samedi 7 juillet 2012

LAST EXIT FROM GUCA

L'été est arrivé et avec lui a démarré le cycle infernal des grand'messes festivalières, cette version moderne du pain et des jeux.

"Jeunesse yougo gâchée"
Tee-shirt d'un festivalier à Exit, saisi par (c) Dragan Markovic

L'ex-Yougoslavie n'échappe pas au phénomène festivalier, lequel constitue bien souvent l'un des seuls loisirs pour une jeunesse pour qui les vacances se bornent, au mieux à aller se faire entuber au Monténégro ou se faire mépriser en Dalmatie, au pire à végéter au pied du Bloc 69 à Novi Beograd ou ailleurs. Le phénomène est d'autant plus intéressant à observer que le territoire héberge deux des grands blockbusters événementiels qui attirent les jeunes occidentaux tentant de concilier esprit routard (version guide du) et décibels bigarrées. Le hasard (quoique?) veut qu'ils soient situés tous les deux en Serbie.
A ma gauche, Exit à Novi Sad, à ma droite le festival de Guca (prononcer Goutcha). Hormis un bref aperçu, on ne va pas ici vous retracer l'histoire ou le concept de ces deux manifestations, le net regorge d'infos en la matière et les nombreux voyagistes spécialisés dans le tourisme festivalier vous fourniront sans peine toute la propagande qui vous fera peut être affronter plus de 24 heures de car pour écouter des DJ french touch au milieu des vieilles pierres austro-hongroises, ou des fanfares "sorties tout droit d'un film d'Emir Kusturica" (citation d'un de ces flyers propagandistes) au milieu des porcs embrochés et de fafs adorateurs de Ratko Mladic...


La forteresse de Petrovaradin au XIXe
Aujourd'hui, la citadelle du rock en Serbie via le festival Exit

Non, ce qui est intéressant, entre Exit et Guca, c'est un peu la même chose que ce qui nous avait mobilisé l'an passé, quand nous avions jugé pertinent (et, avouons le, un rien amusant) de comparer Laibach et Emir Kusturica, les premiers étant, contre toute attente, les gentils, le second étant le méchant. De la même façon, on va donc tenter de confronter ces deux événements : ils ont en commun d'être parmi les meilleurs cartes de visite du pays, d'être soutenus voire choyés par les politiques locaux, d'osciller entre (pseudo-) conscience alter et consommation de masse, et de bénéficier chacun d'une réputation de rancart festif de la jeunesse européenne. Ceci posé, ils incarnent et véhiculent pourtant deux visages différents de la Serbie, l'un moderne, ouvert, voire même un tantinet branché, l'autre plus conservateur, traditionaliste voire carrément facho. Les deux sont au premier abord innocents et sympathiques mais ne sont pas exempts de compromission. Ils exercent aussi un monopole culturel, économique et peut être politique, tel un alpha et oméga du paysage musical serbe, qui plombe le paysage en question, surtout dans ses marges. Serbie, terre de contrastes et de contradictions ! En route !


Accueil polyglotte à Novi Sad : 
panneau dans le quartier de Grbavica.

Exit a été créé à Novi Sad en 2000, peu de temps avant la chute de Milosevic, par des étudiants, virés de la fac pour cause de contestation trop bruyante, désireux de créer un temps fort fédérant la jeunesse en colère. Auréolé de ce fait d'arme fondateur, le festival bénéficie dès l'origine de cette image de rendez vous d'une jeunesse serbe libre, engagée, antinationaliste, globalisée, tatouée, piercée... Que du bon pour le marketing ! Le festival joue aussi volontiers la carte de Novi Sad, capitale de la très cosmopolite Voïvodine, région traditionnellement un rien plus "open" et moins tendue que les bords de l'Ibar à Mitrovica. La ville a toujours été l'un des foyers de la nouveauté en Serbie, notamment artistiquement ou socialement, des "plus" volontiers invoqués par l'équipe d'Exit dans sa communication. Le festival s'est peu à peu développé pour devenir l'un des grands raouts européens, osant même défier dans son hinterland son très puissant voisin du Sziget Festival à Budapest, dont il a visiblement pompé une partie du concept = rendez vous festif est/ouest + exotisme sexy et débridé de l'Europe de l'est + têtes d'affiches internationales + un peu de découverte + scènes rock, electro, metal, world, etc...

 "A nous le petites serbes !"
L'image qui fait venir chaque année des milliers de festivaliers occidentaux à Exit
.

