jeudi 22 novembre 2018

FRATERNITE DE LA DISSONANCE


Les récentes commémorations de la première grande boucherie mondiale du siècle dernier sont un bon prétexte pour sortir des tiroirs un projet musical singulier, passé globalement inaperçu: "Serbian war songs" est paru en 2017, et je n'ai moi-même découvert ce disque que très récemment, un peu par hasard. Le titre est à la fois trompeur et exact. En l'occurrence, ce n'est pas à proprement parler une anthologie de chants militaires éditée pour renflouer le budget de l'armée serbe fragilisé par les guerres des années 90, ni une énième initiative patriotique glorifiant les hauts faits d'armes de cette valeureuse nation. Non. Si ces "chansons de guerre serbes" sont bien des oeuvres du folklore traditionnel ou du répertoire militaire, composées à l'époque de la Première Guerre Mondiale en Serbie, elles sont ici "déconstruites" pour être réinterprétées dans le langage particulier des musiques d'avant-garde. 

A la manoeuvre se trouve l'Ensemble Zeitkratzer, une formation basée à Berlin, ville qui a en commun avec les Balkans d'avoir vécu dans sa chair les grands soubresauts de l'histoire du XXe siècle. Zeitkratzer signifie d'ailleurs "Eraflure du temps". Classé dans la "Neue Musik" ("Musique nouvelle"), terme désignant en allemand ce qu'on appelle en France la "musique contemporaine", Zeitkratzer en est pourtant une figure hors-norme, loin de l'image "bourgeoise", pédante et ennuyeuse, qui colle volontiers à la peau de ce courant artistique. Le répertoire et la discographie de l'ensemble croisent aussi bien les pièces des compositeurs contemporains parmi les plus emblématiques, tels John Cage, Karlheinz Stockhausen, ou Iannis Xenakis, que des oeuvres de Deicide, Whitehouse, Kraftwerk ou Lou Reed. Loin d'en rester à un dialogue entre les musiques "savantes" et le death-metal, l'industriel, l'électro ou le rock, Zeitkratzer a aussi sorti deux albums consacrés à la "Volksmusik", la musique populaire du domaine culturel germanique, amenant au coeur de l'avant-garde sonore des genres aussi ringardisés et péquenoïdes que la "oumpapa" et les "yodele". La rencontre de Chris Cutler et des Kastelruther Spatzen, en quelque sorte. Il fallait oser! 


Zeitkratzer.
Des gens avec une photo de presse pareille ne peuvent pas être foncièrement mauvais !


La démarche ne manque pas d'humour ni d'esprit frondeur, mais au delà de cette dimension impertinente, Zeitkratzer voulait sortir du mépris qui entoure habituellement la musique populaire, pour en interroger la place et le rôle, son ancrage social et ses mutations, accompagnant celles de l'histoire. Voilà qui devrait suffire à situer qui est Zeitkratzer. Entrons maintenant dans le vif du sujet!

Le projet "Serbian war songs" est à l'origine une commande de la Haus der Kulturen der Welt ("Maison des Cultures du Monde"), institution culturelle berlinoise dédiée à la diffusion et au dialogue des expressions contemporaines du monde. Le disque est un enregistrement du concert donné là-bas le 16 janvier 2016.

Dans cet esprit de dialogue des cultures, Zeitkratzer s'est entouré de musiciens serbes pour mener à bien le projet: Svetlana Spajic et Dragana Tomić, à la voix, Obrad Milić, à la voix, au diple (sorte de flûte mais dont le son nasillard s'apparente plutôt à celui d'une cornemuse), et à la gusle. Le choix de Svetlana Spajić mérite quelques précisions. La musicienne est en effet connue pour son interprétation du chant polyphonique serbe, un art ancien, typique de la tradition musicale orale, et des régions rurales de Serbie. Ce chant offre la particularité d'être volontiers "dissonant" pour des oreilles occidentales, habituées à l'harmonie mélodique classique.



