dimanche 19 février 2012

ULTIME ATHENES

Depuis déjà une semaine, alors qu'Athènes est en flamme, les commentaires et opinions fusent dans ce gros PMU virtuel que sont les réseaux sociaux et autres fils de discussion. A gauche de la gauche, l'ambiance insurrectionnelle qui agite la capitale grecque est perçue comme le début d'un possible "grand soir" révolutionnaire. Plus à droite, c'est plutôt le "ils l'ont bien cherché", méprisant et peu nuancé, qui s'exprime.
Ni l'un ni l'autre ne me semblent convenir. Le "grand soir", au sens de "moment pouvant favoriser l'émergence d'une nouvelle société", nécessite un projet structuré, un objectif. Or là, l'objectif est la survie dans un monde qui s'écroule. Je ne dis pas que personne ne réfléchit ni ne défend un projet parmi les manifestants athéniens, bien au contraire, mais j'ai quand même le sentiment - certes vu de loin, donc un rien faussé - que c'est la fuite en avant qui domine. 

Par ailleurs, dans un pays où l'armée s'emmerde depuis la fin des colonels, d'autant qu'on ne l'a jamais laissé se friter avec l'ennemi héréditaire turc, le "grand soir" pourrait finir en Pinochet dansant le sirtaki sur la place Syntagma



Quand à la responsabilité collective des Grecs, née de leur supposée tendance atavique à la magouille et au désordre, c'est un raisonnement hâtif, excessif et un rien populiste. Comme l'explique un excellent papier du Diplo, le pays a une histoire complexe, à l'instar de ses autres voisins balkaniques (dont ceux qui intéressent habituellement ce blog), faite de changement de tutelles, de systèmes importés, face à une société qui n'a pas toujours eu le temps de se retourner. Ca n'explique bien sûr pas tout et n'excuse pas non plus certains travers éventuels, mais quand son destin est imposé d'en haut et d'ailleurs, c'est bien connu, on fait avec et on se débrouille. Et puis, accuser les jeunes diplômés BAC+5 qui suent depuis des années pour moins de 800 euros dans des jobs pourris aux antipodes de leur formation, ce n'est pas l'hôpital qui se moque de la charité, mais la clinique privée qui se fout du foyer pour sans abris. 



Ce déluge de points de vue tranchés s'épanouit dans une ambiance de remise à jour des stéréotypes qui font tous le sel des "xenophobic guides", ces petits bouquins offrant une satire cynique, à la fois des préjugés américains et des petits et gros travers des pays présentés. Sauf qu'ici, fini la raillerie : sur fond de dislocation du projet européen, définitivement sacrifié sur l'autel du marché et de la technocratie, on nous ressort désormais sérieusement le théorème d'un nord rigoureux, rationnel et travailleur contre un sud magouilleur, flemmard et bordélique. Le reflet en négatif existe aussi : celui d'un sud ouvert, vivant et libre, pillé par un nord oppresseur, dirigé par des Germains forcément un peu "nazis" sur les bords. Dans ce mauvais mai 68, mauvais car dépourvu d'espoir et de perspectives, on ne dit plus "nous sommes tous des juifs allemands", mais "nous sommes tous des nationalistes flamands".


C'était hier la "journée de solidarité avec le peuple grec". Un peu partout, des manifestations étaient organisées en guise de soutien et peut être aussi dans le but de conjurer le mauvais sort. Car soyons bien clair, la Grèce, ses salaires divisés par deux, sa sécurité sociale qui cesse de couvrir les soins de santé, son opinion en voie de sur-polarisation idéologique, son taux de suicide et sa délinquance violente en augmentation, c'est peut-être le laboratoire de ce qui attend d'autres mauvais élèves de la "stabilité financière". Et sans vouloir faire de l'humour indécent et facile, il n'est pas exclu que l'on aille tous bientôt "se faire voir chez les grecs".


Toutes les civilisations ne durent pas...

En ces temps où il est de bon ton d'invoquer à tort et à travers "la civilisation", la mise en liquidation de la Grèce prend une dimension symbolique forte. La "civilisation européenne" doit à la Grèce une partie de son héritage culturel, de sa façon de penser et de son vocabulaire. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, ce post est truffé de mots grecs : trouvez les et gagnez un week-end de batailles rangées en plein coeur d'Exarchia ;-)
Blague à part, alors que l'UE est à bout de souffle et en panne de sens, le bruit des matraques et des cocktails molotov sonne comme un requiem pour notre modèle de civilisation et tout ce que nous tenions pour acquis. Les clichés nationaux nous servent de grille d'analyse, loin, très loin, du questionnement philosophique. Le Xenophobic Guide est l'huile que l'on jette sur le feu des blessures mal fermées du continent.  


Requiem martial pour la fin d'une civilisation : 
un an avant l'explosion yougoslave, 
Autopsia signait le prémonitoire"Scars of Europa" ("Les cicatrices de l'Europe").