Certes, si comparé au gigantisme du Sziget, Exit reste de taille plus modeste et n'a pas ébranlé le leadership du grand raout hongrois, le festival joue désormais dans la cour des grands, bénéficiant d'une reconnaissance tant publique que professionnelle. Paradoxalement, j'émets d'ailleurs l'hypothèse qu'Exit a pu asseoir son succès, en partie grâce ou à cause de l'entrée de la Hongrie dans l'Union Européenne, obligeant du coup, pour cause d'instauration de visas pour les "sauvages des Balkans" ;-), les jeunes Serbes, Bosniaques et Macédoniens, qui auparavant fréquentaient le Sziget sans avoir besoin du précieux sésame, à se replier sur le festival, alors émergent, de Novi Sad. Une partie des festivaliers occidentaux, toujours en mal de nouvelles sensations, et déçus par un Sziget perdant selon eux d'année en année son pseudo "esprit" originel, ont fait le reste en se déportant un petit peu plus au sud, séduits par un événement mêlant découverte d'une terra incognita et léger goût de fruit défendu.

L'affiche de Guca 2011 : 
art naïf pour public occidental idéaliste

Guca doit son succès en partie aux mêmes appétits et représentations chez les jeunes occidentaux : une rencontre avec un pays méconnu, volontiers décrié, où l'exotisme le dispute à une authenticité supposée préservée. Le boom de la "world music" vers la milieu/fin des années 90, de l'altermondialisme, a porté le public vers de nouveaux territoires, tant musicaux que géographique. Le tout boosté par des années de lavage de cerveau Bregovico-Kusturicien, qui ont achevé de conforter le cliché des Balkans comme le paradis bigarré de la nouba éthylo-débridée. Revenu de la techno, ou n'ayant tout simplement pas connu cette époque, le public de Guca vient pourtant chercher d'une certaine façon un "trip" similaire à celui des free-parties : un grand moment de folie ultime et décalée à la campagne. Sauf que les cuivres et les grosses caisses des fanfares remplacent le beat implacable des BPM, et qu'on préférera une bonne rakija au MDMA. Sauf aussi qu'on est loin de l'ascendant urbain, post industriel et volontiers visionnaire du mouvement techno (on parle bien sûr plus ici de Underground Resistance que de David Guetta), esthétique futuriste recyclant un monde en déclin. Guca, c'est la rave en mode retour aux sources et à la tradition. La fête oui, mais loin des entrepôts déshumanisés du Berlin en friche. L'ancrage rural du festival est une sorte de "label vert" : les fanfares, les cochons à la broche, les ivrognes et les vapeurs de shlyivovitza seraient une contribution à la biodiversité et au respect des cultures différentes. 

 A Guca : de la chair fraîche...

...de la viande grillée...

...mais surtout, beaucoup de viande saoule !

Dans un récent post où je tentais d'en finir avec Emir Kusturica je concluais un peu sévèrement sur les occidentaux cherchant une Bohème cheap et une pseudo-authenticité à Guca ou dans les films du nabab de Küstendorf. Ma thèse était et reste qu'en réalité cette vision enferme les Balkans dans une sorte de prison certes cuivrée et colorée, mais ne laissant que peu de place à une autre culture balkanique.

Aucune haine cependant envers les milliers d'amateurs de fanfares qui viennent, pour beaucoup de France (Exit étant, lui, plutôt fréquenté par les Britanniques...Cherchez l'erreur !), au festival. Plutôt une envie de leur ouvrir les yeux. On a le droit d'aimer les fanfares, et moi même, derrière mes amours rock'n'roll, je ne les déteste pas. L'idéal de fête roots de la génération Guca est en soi sympathique, et l'envie de découvrir la "culture balkanique" ou même serbe via le festival est probablement sincère et aucunement répréhensible. Mais la sincérité peut se muer en naïveté et la naïveté en aveuglement face à certaines réalités.

Le problème, outre la thèse évoquée ci dessus de la "prison cuivrée", que je ne redévelopperai pas ici pour éviter d'être redondant, c'est que "la culture" à Guca a de bien mauvaises fréquentations. On y vient...

A Guca en Gucci, la Grande Serbie c'est tellement sexy !
Ces deux demoiselles portent la "chaïkatcha" ("sajkaca" en serbe), le chapeau traditionnel des Serbes qui s'est trouvé une nouvelle jeunesse depuis l'avènement de Milosevic.

