samedi 18 janvier 2014

CARTE BLANCHE A L'ETOILE NOIRE (7) : LA GUERRE N'EST PAS FINIE

Avant dernier épisode (soupir!) de la Carte blanche à l'Etoile Noire. L'étau se resserre dans notre parcours à Mostar, mené par la plume à géométrie variable de notre guide, tantôt pleine de dérision, tantôt grave, tantôt recentrée sur soi, tantôt habitée par le poids des Histoires récentes de ce territoire. A géométrie variable comme cette ville et cette Bosnie-Herzégovine qui concentrent beaucoup de géo-ceci et de géo-cela dont elles aimeraient tant se libérer: lignes de fractures "géo"politiques, intérêts "géo"stratégiques, "géo"graphie physique comme ces montagnes et ces rivières qui furent parfois des lignes de front, "géo"graphie humaine, peut être la plus oubliée de tous.
L'étau se resserre car ces réalités, souvent dormantes et tapies dans l'ombre comme la peur que suscitent les ruines de Santiceva, parfois rejaillissent et explosent. Cet épisode raconte ces résurgences, leur brutalité, leur violence, et l'implacable conclusion qu'elles sous tendent: "la guerre n'est pas finie", elle continue par d'autres moyens...


Lorsque nous avons fêté les 80 ans d’Abrasevic en décembre 2006, j’avais été chercher une cassette VHS, à la télévision fédérale à Sarajevo, sur laquelle était enregistré un documentaire sur Mostar. Je crois qu’il datait de 1976. On y voyait la ville présentée sous toutes les coutures. Ses gloires comme la Neretva et Stari Most, l’intégralité de la Vieille Ville, l’hôtel Ruža à l’architecture si moderne puis Abrašević.

La caméra est à l’entrée du centre et un long travelling avant traverse la cour. Un long et très lent travelling. Je me souviens de ce plan et de mes jambes qui se dérobent quand je réalise qu’au loin, le buste de Kosta Abrašević repose sur son socle et que je vais le voir en son lieu, son endroit, son espace. Je ne me souviens que du travelling, pas du buste.
Ce socle vide me hante depuis plus d’une décennie. Je pense qu’il est le centre magique de Mostar et qu’à l’instant où le buste de Kosta reviendra s’y poser, le noir sortilège qui paralyse Mostar sera levé.


Abrašević est la solution et le problème selon qu’on veuille s’occuper de la ville ou la maintenir à genoux.
Evidemment, dans une ville maintenue artificiellement tranchée en deux depuis 20 ans par les nationalistes, un endroit ouvert à tous est un affront traité tour à tour par l’indifférence des institutions, puis par leur attaque frontale.
Abrašević est un combat permanent, une bataille jamais finie. Sans moyen ou presque, le centre ne repose que sur la volonté de son équipe, sa détermination, sa vision de la ville, son désir de la changer, son refus catégorique de soumission.
Abrašević est un grand Oui et un grand Non. Mais un grand Oui surtout.
J’y ai mes meilleurs et mes pires souvenirs à Mostar. C’est l’endroit où j’ai pu faire tout ce que je voulais dans la plus grande liberté mais avec les contraintes les plus lourdes. C’est l’endroit où je me suis le plus amusée et le plus ennuyée. Un petit îlot au milieu de la ville, un îlot fragile mais brave au milieu de la vie.
C’est un endroit toujours difficile à quitter et parfois quand on veut en partir on ne peut pas.

Je me souviens particulièrement bien d’une émeute en juillet 2008 pendant le festival du court-métrage que nous organisions. J’avais malencontreusement négligé le calendrier de la coupe d’Europe de football où la Croatie et la Turquie s’affrontaient. Nous étions dans la cour avec les invités et participants du festival, de jeunes réalisateurs venus de Belgrade, de Zagreb, de Ljubljana, les festivals amis de Clermont-Ferrand et Oberhausen. J’avais bien prévenu tout le monde que nous n’allions pas pouvoir gérer leurs déplacements en ville mais tout le monde a joué le jeu et est venu à Abrašević de bonne heure. Le match a semblé durer 5 heures et nous ne savions pas ce qui était le mieux, que la Croatie gagne ou que la Turquie gagne. Ou alors nous retournions les hypothèses en disant, « vaut il mieux que la Croatie perde ou que la Turquie perde ? ».
Dans tous les cas de figure, que va t’il se passer ?
Je me souviens des tirs au but salués par des rafales tirées en l’air. Je me souviens de la spatialisation du son dans la cour d’Abrašević quand la Turquie a gagné. Un silence noir derrière moi, le ciel déchiré par la lueur des petits feux d’artifice devant moi, là-bas, là où le soleil se lève d’habitude.

