mercredi 5 février 2014

CARTE BLANCHE A L'ETOILE NOIRE (8 ET FIN) : (K)RAJ NA ZEMLJI

Nous arrivons au terme de notre carte blanche à l'Etoile Noire.

En fait de conclusion définitive, cette fin semble plutôt porter le goût de l'inachevé. Pas dans la forme ni sur le fond de notre feuilleton (même si on ne se lasserait pas d'en lire encore sur Mostar), mais dans cette relation "compliquée", comme peuvent l'être certaines relations amoureuses du même nom, entre l'auteure et cette ville. La carte blanche se termine non avec le point final définitif des certitudes ou du devoir accompli, mais avec les points de suspension des non-dits ou du "à suivre", les points d'interrogation des réponses jamais trouvées ou des questions jamais posées, et, ça et là, les points d'exclamation de la colère et de l'amertume...
Le titre est un un jeu de mot : raj na zemlji (prononcer "raï na zemlyi") signifie "le paradis sur terre". Kraj na zemlji (prononcer "kraï") signifie "la fin sur terre". Ambivalence de la relation avec Mostar, ironie cruelle face à une ville située dans des paysages racés et magnifiques mais minée par une guerre sourde et froide, les deux à la fois ou autre chose ? Je vous laisse décider en lisant ce dernier texte...

J’ai mis du temps à me repérer dans la ville. J’ai mis du temps à rentrer à la maison au bord de la rivière, et maintenant, c’est l’hiver.



Ce n’est pas une journée d’hiver mostarien comme je les aime avec ce ciel bleu unique, cette lumière chatoyante et les mille nuances de verts des collines qui entourent la ville. C’est une journée d’hiver pluvieuse, crasseuse. Le vent me gifle en traversant le pont Tito puis s’engouffre dans mon dos alors que je descends Husrefovica. Plus j’approche de la maison, plus le grondement de la Neretva se fait entendre. La Neretva de l’hiver qui fait mine de déborder, emporte avec elle tout ce qui traine au bord d’elle-même.

La maison est glaciale et humide, je monte le chauffage et me fais un café que je sors boire sur la terrasse. Emmitouflée, je m’assois sur le banc, appuie mon dos contre le mur et je reste là, sans savoir quoi faire ni de quoi j’ai envie.
La rivière est sale, boueuse. Sur la rive d’en face, les arbres squelettiques laissent apparaître des monceaux de détritus cachés l’été par le feuillage. Des trainées d’ordures dégoulinant jusqu’au bord de l’eau, jetées là, à l’abri des regards, en douce.

Selon la façon dont le vent tourne et m’apporte les rumeurs, le grondement de la rivière se transforme en menace. Il faut lever la voix pour se faire entendre à 3 mètres.


Le pont Tito est désert. Des gerbes de pluie s’envolent dans le vent. La plus grande partie des volets de l’hôtel Bristol est fermée. Pas une lumière ne filtre des fenêtres des maisons posées sur la rive d’en face. Il va faire nuit. Je vais chercher la bouteille de prune. Stella, chat mostarien, sort de la maison à fond de train et rentre aussitôt, effrayée par le vent et la pluie. Je me rassois avec la bouteille, un verre et un autre paquet de cigarettes. Dans quelques verres, je n’aurai plus froid, je ne serai plus fatiguée ni triste et comme je serai ivre, je n’aurai plus peur de Mostar non plus. Je tente de réfléchir, assise en tailleur sur le banc. Mon esprit se perd dans les remous de la Neretva et je ne sais plus à quoi je pensais l’instant d’avant.

Il faut recommencer.

A quoi je pensais déjà ?


Mostar.

Une ville qui a du être si belle. Une ville si ridiculement petite que les survivants y croisent aujourd’hui tous les jours leurs bourreaux d’hier. Une ville déboussolée où le Nord n’est plus un repère alors que chacun sait où se trouvent l’Est et l’Ouest. Une ville si profondément divisée que certains gamins n’ont jamais vu le Vieux Pont. Une ville qui s’est assiégée elle même et qui se regarde agoniser sans trop savoir si elle a envie de se relever ou de se laisser mourir.


Mostar.

Ses seuls espoirs sont ses citoyens, ses amoureux. Leurs rangs sont clairsemés. Une partie repose sous terre, une autre est dispersée dans le monde. Ceux qui sont restés sont fatigués. Vaillants quand même. Jusqu’à quand ?


Mostar.

Je me demande toujours d’où vient cette boule dans le ventre chaque fois que je rentre dans la ville et d’où viennent ces larmes chaque fois que je dois la quitter. Je ne trouve pas le nom de cette émotion. J’aimerais pouvoir la nommer pour l’apprivoiser car elle est sauvage.


Il fait nuit depuis longtemps maintenant et je ne sais plus à quoi je voulais réfléchir. La pluie s’est arrêtée. J’entends les mosquées.

J’ai sifflé une bonne partie de la bouteille de prune, je me sens bien mieux. Je m’étire en me disant qu’il faudrait quand même vraiment que je me réconcilie avec la ville.

Demain, s’il ne pleut pas, j’irai me balader.



La vidéo de cet épisode:
"Une fois n'est pas coutume, ce n'est pas de la musique d'ex-Yougoslavie qui accompagne ce texte mais "Je suis une ville" de Dominique A. que j'ai toujours écoutée comme étant une lettre de rupture et d'amour à Mostar." (L'Etoile Noire).



(c) Crna Zvijezda

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