C'est précisément cette dissonance, que l'on retrouve aussi dans les modes de jeux d'autres instruments balkaniques, qui rapproche la musique traditionnelle de la région et la musique contemporaine, dont l'un des principes fondateurs a été de remettre en question l'harmonie classique. L'improvisation est aussi une composante importante qui réunit ces deux univers qu'à priori tout oppose. Avant même de travailler avec Zeitkratzer, Svetlana Spajić avait déjà oeuvré à faire se rencontrer les expressions musicales ancestrales et l'avant-garde artistique, en créant par exemple des illustrations sonores pour des oeuvres de la célèbre performeuse Marina Abramovic, ou en collaborant avec des artistes partageant un même appétit de transversalité des époques et des genres, comme Sainkho Namtchylak. Alors que le chant polyphonique serbe a volontiers été éclipsé par la mode des fanfares, plus accessibles et plus festives, et qu'il tendait à retomber dans l'oubli, Svetlana Spajić a indéniablement contribué à lui redonner sa place. L'imposante maîtrise technique de la musicienne et sa connaissance du répertoire vocal de l'ensemble des Balkans (on trouve du chant polyphonique dans toute la région) font qu'elle est aujourd'hui sollicitée aussi pour de nombreuses masterclasses et ateliers de par le monde.

Svetlana Spajić et Sainkho Namtchylak en concert 
à la Dom Omladine de Belgrade en 2011.


En plus de cette proximité entre un certain type de musique balkanique et la musique contemporaine, il est intéressant de préciser que l'émergence en Serbie d'artistes comme Svetlana Spajić, provient elle aussi d'un phénomène de vases communicantes entre une certaine avant-garde musicale et ce qui allait plus tard s'appeler les "musiques du monde". L'un des acteurs les plus engagés dans le domaine des musiques du monde en Serbie est Bojan Djordjevic, entre autres producteur et manager du groupe pop-rock tzigane Kal, fondateur du magazine Etnoumlje dédié à ces musiques et programmateur du festival Todo Mundo de Belgrade. Djordjević est aussi l'auteur des compilations "Srbija sounds global", éditées par la radio B92 au début des années 2000, et qui présentaient la fine fleur des musiques traditionnelles et néo-traditionnelles de Serbie. Ces compilations dévoilaient une scène diverse et originale, où tradition et innovation se rencontraient, en particulier chez des artistes comme le très déjanté violoniste hongrois de Voïvodine Lajko Felix, le barde Boris Kovac et son "last Balkan tango" intemporel, l'excellente Beogradska Calgija et son étonnante assimilation de l'héritage musical ottoman ou sépharade, et bien-sûr Svetlana Spajić, avec son groupe "Drina" où figure également Dragana Tomić, présente aussi sur "Serbian war songs". 


Bojan Djordjević.

Dans une vie précédente, dans les années 80, Djordjević fut un des acteurs-clés de la niche des musiques "innovatrices" en Yougoslavie, participant à l'édition et à la diffusion de cassettes de cette mouvance, proche du courant du "Rock in Opposition" (RIO) né au Royaume Uni à la fin des 70's, une branche radicalement aventureuse du rock progressif. La scène RIO en Yougoslavie fut évidemment éparse, confidentielle et, disons-le, anecdotique en termes d'impact et de notoriété. Eparpillée dans toute la fédération, elle fut cependant soudée et solidaire, et Djordjević fut, avec son complice Aleksandar Konjikušić, l'un de ceux qui parvint à la mettre en orbite sur la carte du monde des musiques de traverses, via leur "tape-label" intitulé malicieusement "Nikad Robom". Cette formule, signifiant "Jamais esclave" en français, fut d'abord un des slogans des Partisans combattant les nazis et les fascistes, avant de devenir un must de la pop-culture yougoslave, via la BD éponyme, narrant les exploits de deux jeunes partisans intrépides, Mirko et Slavko. A cette époque où internet n'existait pas de manière publique, et où les communications se faisaient par courrier, téléphone ou fax, les compilations de "Nikad Robom" parvinrent à faire collaborer les artistes yougoslaves et leurs homologues français, britanniques, américains de la mouvance RIO. Avec le recul, les relations tissées par le label, ainsi que sa production, dessinant une belle internationale de la "musique de recherche", laissent pantois.