Guca a vu le jour en 1961, son nom officiel est le "rassemblement des orchestres de cuivres du Dragacevo" ("Dragacevski sabor trubaca"), le Dragacevo étant la région où se déroule l'événement. Celle ci est marquée par un important passé musical : la "trompette du Dragacevo", une variété locale de l'instrument, y a été conçue, et elle a survécu plus de 200 ans, malgré les changements géopolitiques qui frappèrent la région. C'est donc un symbole fort dans l'inconscient collectif serbe. L'instrument a survécu à l'instar du peuple serbe survivant au gré des tutelles étrangères. Autre symbole, la trompette du Dragacevo s'est trouvée valorisée par le roi Milos Obrenovic au XIXe, instaurant la création d'orchestres militaires dans le jeune Etat serbe libéré du joug ottoman. A travers la trompette de Dragacevo, c'est donc par extension le riche passé militaire de la Serbie, et notamment la résistance valeureuse des Serbes contre les Turcs, qui sont glorifiés. Mais tout cela, à priori, c'est de l'Histoire et un soupçon d'ethnomusicologie. Rien de mauvais en soi.

Là où ça commence à coincer, c'est que ces symboles sont peu à peu revenus en filigrane pour servir de nouveaux intérêts. Le festival démarre d'ailleurs en 1961 dans une église orthodoxe...un comble, alors qu'on est en pleine laïcité titiste ! Dans les années 60, 70 et même durant les années 80 marquées par les remontées identitaires, les cadres du parti communistes boycottent allègrement l'événement, car celui ci est déjà très connoté comme serbo-serbe et nationaliste, ce qui est incompatible avec la "Fraternité et l'Unité" de la Yougoslavie. Tito n'y mettra jamais les pieds, ni même, plus surprenant, Milosevic. Ce dernier a, il est vrai, plutôt tablé sur une variante modernisée et vulgaire des fanfares, à travers le turbo-folk. Ses héritiers et afficionados n'en feront pas autant et Guca est devenu, depuis 10-15 ans, le rendez vous de la classe politique serbe, et notamment de sa branche la plus nationaliste. Ratko Mladic y serait même passé au début des années 2000. Que des hommes politiques surfent sur un festival pour servir leurs intérêts, cela existe aussi en France, où l'on croise volontiers de l'élu ou du candidat en goguette au Printemps de Bourges, à Cannes ou en Avignon, où ils promettent en général de nouveaux fonds pour la culture ou leur soutien aux intermittents. 

"Wasted yougo youth ?"
(c) Photo : demotix.com
(NB : sur le tee-shirt, Ratko Mladic. 
Les 3 doigts symbolisent la Sainte Trinité, importante dans l'orthodoxie serbe, et équivalent au "V" de la victoire)

Mais à Guca, la politique a pris le pouvoir dans la rue, au camping, sur les étals et les stands : si le public venu d'Europe de l'ouest est plutôt de gauche, alter-bobo, pétri de chanson festive et de bonnes intentions, une partie non négligeable de son pendant serbe vient des kops des stades de foot (vous savez, les casseurs de supporter français!), des banlieues glauques de Belgrade, Nis ou Kragujevac ...et surtout, il est très très à droite. On trouve aussi des anciens combattants des guerres des années 90, des ploucs n'ayant jamais bougé de leur bled, et des beaufs au kilomètre. Tout cette nébuleuse a peu à peu pris ses quartiers, avec son merchandising pas du tout rock'n'roll. Si au Hellfest, on vend des croix de l'armée allemande, symbole utilisé par Motörhead et toute une branche du hard par dérision et provoc, à Guca vous pourrez acheter votre "Karadzic = Srbin" ("Karadzic = Serbe") ou "Ratko Mladic, Srpski Junak" ("Héros serbe) en XXL ou en Médium, et là, ce n'est pas pour rigoler. 

 Les croix celtiques et le look waffen SS c'est ringard !
Le renouveau de la mode facho passe par Mladic, Karadzic, Mihailovic, et le look tchetnik.

Photo (c) Julien Sartre pour l'Express

Malgré ce télescopage de populations, la mixture opère en apparence, l'alcool coulant à flot, les jolies filles délurées dansant sur les tables et l'ambiance hypnotique des concerts aidant à rapprocher et à fédérer les univers les plus incompatibles. Pourtant, la tension n'est jamais loin. En 2009, une jeune fille un peu trop bronzée est virée sans ménagement de la table sur laquelle elle danse : on la prend pour une tzigane, avant de se rendre compte que c'est une ...française. Les organisateurs se confondent en excuse et le canard serbe qui relate l'affaire regrette cette méprise. Les tziganes, à Guca, n'ont le droit que de jouer de la trompette...du Dragacevo, cela va de soi. Dans le même genre, les groupes étrangers subissent aussi parfois le patriotisme et le "respect des différences de culture" du public serbe : une fanfare américaine en a fait les frais l'an passé, jouant sous les sifflets..."Salauds de yankees!" ;-). Et je ne vous raconte pas les histoires de croates tabassés, et autres petits règlements de compte post-Fraternité et Unité.

