkans, indépendamment de leurs différences attestées, et que cet héritage est une richesse pour cet espace qui se situe à la croisée des chemins et des zones d'influences. Il pourrait, au lieu d'en subir les conséquences, en exploiter les atouts dans un monde "globalisé" de plus en plus complexe...Hélas, ce genre de souhait relève du voeu pieu le plus naïf dans une ex-Yougoslavie où même le plus petit dénominateur commun est rejeté comme un virus ou un signe de dangereuse consanguinité par les ayatollas de la pureté ethnique.
Les deux moines grecs, qui au IXe siècle, prirent leur bâton de pélerin pour aller évangéliser les Slaves, obéissaient certes à un agenda politique dicté par l'une des grandes puissances de l'époque. Pourtant, loin de l'apparent impérialisme paternaliste de leur mission, les sources historiques attestent nombreuses qu'ils étaient animés d'une volonté de comprendre les autres peuples de leur environnement géographique, qu'ils étaient polyglottes et qu'ils étaient pétris de ce que l'on appellerait aujourd'hui le "multiculturalisme". Leur action résonne comme moderne pour l'époque et fut sans doute l'une des premières démarches de respect de la diversité culturelle.
Zone dangereuse"
Ce respect et l'esprit novateur de Cyrille et Méthode manquent cruellement aujourd'hui, chez ceux qui, dans chaque camp, se réclament pourtant de leur héritage, mais avec suffisamment d'amnésie (ou d'inculture) pour croire qu'il n'appartient qu'à leur communauté. Tout comme il faudra beaucoup de temps pour déminer encore les champs autour de Vukovar, d'Osijek et d'autres villes de Croatie (sans parler de la Bosnie-Herzégovine!), où une promenade champêtre peut se terminer dans l'au-delà, il faudra désormais de solides talents pour désamorcer les polémiques alphabétiques.
Je me suis rendu compte à vous lire que la Belgique et la France demeurent marquées par l'empire romain et son continuateur, l’Église catholique et actuellement l'empire américain. Le titre « la chute de l'empire romain », ou « la chute de l'empire américain » ont une sonorité courante pour chacun de nous, mais qui donc, dans le grand public, a entendu parler de la chute de l'empire byzantin (et même: qu'il sait qu'il a seulement existé)?
RépondreSupprimerPour la Serbie: le cyrillique est en effet d'usage courant sur le plan officiel.
Il est également possible d'envoyer des SMS en cyrillique.
Pour ce qui concerne les messages des internautes serbes, n'oubliez pas que cela dépend du matériel et clavier qu'ils possèdent, cela peut expliquer l'emploi ou non du cyrillique. Tout n'est pas qu'affaire de volonté.
Les Balkans, "une fleur parfumée totalement incompréhensible pour le reste du monde", que c'est joli. Je dis ça de façon naturelle mais aussi avec un peu d'ironie. Qui aime bien, châtie bien, dit-on.
Une précision aurait pu être donnée: l'existence de deux cyrilliques serbes, pour ma part je ne connais que le cyrillique imprimé, le manuscrit me donne terriblement mal aux yeux. (Et les mauvaises langues diront: et lire en serbe donne mal à la tête.)
Mon opinion personnelle et subjective : qu'y a-t-il de plus beau qu'une page de Politika, sans illustration ?
Très bon article, un grand bravo, Mr Југосоник, il est très instructif.
Cher Dragan, merci.
RépondreSupprimer"La chute de l'empire romain", c'est aussi un célèbre péplum hollywoodien, et je ne serai pas surpris que le nom "Padot Na Vizantije" soit aussi un pied de nez indirect à l'industrie du cinéma US (dans la vidéo du groupe, on aperçoit furtivement que le chanteur recouvre des portraits de Marilyn Monroe à la peinture)...Quant à la méconnaissance du grand public envers l'empire byzantin, c'est effectivement fort dommage. Etant fils d'une prof d'histoire (bonjour maman !), je ne souffre pas de ce problème. Quant à la chute de l'empire américain, hum ! Vaste sujet...
D'accord avec vous sur les contraintes techniques des internautes serbes, mais je maintiens que j'ai observé dans mes lectures qu'une majorité de contributions en cyrillique sur les forums sont à caractère nationaliste ou fascisant, mais on en trouve rédigées en alphabet latin aussi... Et encore une fois, cela ne signifie aucunement qu'un adepte du cyrillique est obligatoirement un nationaliste ou un fasciste.
Quant au cyrillique manuscrit, en dépit de nombreux efforts, j'ai renoncé à l'apprendre et je me contente des caractères d'imprimerie. De toute façon, j'écris le serbo-croate en alphabet latin, car en tant que français, je suis de tradition occidentale et catholique ;-))
Enfin, je partage votre ironie sur la petite maxime de Typonine : "incompréhensibles" les Balkans ? C'est souvent une bonne excuse invoquée par certains "Balkaniques" pour rester entre soi, et pour les non-Balkaniques pour ne faire aucun effort pour comprendre ce territoire.
Bien amicalement.
Dépannage
RépondreSupprimerL'Institut d'études slaves à Paris est à la recherche d'une police de caractères cyrilliques SERBES en CURSIVE en vue d'une piublication pédagogique. Quelqu'un pourrait-il nous aider ? Merci
asla9@orange.fr