Couverture d'une cassette de Nikad Robom (le label), intitulée 
"banni par la peur de la Commune", avec en face A, une demo de 1976 de This Heat, et en face B, l'enregistrement du concert d'Elliot Sharp à Ljubljana en 1987.

L'amour de la musique, la curiosité, l'attrait pour des sonorités différentes du mainstream ont naturellement conduit Djordjević a s'intéresser aux musiques traditionnelles, défricheuses de champs inexplorés, oubliés ou délaissés. C'est par ce biais que s'est faite progressivement la bascule, des musiques innovatrices vers les musiques du monde. Précisons que cet intérêt pour les musiques traditionnelles, en particulier celles de Serbie, ne fut à aucun moment motivé par la montée du nationalisme sur place, à la même époque. Par une de ces contradictions dont les extrémistes sont coutumiers, les nationalistes serbes se tournèrent plutôt vers l'indigeste soupe post-moderne qu'était le turbofolk, là où les antinationalistes s'intéressèrent à des expressions archaïques, oubliées, mais plus authentiques, et ne cherchant noise à personne!

Notons aussi que cette bascule n'a pas constitué un abandon d'une musique au profit de l'autre, au contraire. C'est davantage une jonction, un temps rompue, qui a été réactivée. Bojan Djordjević a aussi fondé le Ring Ring Festival à Belgrade, en 1996, dédié aux musiques innovatrices, du free-jazz à l'avant-rock en passant justement par les musiques néo-traditionnelles. Une gageure, à l'époque. Le pays était encore sous sanctions, la misère sociale et morale régnait, et la culture indépendante ne devait sa survie qu'à des financements au compte-goutte, souvent étrangers, notamment ceux du "méchant impérialiste" George Sörös et de sa fondation Open Society. Malgré ce climat difficile, ou peut-être à cause de lui, l'îlot de liberté et de créativité qu'était Ring Ring parvint à s'affirmer, à faire venir à Belgrade la fine fleur internationale des musiques hors normes, et à donner une tribune à son pendant local. Ring Ring existe d'ailleurs toujours, et bénéficie aujourd'hui d'une reconnaissance au delà des frontières de la Serbie.

Le phénomène que nous décrivons ici ne fut d'ailleurs pas une spécificité serbe ou yougoslave. En Occident aussi, les "musiques du monde" ont émergé par le biais des scènes indépendantes, alternatives ou avant-gardistes de l'époque. C'est dans le sillage des nombreux dérivés du punk que bon nombre d'artistes des années 80 ont introduit des mélodies orientales, des percus tibétaines, ou ont tenté l'improbable alliage du "bruit blanc" et du groove ethnique, bousculant les codes en vigueur du rock et du jazz, finalement engoncés dans un certain conservatisme ennuyeux. Michel Winter et Stéphane Karo, le duo belge qui, par exemple, redécouvrit les "Lautari de Clejani", futurs Taraf de Haïdouks, étaient proche de la bohème alternative bruxelloise d'alors, et en particulier de groupes comme Minimal Compact, Aksak Maboul, et du label Crammed Discs.

Dans ce tropisme de l'avant-garde vers les musiques traditionnelles, la seule différence peut-être, entre la Yougoslavie et l'Europe Occidentale, est que chez la première, tout ce patrimoine "dormait" là, à proximité, et n'attendait que qu'on le réveille, là où ailleurs, les musiciens sont allés chercher nouveauté et inspiration dans divers outre-mers et outre-terres...
  
