dimanche 15 janvier 2017

LE TRAIN SIFFLERA TROIS DOIGTS



Il n'est pas dans les habitudes de ce blog de réagir à chaud à l'actualité, j'ai toujours préféré le regard distancié et refroidi. Faisons toutefois une exception pour ce qui s'avère définitivement être l'une des premières "Bullshits of the year": le nouveau train qui devait relier Belgrade à Mitrovica-Nord, enclave serbe au Kosovo, s'est sans surprise arrêté avant la frontière sans arriver à son terminus. Le train a dû rebrousser chemin, à la fois en raison d'un probable sabotage par quelques nostalgiques de l'UCK sur la ligne, et suite à un gonflage de pectoraux des autorités kosovares, suivi d'un gonflage de pectoraux des autorités serbes, chacun s'accusant de provocation (résumé des faits ici). 



Flambant neuf, rapide, équipé en wi-fi, et décoré de fresques religieuses faisant références aux monastères serbes au Kosovo (officiellement, la Serbie est un Etat laïque!), ce train a été construit par le grand frère russe. Mais surtout, et c'est la raison de son existence morte-née aux abords du poste frontière de Jarinje, il été customisé par un artiste serbe, Andrej Vasiljević Andelei, avec un message clair : "Le Kosovo, c'est la Serbie", écrit en 21 langues, dont l'albanais, histoire que ce soit bien clair aussi pour les "Šiptari" (prononcer "Chiptari", terme péjoratif désignant en serbe les Albanais, basé sur "Shqiptar", terme par lequel ces derniers se désignent dans leur propre langue. A rapprocher de "Polak" en français pour désigner les Polonais, sur le même principe). 


 Apprenons l'Albanais.
Première leçon : "Kosova është Serbi".

Andrej Vasiljević Andelei n'en est pas à son premier essai dans son rôle de nouvel artiste officiel au service de la cause nationale: il s'était déjà illustré dans une expo oubliable consacrée à Nikola Tesla, présentée à l'aéroport éponyme de Belgrade (relire ici notre exposé sur les aéroports de la Yougosphère). Le célèbre scientifique y était colorisé dans une approche mêlant un brin de pop art,  beaucoup de photoshop, et très peu d'imagination.


 Oeuvre de Andrej Vasiljević Andelej à l'aéroport Nikola Tesla, 
garantie sans crayons de couleur.
Quel talent !

"Kosovo je Srbija" (prononcer "Kosovo yé Seurbiya"), le "Kosovo est la Serbie", ou "Kosovo je srpsko" ("Kosovo yé seurpsko"), "le Kosovo est serbe", sont les mantras répétées jusqu'à la nausée pour rappeler l'appartenance de la province à la Serbie. On dit aussi parfois "Kosovo je srce Srbije" ("Kosovo yé seurtsé Seurbiyé"), "le Kosovo est le coeur de la Serbie". Tout bon patriote serbe se doit de clamer ces affirmations partout, dans la rue, à la télé, dans les stades, sur le net, sur les murs des toilettes publiques ou dans l'ascenseur, etc...même si elles se sont avérées au demeurant inefficaces. C'est souvent ce qui arrive quand on prétend régler des problèmes à coup de formules creuses relevant de l'idéologie et de la méthode coué.


Au passage, on rappelera que, tout comme la classe politique croate instrumentalise le martyr de Vukovar quand ça arrange ses intérêts, sans avoir jamais véritablement investit dans le développement de cette ville, la classe politique serbe aime utiliser le Kosovo à des fins politiques, sans pour autant avoir réellement engagé d'actions concrètes pour sortir la province de son sous-développement lorsqu'elle était encore sous sa tutelle. Ce commentaire n'absout pas les autorités kosovares, lesquelles pensent avant tout à leur enrichissement personnel, plutôt qu'à construire un Etat viable avec un projet et une direction. Des autorités qui se comportent avec l'arrogance et le revanchisme des vainqueurs, et qui, s'il n'y avait pas eu le pion occidental dans la cour de recré du "Champ des merles" pour surveiller leur petit protégé, se livreraient probablement aux mêmes exactions violentes envers les Serbes que celles perpétrées à l'époque par Milošević envers les Albanais.

Aujourd'hui, le pouvoir serbe hypothèque l'existence de ses conationaux restés sur place, lesquels subiront en première ligne les conséquences d'une politique telle que la mise en place de ce train délirant.


Celui-ci a été lancé avec la fausse candeur pseudo bien intentionnée typique de la nouvelle réthorique en vigueur chez les autorités serbes post-Milošević, lesquelles, passée la raclée des bombardements de l'OTAN, ont promis à l'Occident qu'elles défendraient désormais le Kosovo, je cite "par des moyens pacifiques". Les mêmes autorités ont également compris que l'affirmation de l'identité nationale multiséculaire de la Serbie pouvait passer par d'autres modes d'expression que le couteau entre les dents, que les trois doigts tendus en signe de victoire face aux caméras occidentales, ou encore que la kalashnikov pointée sur le civil désemparé courant sur Sniper Alley.



Couteau entre les dents, tee-shirts en l'honneur de Ratko Mladić, casquettes militaires traditionnelles et trois doigts tendus (symbole de la Sainte Trinité, importante chez les orthodoxes): 
pas terrible quand même pour vendre la Serbie à l'étranger!

Fort de cette découverte qui permet de remonter son capital de point, la Serbie s'est engagée aujourd'hui sur le terrain du soft-power via la culture, avec des succès certains en termes d'image, notamment à travers ses festivals, même si ce combat culturel n'est pas exempt de manipulations grossières et de mensonge comme on l'a vu à Andricgrad.