Face aux fanfares américaines : la légendaire hospitalité serbe


Mais retournons à Novi Sad, où sur le papier le nationalisme musclé et rétrograde de Guca n'a pas droit de cité. Le festival se targue d'accueillir des festivaliers de toute l'ex-Yougoslavie, et la programmation fait la part belle aux groupes de la "région" (le terme "propre" et non connoté dans la novlangue post-yougoslave pour parler du territoire de la "Yougosphère"). Et officiellement, tout le monde s'aime à l'ombre des pierres de Petrovaradin. Pourtant, un scandale a éclaté en 2005. Les bosniens de Dubioza Kolektiv s'y produisent pour la première fois. Le concert se déroule avec succès, jusqu'au moment où, vers la fin du set, le groupe diffuse un sample mettant en cause les responsabilités serbes dans la guerre en Bosnie : sifflements, jets de bouteilles, insultes, doigts d'honneur...le concert parvient quand même à se terminer, mais dans une ambiance ultra-tendue.

 Dubioza à Exit en 2005
Pas gagnée, la réconciliation au sein de la "wasted yugo youth"...

Le lendemain, les festivaliers bosniaques, dégoûtés et flippés, "évacuent"...pardon!...quittent le site. Cet incident a dévoilé la part d'ombre d'une frange du public novosadien, et démontre la difficulté, même dans un festival "open" comme Exit, à interroger le passé sanglant. L'incident fait d'autant tâche que les organisateurs, qui cherchaient cette année là à commémorer le massacre de Srebrenica, intention louable s'il en est, renoncent à faire observer une minute de silence et finissent par abandonner toutes les manifestations prévues en la matière, même une déclaration - peu connotée - qui aurait honoré toutes les victimes du conflit, indépendamment de leur appartenance ethnique. Il est vrai qu'entre temps, l'ambiance s'est cruellement tendue à Novi Sad, avec menaces, provocs, heurts, et fausses alertes à la bombe. Quant aux Radicaux (extrême droite, parti de Vojislav Seselj) qui tiennent la mairie à cette époque, ils font savoir sèchement aux organisateurs, à qui ils versent des subventions, qu'il goûtent assez peu la présence d'un groupe "musulman" venant insulter la mémoire des Serbes victimes des bosniaques durant la guerre. Ambiance !

Ces revirements des organisateurs suscitent une grande déception parmi les militants locaux des droits de l'homme, dans l'intelligentsia de gauche et chez les partisans serbes de la vérité et de la réconciliation. Ces reculades marquent symboliquement pour eux la perte de l'engagement originel du festival. Celui ci choisira d'ailleurs par la suite des "bonnes causes", certes sympathiques et nécessaires, mais beaucoup plus oeucuméniques et moins connotées, comme l'environnement, qui devient le nouveau cheval de bataille d'Exit.



Quant à la diversité et à la tolérance "légendaire" de Novi Sad et de la Voïvodine, dont Exit aime à se poser en miroir décibelisé, elles sont en effet de plus en plus ...une "légende". L'arrivée des radicaux à la mairie est un coup de massue pour les antinationalistes locaux, mais en fait, la Voïvodine a depuis longtemps perdu ce qui constituait son identité plurielle. Des réfugiés Serbes venus de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo et de Croatie sont venus peupler la région, dès la fin de la IIe guerre mondiale, puis durant les guerres des années 90. Cette dernière vague a considérablement modifié les équilibres et les mentalités. Originaires des campagnes, souvent pauvres, peu instruits, pleins de rancoeurs, ils apportent en Voïvodine une culture réactionnaire "turbofolkisée" et constituent un électorat rêvé pour les partis conservateurs et nationalistes. Ces derniers profitent aussi des magouilles des partis "démocrates", corrompus et surtout concentrés sur leurs propres intérêts. 
La région est aussi sous tutelle de Belgrade qui ne lui a jamais rendu son autonomie, confisquée par Milosevic qui le premier a compris qu'il fallait mater cette ancienne province austro-hongroise contaminée par les "valeurs européennes" et une culture démocratique plus forte que dans le reste du pays. Il tablera sur les Serbes venus après 45, avant de leur ajouter ceux que sa politique aura contribué à chasser des anciennes républiques voisines. A sa chute, les radicaux n'ont eu qu'à rafler la mise en récoltant ce qui avait été semé.