A côté du champ des musiques alternatives, la musique contemporaine elle-même a volontiers puisé dans des sonorités "exotiques", en particulier asiatiques, pour apporter de la nouveauté et de l' "étrangeté" à son langage musical. On précisera enfin que certains courants de la musique contemporaine, comme celui de la musique dite "spectrale", ont trouvé leur inspiration dans certaines musiques traditionnelles roumaines. La péninsule balkanique a donc contribué à sa manière à la musique contemporaine. La Roumanie est encore aujourd'hui, avec la France, un foyer important du courant "spectral", qui, précisons-le, concerne le spectre sonore, et non les spectres qui hantent les récits populaires de Transylvanie et alentour... 

Refermons cette parenthèse, dont l'idée était de démontrer, loin de l'opposition de façade entre musiques traditionnelles et musiques "innovatrices", opposition aujourd'hui essentiellement socioculturelle, leurs connexions et parentés.

Des soldats serbes durant la Première Guerre Mondiale.

Loin d'être le choc esthétique auquel on pouvait s'attendre "Serbian war songs" éclaire et valorise à merveille cette proximité d'univers. Le chant polyphonique et les sonorités particulières du diple et de la gusle viennent se mêler aux distorsions, dissonances et déstructurations propre à la réécriture contemporaine. Les deux langages musicaux se cherchent mutuellement parfois, errent, tâtonnent, comme s'ils s'étaient perdus de vus, puis se retrouvent et interagissent, dans une fusion finalement cohérente, où, paradoxalement, chacun garde son identité. Une belle métaphore de ce qu'est le dialogue interculturel.

Même si le disque ne constitue pas un fond sonore idéal pour faire son jogging dans les allées d'un jardin à la française, ni la musique d'ambiance adéquate pour déguster une craft-beer avec ta team en after-work à l'happy-hour de ton pub préféré, il est moins rebutant que ce que l'appellation "musique contemporaine", toujours un peu annonciatrice de verre cassé et de portes qui grincent, peut habituellement suggérer. Certes, il faut parfois s'accrocher, notamment au premier morceau, puissante montée de tonnerre, de vacarme et de cris primaux, évoquant un Einstürzende Neubauten perdu a milieu des pleureuses professionnelles qui accompagnent encore les enterrements dans certaines régions des Balkans. D'autres pièces sont du même tonneau de bruit et fureur, mais l'ensemble de l'enregistrement est davantage dans la tension, la retenue, la mélancolie, le recueillement ou l'émotion, que dans le fatras sonore, lequel n'est là que pour rappeler la violence du sujet: la guerre. Moyennant un petit effort d'écoute, le disque est à mon sens accessible, même à celles et ceux qui ne sont pas familiers des musiques improvisées ou contemporaines, mais savent faire preuve de curiosité, et ne sont pas fermé(e)s à se faire un peu bousculer dans leurs zones de confort auditif. En revanche, qui a déjà frayé avec les oeuvres de gens aussi différents que John Zorn, Helmut Lachenmann, Otomo Yoshihide, Fred Frith, Luigi Nono et autres Chris Cutler, Sainkho Namtchylak ou Neubauten déjà cités, devrait sans peine retrouver ses marques sur ce sentier de la guerre sonique, aux multiples croisements et détours.

Bref, c'est un disque passionnant et surprenant, aux antipodes de tout ce qui domine dans le marché musical en provenance des Balkans, ou lié à cette région.

Toi aussi, vis un choc esthétique bouleversant, 
en écoutant "Serbian war songs" en direct sur ton blog préféré
(Et si tu aimes, tu peux aussi donner un peu de sous 
à ces gens là, en achetant leur disque, 
en cliquant sur "buy") : 

