lundi 12 décembre 2011

CROATIA AFTER DARK

 Photo : "Zagreb, I love you"


Le soleil se lève à l'est. Dimanche 4 décembre, les croates ont majoritairement mis une raclée au HDZ (résultats ici), l'Union Démocratique (hum!) Croate, parti qui a régné quasi sans interruption ni partage depuis l'indépendance. 20 ans d'obscurantisme, d'arrogance, de pressions, de magouilles, initiés par un Franjo Tudjman avide de pouvoir et prêt à tout pour le conserver, et plus ou moins poursuivis par ses successeurs.
 "Décidons seul du destin de notre Croatie"
Franjo Tudjman, El Libertador
Photo (c) Pixsell

Bien sûr, on me répondra que la Croatie, née dans la guerre, a dû se défendre, justification de la mise en place d'un Etat musclé et d'une concentration du pouvoir. Soit, mais fallait-il ressortir le logiciel oustachi ? Fallait-il déporter, torturer et massacrer les Serbes à Velesajam (la foire de Zagreb)? Fallait-il entuber les Bosniaques via des accords secrets avec Milosevic et déstabiliser encore aujourd'hui, dans un pacte germano-soviétique avec les Serbes locaux (!), le fragile Etat Bosnien ? Fallait-il lâcher la flicaille sur la jeunesse, comme Tudjman le fit à Samobor (dans la grande banlieue de Zagreb) en 95, où un festival punk a viré en ratonnade sanglante façon Pinochet ? ...

Photo (c) H-Alter

La liste est encore longue, et le plus étrange sans doute est que l'Etat HDZ, dont la rhétorique était en 1991 "Ici c'est l'Europe centrale (comprenez "civilisation"), bye bye les Balkans (comprenez "Barbaristan")", a plutôt trahi l'héritage culturel centre-européen, bien réel, de la Croatie, pour pratiquer une politique relevant des pires clichés habituellement attribués aux Balkans : brutalité, corruption, clanisme, accords secrets, beaufisme, patriarcalisme, mysticisme et néocléricalisme. Nous avions déjà raillé ces contradictions ici, on ne va pas redévelopper.

Spleen hardcore des années Tudjman, le groupe "Grc" (prononcer "Gueurtch") 
et sa chanson écrite en 1993 
"teske cizme na nogama slobode", "lourdes bottes sur les jambes de la liberté".

Kud Idijoti, de Pula, 
a toujours refusé le "prêt-à-penser" nationaliste. 
Un modèle d'intégrité.
Chanson "Jebem ti rat" = "je nique la guerre"

Hormis quelques exceptions, peu de voix discordantes se sont faites entendre jusqu'aux années 2000. Le HDZ est quand même parvenu à se maintenir pendant 20 ans ...en se remplissant les poches au passage. Le secret de cette longévité : un alliage entre nationalisme doctrinaire et valeurs catholiques - le catholicisme étant un composant essentiel de l'ADN croate -, jouant sur les peurs héritées de la guerre et promettant des jours meilleurs (=entrée au bar VIP de l'UE).


L'une de voix discordantes en "Tudjmanie", 
"Feral Tribune", le "Canard enchaîné" croate avec sa célèbre une en 1995 de Tudjman et Milosevic enlacés. Le texte dit : "Est ce pour cela que nous nous sommes battus ?"


Bien sûr, les politiques ne sont pas les seuls responsables : cette longévité n'aurait pas été possible sans une adhésion large dans la société, sans la croyance qu'on était dans le bien, du bon côté, que Ante Gotovina, Vladimir Seks (prononcer "Cheks") ou Tomislav Mercep (accusés de crimes de guerre) sont des héros, qu'il n'y a "pas d'omelette sans casser les oeufs" (comprenez "dommages collatéraux") et que "la fin justifie les moyens"...

 Une du quotidien Vecernji List 
affichant le portrait de Ante Gotovina et la mention "Héros"

Ne nous y trompons pas, la raclée de dimanche est aussi née d'une déception de l'électorat HDZ, pour qui le parti ne serait plus assez "croate" et aurait trahi le pays en livrant Gotovina au tribunal de la Haye. Les résultats du HDZ (qui sauve les meubles) et les scores de l'extrême droite prouvent si besoin en était que le pays n'a pas encore tourné complètement le dos à ses démons. Quand à la coalition "kukuriku" qui a raflé la mise, elle a été choisie plus comme "le moins pire" que par une adhésion forte à son programme centro-social-démocrate. Le pays est fatigué, démoralisé, appauvri, et se trouve en pleine confusion entre la tentation du repli et la perspective désormais acquise d'intégrer l'UE ...si celle ci existe encore d'ici là.

Kandzija : "Kriza" ("La crise")
"La crise ? Quelle crise ? Ici on est en crise depuis des années ! (...) 
Il est temps de se battre pour une vie normale"
Voilà en résumé ce que dit le rapper de Slavonie.

La peur est forte de se voir engrosser par le "gros machin" européen, et de devenir le "plombier croate", la main d'oeuvre cheap et corvéable, que détestera l'ouvrier de l'ouest, qui a oublié depuis longtemps "l'Internationale prolétarienne", à laquelle il préfère largement aujourd'hui les lignes de Front National (mais c'est un autre débat)...

 Affiche d'une manifestation ("Prosvjed") :
"Serrez vous la ceinture vous même, bande de voleurs!"

On notera par contre le score honorable des Laburisti : les "travaillistes", infiniment plus à gauche que le parti éponyme britannique, seront sans doute un contre-pouvoir constructif mais déterminé, veillant à ce que "kukuriku" tienne ses engagements de campagne.