 Haine "ordinaire" sur les murs de Voïvodine
"Morts aux hongrois" et croix serbe.

Le résultat aujourd'hui, un cocktail explosif, des incidents inter-ethniques qui se multiplient, et, comme si les fachos serbes ne suffisaient pas, les nationalistes hongrois (les Hongrois sont la minorité la plus nombreuse de Voïvodine) tirent eux aussi les ficelles depuis Budapest.

 "Terre du sud (=terme désignant la Voïvodine chez les nationalistes hongrois) : 
retour à la Hongrie !"
Propagande publiée sur l'un des nombreux sites magyarophones réclamant la "Grande Hongrie" d'avant Trianon.

L'avenir nous dira si la Voïvodine saura retrouver son équilibre originel, et son sens de la coexistence pacifique...lequel n'a heureusement pas complètement disparu et s'exprime paradoxalement de plus en plus à travers un "nationalisme Voïvodinien", visant à sauver le cosmopolitisme de la province en se séparant de la Serbie!

 Le rêve des indépendantistes de Voïvodine :
un passeport dans toutes les langues de la province, devenue Etat membre de l'UE.

Encore minoritaire dans les sondages (dans les 16%) et surtout bruyante sur le net jusqu'à présent, la cause indépendantiste gagne cependant du terrain. En revanche, le courant autonomiste atteint les 50%, dans une région qui a le sentiment que ses riches ressources sont pillées par le très centralisé (et corrompu) Etat serbe.

"La Voïvodine n'est pas une vache à lait.
Gardons notre argent, nous vivrons mieux"
Plaidoyer autonomiste de la ligue sociale-démocrate de Voïvodine

C'est peut-être aussi l'une des raisons qui fait que les différents partis politiques, radicaux compris, soutiennent Exit. En plus des retombées économiques et en termes d'image, Exit permet aux partis qui se partagent le gâteau du pouvoir au niveau local ou national, d'instrumentaliser la culture et les préoccupations de la jeunesse serbe urbaine globalisée. La présence comme sponsor de B92, ancien média phare de la contestation sous Milosevic, avec sa radio et sa chaîne de télévision, devenu sous Boris Tadic une sorte de M6 pro-gouvernementale très mainstream et consensuelle, est un signe qui ne trompe pas. Le média, qui possède aussi son label, est un acteur incontournable dans le paysage musical serbe, tout comme le festival. Percer sans leur soutien est quasi impossible. En misant sur Exit et en s'appuyant sur B92, encore perçue hors de Serbie comme un média indépendant, les pouvoirs politiques donnent l'impression d'agir pour la jeunesse, tout en réduisant au silence ou en tout cas à la précarité, tout un réseau beaucoup plus libre et critique. Une fronde d'artistes et d'acteurs culturels, dont le célèbre cinéaste Zelimir Zilnik, a éclaté en 2009, suite à la fermeture probable d'Art Klinika, un centre culturel alternatif de Novi Sad, privé de subsides en raison d'arbitrages budgétaires désormais exclusivement en faveur d'Exit.

Plus récemment, début 2012, le pouvoir a aussi viré au bout de 15 jours les 200 activistes qui squattaient pacifiquement et ludiquement l'ancienne caserne "Arcibald Rajs" à Novi Sad, un vaste ensemble abandonné par l'armée qui avait tout pour devenir une nouvelle Metelkova. Les porteurs du projet de "centre social" ("Drustveni Centar") s'étaient clairement positionnés comme rejetant le nationalisme, recyclant volontairement une ancienne caserne en lieu de vie pour mieux tourner la page du passé militaire et guerrier de la Serbie. Un sacrilège pour les autorités, qui ont tôt fait de remettre des bidasses à l'intérieur pour garder le site (la mobilisation des activistes continue sur le net et via différentes actions...nous aurons sans doute l'occasion d'en reparler).

 Face à face quasi situationniste entre squatteurs et "police militaire", 
quelques minutes après l'évacuation forcée du "centre social".
Photo (c) Danijel Sivinjski

Je n'accuse pas les organisateurs d'Exit d'être directement responsables de ces décisions, ni même de les approuver, et certains articles et interviews rendent bien compte du fait qu'ils évoluent sur la corde raide et en sont parfaitement conscients. Mais le festival a fait peu à peu passer ses engagements de départ au second plan pour privilégier l'aspect grand'messe de ses cousins occidentaux, au détriment des cultures émergentes prônant d'autres modèles politiques et artistiques.