Chez les voisins yougos, on observe ce qui se passe avec une compréhension aigüe des événements. L'ancienne fédération a en partie disparu parce que le nord, "rigoureux, rationnel et travailleur", ne voulait plus payer pour le sud "magouilleur, flemmard et bordélique". Le sud en avait marre de ce nord riche et oppresseur, pillant ses ressources et un peu "nazi" lui aussi. Depuis, une bonne part des pays qui sont issus du conflit sont, à des degrés certes inégaux mais réels, dans la mouise. La Grèce fait elle aussi partie géographiquement des Balkans, et pour les ex-Yougoslaves, elle remonte aujourd'hui dans leur bateau ivre et malade du continent. Alors que l'UE a pu, à une certaine époque, incarner l'espoir, la crise grecque leur rappelle que l'espoir est derrière, et qu'ils se prendront la récession de plein fouet à leur tour, vu que leur économie est déjà sous tutelle du "gros machin" européen. Là bas aussi, la gauche alternative, en pleine reconstitution de ses forces, après des années à serrer les fesses dans l'ombre de sa version dégénérée rouge-brune, se prend à rêver au "grand soir"...

...Monument de l'époque yougoslave en ruine


Pour la nouvelle année, nous avions convoqué ici le grand poète punk bosnien Damir Avdic, dont les yougocyniques prémonitions semblent en partie se confirmer : on le voit, les pauvres se soulèvent, et la guerre n'est pas loin. L'Iran pourrait payer sous peu d'avoir voulu lui aussi posséder le gadget d'Oppenheimer. Damir Avdic ne croit ni au grand soir révolutionnaire, ni aux remèdes de cheval de l'UE, ni au bonheur coté en bourse. Quand on a vécu la "guerre en Bosnie" (comme on dit dans les journaux), on sait que les idées révolutionnaires "finissent dans des camps de concentration", et que le pauvre ou la victime n'est pas forcément bon parce qu'il est pauvre ou victime. Rien de désespéré ou de dur dans tous cela, une simple vérité nue, un état de conscience de ce qu'est l'humanité, capable parfois du meilleur, mais souvent du pire.


Damir Avdic : pochette de "Mrtvi su Mrtvi" ("Les morts sont morts")

J'aime vous dealer occasionnellement ici du Damir Avdic, d'abord parce que je pense que c'est un des artistes actuels les plus intéressants d'ex-Yougoslavie. Ensuite parce que son écriture si particulière, jouant sur les ambiguïtés, la sur-identification, le refus de donner toutes les clés, pour mieux laisser l'auditeur se faire sa propre analyse, est très "yougoslave". Enfin parce que son punk dépouillé, sa poésie âpre et lucide sont paradoxalement une sorte de guide de survie dans ce monde en roue libre, un manuel à l'usage de ceux qui voudraient garder la tête froide alors que partout le sang commence à être chaud. 

Dans "Katalonija Sparta Galicija", Damir Avdic a chanté la crise grec, le sud paupérisé, l'humanité livrée à elle même dans un monde qui s'écroule. Vidéo, traduction, et ...bons baisers d'Athènes.



Damir Avdic
Katalonija Sparta Galicija

Mon nom est Rodrigo
Rodrigo Penera
La Catalogne est dans mon coeur
Alors que dans le ciel espagnol
Les bombardiers volaient
Pour apporter la démocratie
A ces sauvages de Bagdad
Il y avait du fric
Du hashish bon marché
On dansait, on chantait
Aux corridas c'était la folie
Mais il n'y a plus de cash
Angela ne nous en donne plus
La mère Merkel
Ne donne plus rien à l'oeil
Elle veut qu'on bosse
sur des vieilles machines
Mais nous, nous sommes des enfants fiers
Les enfants des conquistadors
On a converti la moitié de la terre
Exterminé les Mayas, les Incas
Personne ne nous foutra
A nouveau à l'usine

J'ai étudié pendant des années
Dans des endroits prestigieux
Barcelone, Paris
Londres, Brisbane,
San Francisco, Boston,
Montreal, L.A.
Personne ne me foutra
Derrière une vieille machine
Que la racaille immigrée
Aille y travailler

Tu parles ! C'est foutu !
Rodrigo c'est fini

Mon nom est Konstantin
Konstantin Kakis
Athène est notre ville natale
A moi et mon frère
On est tous les deux dans la rue
Sur les barricades
Aujourd'hui c'est la Grèce qui brûle
Demain toute la planète
Tant qu'il y avait du fric
On dansait, on chantait,
L'orchestre nous jouait
Aux mariages et aux enterrements
Mais il n'y a plus de cash
Angela ne nous en donne plus
La mère Merkel
Ne donne plus rien à l'oeil
Elle veut qu'on bosse
sur des vieilles machines
Mais nous, nous sommes des enfants fiers
Les enfants de Sparte et les fils d'Alexandre
On a mis le feu partout
De Macédoine jusqu'en Asie
Nous étions trois cent
Contre la Perse toute entière
Personne ne nous foutra
A nouveau à l'usine
Que la racaille qui arrive
Aille y travailler
 
Eh, mon pauvre Konstantin !

Mon nom est tzigane
Quand Sarkozy me hait
Alors c'est du fascisme
Mais quand vous me haïssez
Alors c'est normal
De mes chansons, vous faites du fric
Et à mes enfants, vous faites la charité
Bon Dieu, que mes fils
soient vos gendres
Et que mes filles
Enfantent vos descendants




 Les albums de Damir Avdic peuvent être achetés en ligne sur Bandcamp

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