Malgré toutes les réserves évoquées, ne boudons pas notre plaisir. On est évidemment ravi, chez Yougosonic, de voir le HDZ enfin évacué du pouvoir. On pense que cette relève politique va dans le bon sens, et contribuera peut être à une nouvelle donne dans la région, notamment en Bosnie-Herzégovine. Wait and see...

Ce changement de cap n'est pas né seulement des frustrations et peurs de la société croate. Il  est aussi le fruit d'intenses changements au sein de cette société. Sans doute trop occupé à détourner du pognon et à placer les copains dans les médias et les entreprises, persuadé que la carte clérico-identitaire fonctionnerait à jamais, le HDZ n'a pas vu que le pays changeait dans ses marges. 

 Manifestation en novembre 2011 de Antifa-Zagreb 
contre le renforcement des pouvoirs de la police 
Photo (c) Vecernji.hr

Il ne s'est pas inquiété du développement d'organisations citoyennes, il n'a pas pris au sérieux l'émergence d'une conscience écologique, il a méprisé les associations homosexuelles. Il n'a pas vu qu' artistes, écrivains, acteurs culturels, s'engageaient voire initiaient des actions civiques, que leurs oeuvres ou manifestations reflétaient les préoccupations de la population.

Réappropriation de l'espace urbain livré aux spéculateurs : 
action artistique "Vila Dalmacija" à Split. 
Photo (c) Tportal 

Oeuvres de Hrvoje Cokaric, 
dans le cadre de l'expo "Art sirotinje" ("Art de la pauvreté")
Sur la pancarte : "mes enfants n'ont pas de quoi manger"
Photo (c) Pogledaj to


 La comédienne Ursa Raukar, évacuée manu-militari lors d'une manifestation du mouvement "Ne Damo Varsavsku"
Photo (c) Tportal 

Au lieu de promouvoir la variétoche poufiasse de Severina ou de glorifier le hard facho de Thompson, il aurait été mieux inspiré d'écouter ce que disaient les scènes rock, rap ou dub, devenues les portes voix d'une frange de la jeunesse, globalisée et polyglotte, lassée de la "Grande Croatie", et qui va l'été à Exit ou le week-end dans les boîtes de Belgrade. 

Golem "Postovana Gospodo"
Traduction approximative (extraits) :
"Comment ça va messieurs les importants
Avec vos mains pleines de sang
Votre vie est elle compliquée ?
Est ce que vous transpirez ?
Votre poids est il équilibré ?
Est ce que vous vous êtes parlés ?
Vos accords sont ils finalisés ?
Moi, je vous donne tout ce que j'ai
Mon compte
Ma santé 
Mon temps
Ma mère
Ma gonzesse
Mes projets
Mon ADN
Mes rêves
Messieurs les importants
Je me fous de vos idées
Vos plans géniaux n'ont rien donné
(...)"

Une jeunesse qui a à peine connue la guerre, et qui, tant par attirance pour ce qu'on lui cache, que par désir de comprendre, interroge le passé yougoslave, littéralement effacé de la mémoire officielle, et longtemps victime d'un terrorisme intellectuel hystérique.


 "Drapeau de l'amitié"
oeuvre commune de Anja Blazevic (croate) et Stefan Guzvica (serbe), 
fusionnant les drapeaux des deux pays, réalisée lors d'une rencontre internationale de jeunes artistes à Gvozd (Croatie)
...qui a valu à ses auteurs une visite musclée de la police


St!llness "Katarza" ("catharsis")
le gang mi Splitois, mi zagrébois télescope l'héritage yougoslave et la Croatie d'aujourd'hui.
A partir de 2'15 environ, c'est un discours de Tito : 
"vous êtes la jeunesse yougoslave et c'est vous qui êtes les mieux à même de maintenir la coexistence harmonieuse de ce pays (...), j'ai confiance en vous !" 
(Le clip a été interdit à la TV croate)

Il a feint d'ignorer que la fronde de la Rue Varsavska ne concernait pas que le maire de Zagreb Milan Bandic (qui n'est pas HDZ mais ancien membre du parti social démocrate) mais visait l'ensemble de la classe politique et son arrogance. Il n'a pas compris que revendiquer, en fonction de son agenda, l'ultra-indépendantisme de la Croatie éternelle et la promesse européenne brouillait la lisibilité de son idéologie. 

 "Diabolezza", oeuvre de Ivo Josipovic, futur président de la Croatie

Last but not least, l'élection il y a deux ans à la présidence de la république d'Ivo Josipovic, un "modéré" de centre-gauche, juriste, intellectuel et compositeur de musique contemporaine (on est loin de Severina), pourtant un signal fort des électeurs, n'a pas grandement modifié la ligne du HDZ, hormis quelques ajustements cosmétiques.


Galéjade optimiste sous le soleil de Dalmatie 
TBF : "Odjeb je lansiran"
"Le gros fuck est lancé" aux "primitifs", aux politiciens, aux stars de variété...
Le groupe se bat depuis longtemps pour une politique différente et respectueuse de tous.

L'élection de dimanche dernier est porteuse d'espoir pas seulement en ex-Yougoslavie : elle prouve que la réappropriation de la politique au delà du cercle fermé des partis, par la scène artistique, les organisations citoyennes et les mouvements civiques, peut contribuer à insuffler des changements en profondeur. C'est sans doute ce qui explique l'acharnement avec lequel les vieilles gardes au pouvoir, que ce soit en Serbie, en Russie, en France ou aux Etats-Unis, répriment les contestations en cours...



A noter : St!llness le 24 mars 2012 à la Salle Paul B à Massy (91) à l'invitation de nos amis d'AOLF

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