"Nous voulons de la culture!!
6e festival du court-métrage"

Je suis montée sur le toit pour voir si je pouvais apercevoir quelque chose. Je suis là, debout sur le point le plus haut d’Abrašević et je regarde. Des centaines de personnes arrivent d’un côté et de l’autre de la ville. Au milieu, deux rangées de la police spéciale, le Boulevard, le croisement devant le lycée sont bloqués hermétiquement et la foule arrive en courant, en hurlant, en s’insultant déjà.
En bas, nous avons fermé notre grille avec un petit cadenas ridicule quand j’y repense. Nous avons un peu rassuré les slovènes blancs comme des linges, discuté avec la bande de Zagreb, bu avec les belgradois déjà venus l’année d’avant et totalement au point avec leur environnement temporaire.

Je ne voulais que rentrer chez moi. 400 m à faire, remonter Šantićeva, tourner à gauche, descendre le Korzo, traverser le pont Tito, Musala et descendre Husrefovića. Entre moi et la maison, une marée humaine a déferlé, l’air est saturé de gaz lacrymogène. On entend des tirs très prêts, des gens passent devant le centre en voiture, en sens inverse de la circulation et tirent en l’air en criant quelque chose que je ne comprends pas. Nous faisons de petits allers-retours vers le bout de la rue pour voir comment ça tourne. Je rentre au petit trot en me disant que j’ai quand même un peu les pétoches. Je crois que vers 2h du matin je finis surtout par avoir peur pour le centre et je me demande bien ce que je vais faire si « ils arrivent ». C’est une question que je me pose encore mais je n’ai pas eu à trouver la réponse, en tous cas, pas ce jour là. « Ils » ne sont pas venus.

"Velez + Zrinski s'aiment"

Ce n’est qu’au tout petit matin que j’ai pu envisager de fermer le centre et de rentrer chez moi. Il fait déjà très chaud, je n’ai rien pour me couvrir le visage et me protéger du gaz lacrymogène qui flotte encore dans l’air. J’avance lentement, je guette des sons mais la rue est totalement figée, silencieuse. Même les tilleuls qui se balancent doucement dans le petit air de la nuit ne font pas de bruit. Je marche vers le croisement.

A l’angle, j’aperçois du coin de l’œil une rangée de la police spéciale toujours postée en haut de la rue devant la place d’Espagne et Lenjinovo. Je me tourne vers la gauche, vers Musala, et c’est une couche épaisse de verre, de chaussures, de vêtements, de bouteilles, de cannettes, de vitrines qui gisent sur Korzo. Je suis saisie par la façon dont cette couche de débris s’estompe au fer et à mesure que mon regard remonte vers Musala. Je suis trop haut dans la rue pour pouvoir voir ma maison au bord de la rivière. Il va falloir attendre d’être sur le pont. Sa vue me rassure toujours.
Je m’asseois finalement. Là, à l’angle, sur la marche devant le distributeur. Je décide d’attendre un peu avant de traverser. Je suis si fatiguée, il reste une si petite distance et je n’ai d’un seul coup, pas envie de la parcourir.
Je m’allume une clope. J’essaie de détailler dans le jour qui se lève tout ce qui a été détruit, abimé, brûlé.