Quant à Guca, également fortement subventionné et médiatisé, il prive de visibilité toute une frange des musiques traditionnelles ou néo-traditionnelles qui s'expriment en Serbie, et s'avèrent volontiers bien plus créatives : on pense à Beogradska Calgija (dont on avait parlé ici), à Darko Macura, à l'Ensemble Drina, et bien d'autres encore...

 Vous ne les entendrez pas à Guca :
 Beogradska Calgija



 Darko Macura

 Drina

Ne pérorons pas trop néanmoins sur la Serbie, pays corrompu où la culture serait vendue aux intérêts politiques, et autres "mon Dieu c'est terrible ce qui se passe là bas!". La situation n'est guère différente en Europe de l'ouest : faites un tour dans certaines commissions où des patrons de grands raouts estivals ont droit de vie et de mort sur leurs pairs plus modestes. Voyez "Live Nation" qui cherche à tout bouffer. Regardez comment les SMAC ont, dans certaines villes françaises, tué presque toute culture alternative. Le tout avec l'aval bienveillant des élus locaux ou du ministère de la culture. Sans compter les festivals dont les organisateurs se sont lancés en politique.

La Serbie n'est qu'un miroir grossissant de ce qui se passe chez nous, sautant même les étapes pour passer sans transition d'un vivier underground, certes modeste mais bien réel et actif avant les guerres yougoslaves, au business-model du 360° (concentration des différents segments du secteur aux mains de quelques uns).

 La "monnaie" de "l'Etat Exit"
Avec près de 100 000 spectateurs étrangers, le festival est une manne rêvée pour la Serbie et Novi Sad.

Pour conclure, on temporisera quand même un brin ce portrait à charge. On l'aura compris, je suis quand même plus Exit que Guca, et le grand bazar de Novi Sad me semble, malgré tous les défauts et contradictions relevés, avoir sa place. Même si il privilégie l'aspect grand'messe sponsorisée et n'évite pas les compromissions hypocrites, le festival a contribué à promouvoir en Serbie les questions liées à l'environnement, un vrai problème dans ce pays, et tente de sensibiliser à la cause LGBTI (un autre vrai problème dans le pays) avec sa scène "Loud & Queer". Et puis, les occasions étant rares, il constitue un espace de rencontres, beaucoup plus sein à mon sens que celui de Guca, entre jeunes d'Europe de l'ouest et jeunes serbes, favorisant une forme d'ouverture dont ce pays a grandement besoin pour évoluer. Maigres consolations, peut être, mais c'est mieux que rien. Exit me semble aussi plus responsable et professionnel que d'autres grands raouts qui sont nés en Serbie dans son sillage, comme la Beerfest de Belgrade, qui, comme son nom ne l'indique pas, sert surtout aux Budweiser, Heineken et à l'infâme Jelen Pivo locale, à vendre leur pisse dans une ambiance d'usine à biture, où les groupes locaux ont le droit de jouer 20 minutes chrono.

La Beerfest de Belgrade. 
Photo (c) Atipiks

Enfin, il est facile de faire la leçon, alors que, comme on l'a vu plus haut, dans le paysage culturel français, le cumul des mandats et les conflits d'intérêts qui vont avec sont quasi une norme, et que la concentration du secteur est en marche.

Quant à Guca, en ce qui me concerne, rien que ce mélange de viande saoule et de virilité en meute, façon bidasses en perm' ou supporters après le match, m'a toujours fait flipper... Et l'idée de servir de caution aux politiques serbes qui utilisent les visiteurs étrangers de Guca comme cache-sexe du décorum nationaliste me révulse. Mais libre à chacun d'y aller ou non. Allez y simplement en connaissance de cause, et ne poussez pas vos cris d'orfraies une fois sur place, face au cirque fascistoïde qui s'y exprime de façon décomplexée !

Bonnes vacances et pour celles et ceux qui restent connectés, ce blog continue durant l'été...nous espérons lancer sous peu l'une de nos premières "cartes blanches" à d'autres plumes !


A lire sur Exit, une enquête du Courrier des Balkans reprise ici par le blog "Les Enfants du voyage", et un article de Rue 89 

Rien à voir directement avec l'ex-Yougoslavie mais intéressant : deux points de vue sur la dérive des festivals qui résument assez bien ce que j'en pense moi-même, dans le Diplo et dans un post de l'excellent blog belge Casacosmani 



MISE A JOUR 14/7/12 : seul les imbéciles ne changent pas d'avis, et il faut savoir réviser son propos. 
Cette semaine, la Cour Constitutionnelle de Serbie, institution à la botte des très jacobines autorités serbes, vient de réduire encore l'autonomie de la Voïvodine, déjà très symbolique. Parmi les décisions des "juges", il est désormais interdit de nommer officiellement Novi Sad "capitale" ou "chef-lieu" de la province. Une nouvelle erreur stratégique du pouvoir serbe, qui ne semble toujours pas avoir tiré les leçons des années Milosevic, et un joli coup de pouce indirect aux "indépendantistes" de Voïvodine qui devraient trouver là de nouveaux arguments.