Avant de conclure, il me semble nécessaire de relever une ultime mais importante dimension, en filigrane de ce projet, et au delà de l'aspect musicologique. En l'occurrence, écouter des musiciens allemands qui accompagnent des confrères serbes en train de chanter "Le Boche est venu" ("Shvabo came") ou "l'assassinat de Sarajevo" est aussi cocasse que déroutant. Ce n'est pas une démarche qui va de soi. Cette collaboration questionne donc aussi l'histoire croisée des deux pays. Une histoire, on le sait, tumultueuse, conflictuelle, et massivement jonchée de cadavres, mue longtemps par un racisme réciproque: la race slave inférieure, fruste, désordonnée et incapable de se prendre en main, pour les uns, le Teuton obtus, rigide, autoritaire, s'exprimant par des borborygmes indélicats à l'oreille, et dépourvu de toute fantaisie pour les autres. Une histoire qui a laissé, de part et d'autres, des mauvais souvenirs et des rancoeurs tenaces, des préjugés solides et une incompréhension mutuelle persistante, jusqu'à nos jours.

"La Serbie doit mourir!"
Caricature autrichienne publiée après l'attentat de Sarajevo.

"Voilà comment la Serbie a rejeté l'expédition punitive"
Caricature serbe (non datée).
Sur le pas de la porte: Serbie.
Là où tombent les soldats: "Bocheland"
Notons aussi l'utilisation du mot allemand "Strafe" ("punition", "ШTPAф" en cyrillique) dans le texte serbe. 

La classe politique et une part notable de la société serbe n'ont jamais pardonné à l'Allemagne, et à sa soeur l'Autriche, leur soutien aux séparatistes slovènes et croates. Tout comme les massacres de civils, durant la Première Guerre Mondiale, suivis des horreurs de la Seconde, continuent de hanter l'inconscient collectif local. L'Allemagne est aussi un grand investisseur dans la région aujourd'hui "pacifiée", mais sa présence dans l'économie serbe dévastée, via Lidl et autres fleurons du management low-cost des ressources humaines, est vécue comme un néo-colonialisme humiliant, poursuivant la politique guerrière d'autrefois par d'autres moyens.

Les préjugés sont aussi tenaces côté allemand, où l'inconscient collectif continue de percevoir les Serbes comme des sauvages retardés et ivres de violence, à l'opposé de leurs "cousins" croates, certes eux aussi un peu "désordonnés", mais ayant le bon goût de posséder, du moins sur le papier, le même héritage culturel centre-européen. 

Paradoxalement, les deux pays se retrouvent pourtant dans une même part d'ombre historique: l'Allemagne comme la Serbie sont accusés d'être les principaux responsables des grandes déflagrations guerrières du siècle passé, et, comme si cela ne suffisait pas, ils sont aussi coupables d'avoir fomenté et réalisé les pires atrocités qui ont ensanglanté le continent européen au cours du même siècle: l'Holocauste pour les premiers, la purification ethnique pour les seconds. Les deux pays ont aussi chacun payé très cher leurs errements politiques, d'abord sous des tapis de bombe, ensuite en gardant une vieille étiquette de pestiférés qui leur colle à la peau et ressort à chaque faux pas. Enfin, ils ont aussi chacun goûté à l'expérience communiste, quoique pas de la même manière, ni dans une même façon de dealer avec cette expérience, même si le rejet de cette "parenthèse" domine aujourd'hui dans les deux cas. 


Si l'Allemagne Fédérale a effectué un travail de questionnement et de reconnaissance de ces crimes, la Serbie peine encore à le faire. Le rapport à la culpabilité et à l'histoire est d'ailleurs lui-même une des grilles d'analyse qui alimente certains discours serbophobes en Allemagne: ces discours déplorent l'incapacité qui serait celle de la Serbie à assumer son passé de manière critique, à abandonner ses "démons", comme l'Allemagne aurait été, elle, capable de le faire. C'est ce type de vision qui a poussé d'anciens pacifistes et antimilitaristes convaincus, comme l'écologiste Joschka Fischer, à approuver sans états d'âmes les bombardements de la Serbie par l'OTAN. Des bombardements qui ont encore aggravé les malentendus entre les deux pays.