Je relève la tête. A l’angle opposé se tient le petit café que je ne regarde jamais. Celui qui est là, à l’angle de la rue qui va vers Cernica. Ce petit café dont il me semble qu’il est jaune, avec une terrasse ridicule au bord du croisement et dont je n’ai jamais réussi à me souvenir du nom.
C’est là que j’ai vu A. pour la dernière fois. 5 jours avant qu’elle ne choisisse de nous quitter. De se quitter aussi. De quitter toute la vie.
Nous étions assises dans ce petit café. Je filais vers Cernica et A. assise à l’intérieur avait frappé à la vitre pour me faire signe. J’étais rentrée boire un café avec elle. Je me souviens de sa voix grave, un peu rauque mais douce. Je me souviens de ses très grands yeux dont j’ai oublié la couleur. Je me souviens qu’il faisait froid et que ce mois de mars n’en finissait plus de commencer et de nous apporter la douceur. J’étais attristée de son désir de quitter le pays mais comprenais son besoin d’avancer pour elle et pour sa fille. Je me souviens que je trouvais tellement dommage qu’une personne si intelligente, si cultivée, si douée, si engagée aie envie et besoin de partir. Elle m’expliquait ses démarches, ses centaines de C.V envoyées. Je me souviens de sa colère devant la corruption et les magouilles qui lui barraient la route vers un travail pour lequel elle aurait pu faire des miracles. Je me souviens qu’elle ne s’arrêtait plus de parler ni de fumer. Je me souviens qu’elle avait perdu des cheveux par paquet et que je lui trouvais le visage tendu et fermé. Je me souviens de moi en train de lui dire qu’il va forcément se passer quelque chose de bien pour elle, qu’il faut qu’elle soit patiente, qu’elle finira par trouver quelque chose. Je me souviens qu’elle m’a répondu avec une profonde fatigue dans sa voix en me regardant dans les yeux : « Ici, je ne suis pas autorisée à avoir une vie ».

Je suis assise à l’angle de Korzo et Šantićeva et je regarde ce misérable rade en face de moi. On dirait que les courants d’air de la Neretva ont un peu chassé le lacrymo. J’ai très mal au dos et je n’ai pas envie de me lever. J’ai un peu la nausée aussi. Je me retourne vers Šantićeva. Je suis dans le vague, shootée à l’épuisement.
Je suis retournée à Abrašević me faire un café. Assise à la grande table en bois dans la cour, j’ai pleuré, la tête dans les mains. J’ai pleuré jusqu’à ce que le barman qui assure le service du matin n’arrive et ne me mette un grand verre de gnole au bord des lèvres en me regardant gentiment et en me disant d’un ton quand même un peu ferme : « bois ! ». 

(c) Crna Zvijezda 2014


Le clip de cet épisode : Unutrašnja Emigracija (UE) - Tranzicija
Actif durant la dernière décennie, Unutra
snja Emigracija/"Emigration Intérieure" (prononcer Ounoutrach'gna émigratziya") a été l'un des meilleurs groupes anarcho-punk de Bosnie-Herzégovine et peut-être même de la Yougosphère. Sur une musique à la fois rageuse, frénétique et sombre, "UE" (comme "Union Européenne", ce jeu de mot dit déjà tout !) pose des textes forts, durs, mais réfléchis et politiquement concernés (on vous traduira quelques chansons dans un prochain post, promis!) sur la situation dans le pays. Comme ici où ils dénoncent cette "transition", mot pudique de la novlangue technocratique, qui fait, nous dit le groupe, que "les capitaux ont le droit de voyager, mais les individus aucunement". Pendant que l'économie mondiale "voyage", les Bosniens sont condamnés à rester enfermés avec leurs problèmes et les ombres du récent conflit...

2 commentaires:

  1. C'est vraiment très émouvant ton article.
    Merci ça donne envie de connaître Abrasevic.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci ! Il faut aller à Mostar et à la découverte d'Abrasevic !

      Supprimer

Les commentaires sont modérés avant publication. Au vu de l'Histoire récente de la Yougoslavie, et étant donné que je n'ai pas envie de jouer à EULEKS ou à la FORPRONU du web entre les suppôts de la Grande Serbie, les supporters de la Grande Croatie, ceux de l'Illyrie éternelle ou les apôtres de la guerre sainte, les commentaires à caractère nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, et autre messages contraires à la loi, ne seront pas publiés et l'expéditeur sera immédiatement mis en spam.
Les débats contradictoires sont les bienvenus à condition de rester courtois et argumentés. Les contributions qui complètent ou enrichissent les thèmes abordés seront appréciées. Merci