En attendant, malgré certaines réserves que nous avons exprimées sur Exit, qui a lieu en ce moment même, nous soutenons et applaudissons l'initiative du festival d'avoir apposé une banderole sur la forteresse proclamant, en signe de protestation face à la décision de la Cour, "Bienvenue à Novi Sad, la capitale de la Voïvodine".

(c) Photo : Slobodna Vojvodina

4 commentaires:

  1. Salut à toi,
    D'abord merci pour ton blog qui est une vraie mine. Je croyais en savoir beaucoup et j'en connaissais très peu sur la culture yougoslave.

    Une petite remarque sur Guca. L'année où j'y suis allé, il y avait beaucoup les 3 doigts levés , mais j'ai rencontré des jeunes serbes qui m'ont fait part de leur exaspération devant les personnes qui portaient un tee-shirt avec le barbu (Draza Mihailovic que je ne connaissais pas alors).Une fanfare américaine qui jouait du funk a été acclamée par le public (pourtant ils avaient vraiment un look d'américain), même si le lendemain matin il y a eu une bagarre.

    Ce qui m'a le plus choqué finalement à Guca, ce sont les jeunes français étalés par terre dès 10 h du soir, alors que les locaux savent se tenir.La plupart semblaient être venu à Guca pour se bourrer la gueule, l'intérêt qu'ils portent à la musique était tout à fait secondaire.

    Bien plus tard en France j'assistais à un concert de Bregovic, levant les 3 doigts pour montrer que j'étais un connaisseur. A côté de moi un des spécimens français que tu décris. Il criait ''buka'' tout content qu'il était de connaître un mot serbe, et tout fier de m'expliquer que ça voulait dire ''du bruit''.

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  2. Merci beaucoup pour le compliment sur le blog et pour ton témoignage qui nuance les choses.

    Bien sûr, il n'y a pas que des fachos à Guca, et il y a plein de Serbes qui désapprouvent ce cirque nationaliste. Et heureusement ! Mais ce qui ressort en Serbie et en ex-YU, si je me base sur le rendu des médias locaux et sur ce qui circule sur les réseaux sociaux, etc...c'est quand même une forte lame de fond "ultra". Le rendu est très différent dans les médias occidentaux, français en particulier, où l'on n'hésite pas à parler d'un nouveau woodstock et où l'on passe volontiers sous silence ces éléments qui fâchent...

    Le but de ce post, c'était de réfléchir à ces contradictions, aux perceptions croisées et d'informer à mon modeste niveau sur cette part d'ombre du festival de Guca (et d'Exit), qui est évidemment révélatrice de certaines problématiques du pays.

    Ce qui me choque, perso, et qui fait que j'ai une certaine dent contre Guca, c'est que les organisateurs ne prennent aucune distance avec ce cirque facho...En France, un mec qui vendrait des tee shirt à la gloire de Pétain dans un festival serait immédiatement foutu dehors !

    Pour les 3 doigts, ce n'est pas non plus originellement et obligatoirement un symbole nationaliste, mais ça a fini par le devenir. Perso, à force de voir les milices d'Arkan tendre les 3 doigts durant les guerres yougoslaves, à force de voir les hooligans qui cassent de l'homo à Belgrade en faire de même, ce signe a fini par me dégoûter. Je ne pourrais pas faire comme toi et lever les 3 doigts durant un concert...mais je sais que pour beaucoup de français, c'est très exotique, ces 3 doigts ;-)

    Quant aux frenchies affalés cuvant leur rakija dès 22h, cela m'évoque les mêmes frenchies en week end fumette à Amsterdam, qui vont se défoncer comme des dingues durant tout leur séjour sans même visiter la ville ou se faire un musée, et finiront par comater dans la rue. Triste engeance ;-)

    Bien à toi

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  3. Bonjour,

    La richesse de tes commentaires et de tes connaissances t'honorent mais pourrais-tu laisser de côté cette arrogance si française et ce ton si supérieur voire condescendant.
    Dès les premiers mots "L'été est arrivé et avec lui a démarré le cycle infernal des grand'messes festivalières, cette version moderne du pain et des jeux"
    on ne sent que du mépris, même s'il est bien convenu ce mépris des festivals aujourd'hui, on commence à le trouver un peu partout. Dès qu'un phénomène en France devient un tant soit peu populaire il faut toujours qu'il y ait des pisse-froid pour montrer leur supériorité. Après on s'étonne que les Français soient détestés à l'étranger.
    Si tu veux prendre une distance et conserver ton esprit critique toujours affuté, essaie-toi plutôt à l'humour léger.