Attaque de l'Ambassade d'Allemagne à Belgrade en 2008, 
lors d'incidents suivant la proclamation de l'indépendance du Kosovo.
Photo (c) Aleksandar Levajković/FoNet



Il faut bien-sûr nuancer tout ce qui précède. L'Allemagne Fédérale a certes engagé un examen de conscience approfondi de son passé nazi, mais il serait faux de croire que cet examen s'est fait de manière spontanée, volontaire et assidue. C'est à la fin des années 60, en étouffant sous le poids des conservatismes, chargés de garder les lourds secrets du passé sous cloches, que la jeunesse s'est mise à demander des comptes à ses aînés. Les grandes remises en question des années 60-70, le pacifisme et les idéaux hippies ont accompagné ce mouvement d'inventaire sévère des "heures les plus sombres" de l'histoire du pays. Cependant, même si l'Allemagne a réalisé au final un travail de mémoire exemplaire, bien plus abouti que celui effectué en France, où le mythe du "tous résistants" demeure tenace, notons quand même qu'il n'a pas réussi à empêcher la bête immonde de resurgir des sous-bois politiques où elle s'était tapie en attendant son heure: la percée de Pegida et de l'AfD, entre autres, y compris dans les Länder de l'Ouest, en témoigne. En face, si la Serbie "officielle" et certains pans de la société continuent de nier crimes et responsabilités, ou en minimisent la gravité, il est faux de prétendre qu'aucun inventaire du passé n'est à l'oeuvre. Au contraire, on observe de plus en plus de questionnements de la part de la nouvelle génération, demandant à son tour des comptes aux aînés. La production cinématographique, en particulier, se fait l'écho de ces questionnements, comme en témoigne notamment le travail d'Ognjen Glavonic, dont on avait parlé ici (voir en 2e partie de post).



Enfin, la persistance des préjugés mutuels ne signifie pas que tous les Allemands haïssent les Serbes et vice versa. Mais il reste des progrès à faire pour que les perceptions réciproques et les relations se détendent et s'affinent. 




Début 2018, la Beogradska Filharmonija ("Philharmonie de Belgrade") a recruté Gabriel Feltz (photo ci-dessus), un chef d'orchestre allemand, originaire lui-aussi de Berlin. Contrairement à certains de ses confrères "parachutés", ne venant dans leur "ville de travail" que pour les répétitions et les concerts, Feltz s'est installé à Belgrade, et apprend le serbe. Il affectionne l'énergie de la ville et la qualité du public qui vient aux concerts. Feltz confesse aussi régulièrement le plaisir et l'enthousiasme qu'il a de travailler avec cet orchestre, dont il n'a de cesse de relever l'excellent niveau technique et la profonde implication des interprètes. Le chef entend faire fructifier ce précieux capital artistique et humain, en remettant la Philharmonie de Belgrade en orbite dans les réseaux européens de la musique, via une politique active d'échanges, de collaborations et de diffusion. Bref, en l'extrayant du ghetto géographique et culturel dans lequel les années d'isolement de la Serbie et les difficultés économiques et politiques actuelles l'ont plongée.

Rencontre et entretien avec Gabriel Feltz dans un reportage web de la 
Philharmonie de Belgrade 
(en serbe et anglais).

La notoriété et la bonne réputation de Feltz dans le milieu de la musique classique devraient faciliter cette ambition, que motive un autre enjeu: le chef n'oublie pas d'où il vient ni où il se trouve, et entend "à [son] humble niveau, oeuvrer au resserrement des liens entre l'Allemagne et la Serbie". 

Langage universel dont la syntaxe est flexible et les accents multiples, la musique peut, modestement, remettre du sens là où les mots des hommes sont devenus mensonges, désaccords et intolérance. Si elle ne saurait panser les blessures du passé, ni véritablement effacer les tensions politiques, elle peut néanmoins prendre sa part et indiquer la direction. De la Philharmonie de Belgrade aux "Serbian war songs", on ne se lassera pas d'écouter cette indispensable petite musique dissonante, qui brise les lignes trop droites des partitions géopolitiques!



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