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  4. Cher anonyme du 14 juillet 22h30,

    Merci pour ton commentaire.

    Si vraiment j’avais cette condescendance et ce complexe de supériorité bien français, que tu dénonces à juste titre d’ailleurs, envers les peuples d’ex-Yougoslavie, je ne perdrais pas mon maigre temps libre à consacrer un blog à leur territoire.

    Le fait est que ça fait à peu près 20 ans que je travaille dans le milieu musical. La dérive en mode « du pain et des jeux » du secteur, désolé, je la vis tous les jours dans mon job. Après les radios libres des 80’s, brouillées puis peu à peu évincées par les Skyrock et autres NRJ, j’ai vu le circuit alternatif se faire prier de baisser la queue face aux salles de concerts municipales, et désolé, j’ai vu les festivals évoluer vers des grand’messes au service de l’image de marque des territoires qui les hébergent et les financent. La conséquence : des grands raouts qui programment des têtes de gondoles de la FNAC et qui bouffent 80 à 90% du gâteau des subventions, au détriment de projets plus défricheurs et audacieux qui doivent se contenter des miettes, qui survivent dans la galère et à qui on dit « votre action n’est pas assez visible ou lisible ». Il y a bien sûr des exceptions, mais la tendance est là, et je ne suis pas le seul à le penser, d’où les deux liens en fin de post (Diplo + blog belge).

    On peut ne pas s’en émouvoir, penser que ces événements créent du lien, et que la fête populaire vaut mieux que la « culture élitiste » … Certes. Chacun sa vision. Pour moi les festivals sont de plus en plus un avatar parmi d’autre de la consommation de masse.
    Ici on est plus Guy Debord que Guy Lux, plus Printemps de Prague que Printemps de Bourges, on s’intéresse plus à ce qui grouille à la marge que ce qui suit le mainstream. Pas par élitisme nombriliste mais parce que, par inclination personnelle autant que par certaines convictions, on pense que c’est hors des sentiers battus que se trouve le salut. Et pour revenir à l’ex-Yougoslavie, c’est bien dans leurs marges que les sociétés là bas peuvent avancer et évoluer. Or la culture de masse qui s’y répand contribue à maintenir une certaine médiocrité culturelle qui profite aux oligarchies politiques et économiques sur place. Les réserves sur Exit et Guca, je ne les ai pas inventées, elles existent dans certains médias et forums indépendants en Serbie.

    Tout ceci posé, m’as tu bien lu ? Si j’assume le côté « à charge », il me semble quand même que j’essaye de faire la part des choses, et il y a deux jours, je faisais amende honorable concernant Exit en louant sa récente décision de contrer la décision de la Cour suprême de Serbie.

    Quant au ton, il est peut être un brin ricanant, je te l’accorde, mais hautain et pisse-froid… ? Dans ce blog, j’ai fait le choix de la déconnade un peu cynique, de la dérision, mêlées à des sujets sérieux. J’ai aussi une petite tendance a chercher la petite bête, y compris sur des choses que j’aime (Exit, malgré tout, je trouve ça sympa) : c’est bon pour la santé mentale et pourquoi s’en priver.
    Ce n’est pas ici le New York Times ou Télérama, c’est un blog, mon terrain de jeu, j’y partage des idées, coups de gueules et coups de cœur, qu’on n’est pas obligé d’apprécier ou d’approuver.

    Si tu préfères lire des articles hagiographiques sur les festivals, il en pullule sur le net et dans la plupart des médias. Les rares voix discordantes sont volontiers remises aux pas par des communiqués rageurs voire des coups de fil au rédac’chef (c’est du vécu), ce qui en dit long d’ailleurs sur le respect de la liberté de la presse qui habite certains organisateurs. Ici, ce n’est pas le choix qu’on a fait, pas par méchanceté ni complexe de supériorité, mais parce qu’on pense qu’il n’est pas interdit de se poser certaines questions.

    Espérant avoir clarifié ce qui devait l’être,

    Bien à toi.

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