Le train a donc été "vendu" comme un vecteur d'art, de culture, de patrimoine et de spiritualité, un train de paix et de dialogue interculturel! Le plurilinguisme du train (l'hébreu y croise entre autres le japonais et l'italien) joue la carte de l'universalisme et du cosmopolitisme. Vasiljević explique sans rire que la mention en Albanais de "Kosovo je Srbija" est justement dédiée aux Albanais vivant sur place, à proximité des monastères serbes. Quelle délicate attention ! Les Šiptari, avec l'arriération atavique qui leur est volontiers attribuée en Serbie, ne seraient donc pas sensibles à ce message spirituel. Quels êtres frustes et insensibles!

Dans un élan de post-modernité indigeste, la spiritualité et l'identité nationale viennent rejoindre un peu de fétichisme érotique: les "hôtesses du train" sont habillées au couleur de la Serbie, mais devront tenir les 20h de trajet en chaussures à talon aiguille d'au moins 15 cm. Bon courage, mesdames! Sans surprises, ce train "orthodoxo-patriotique" surfe aussi sur un peu de machisme patriarcal. 




Détail piquant, parmi les nombreuses mentions polyglottes barrant le train de toute sa longueur, il est entre autre écrit "Kosovo je srbsko", ce qui serait du Tchèque ou du Slovaque, d'après certains commentateurs. Mais la phrase renvoie à une faute classique que font bon nombre de "vrais patriotes serbes", à savoir écrire "srbski/srbska/srbsko" (masculin/féminin/neutre), alors que l'orthographe correcte est "srpsko/srpska/srpsko", avec un P comme
Priština ou Prizren. Les murs des villes serbes sont remplis de la même faute avec la fameuse formule "Šešelj srbski junak" ("Šešelj héros serbe") où il faudrait écrire "srpski"... Bref, la faute entre srbski et srpski est fréquente et rappelle que nationalisme fait souvent bon ménage avec ignorance et analphabétisme. 


Du coup,"Kosovo je srbsko", même si tchèque ou slovaque, subit insinuations d'erreur et raillerie. Car la bonne nouvelle dans tout cette affaire, c'est que depuis hier soir et son échec à franchir la frontière du Kosovo, le train est la risée de la majorité des internautes serbes sur les réseaux sociaux, avec déjà nombreuses vannes et photomontages...Plus globalement, toute la Yougosphère se gausse et le web est depuis hier soir un festival de perles satiriques dont je partage ici quelques exemples:


 "Contrôle des billets de train"
L'image fait allusion au fait que les forces spéciales kosovares auraient été mobilisées pour arrêter le train.
Le Gorafi serbe "Njuz" écrit que le train est revenu à Belgrade barré de la mention "Jebi ga", à traduire par quelque chose comme "Et merde!"/"Tant pis".
"Personne n'a le droit de vous frapper! VERSION MODERNE"
La formule fut utilisée par
Milošević au Kosovo pour rassurer les Serbes locaux lors d'une émeute probablement fomentée par les services secrets. Les Serbes accusèrent la police, alors encore principalement albanaise, de les frapper. Cette phrase est considérée comme le début de l'escalade qui conduisit à l'explosion de la Yougoslavie. Le détournement renvoit à la menace du gouvernement serbe d'employer la force si des Serbes du Kosovo devaient être maltraités suite à l'envoi du train...

"Mad Max, 8e épisode."
Sur le train, le drapeau serbe, à côté, les drapeaux albanais.
"Journal d'un conducteur de train. Mise en scène : Aleksandar Vučić"
Sur la photo, couché: Aleksandar
Vučić. "Journal d'un conducteur de train" est un film. Les détournements liés au cinéma sont fréquents.
Les faux comptes twitter existent aussi en ex-Yougoslavie. Ici, celui de Milošević:
"C'est le train le plus moderne qui soit. Il peut aller au Kosovo tout en permettant d'alimenter le moteur avec du charbon en restant à Belgrade"
Humour bosnien imaginant un train envoyé à Belgrade depuis Sarajevo.
La formule "Le burek, c'est avec de la viande" qui barre le train fait allusion au fait que les Serbes parlent de "Burek sa sirom", c'est à dire "avec fromage", un sacrilège en Bosnie-Herzégovine où ce type de préparation s'appelle une "pita", le burek étant uniquement fait de viande, non mais !

Il est vrai qu'après la polémique du chocolat entre Serbie et Croatie, déjà objet de dérision dans toute la région en fin d'année dernière, la géopolitique locale prend une tournure de plus en plus délirante.
Autre point positif, ça et là sur le web, ça discute entre Kosovars et Serbes de "bonne volonté": les interlocuteurs ne sont pas toujours d'accord sur tout, et certains préjugés mutuels ont la vie dure, mais les échanges sont courtois, posés, et convergent sur l'incurie des politiques, la nécessité de construire un avenir dépourvu d'agenda belliciste et l'aspiration à une vie normale. De manière générale, hormis les excités habituels toujours actifs sur le net, aux abords des stades ou des gay-prides, il semblerait qu'il y ait moins d'exaltés prêts à mourir pour le pays que dans les années 90.

Précisons que Mitrovica-Nord est déjà accessible en train via Kraljevo. Le train en provenance de cette ville est d'ailleurs arrivé à bon port aujourd'hui même, rapporte la presse. On peut donc s'interroger sur la nécessité de cette ligne depuis Belgrade, alors que le pays aurait besoin d'un vrai plan de développement en termes de transports en commun. Ce serait là un acte patriotique fort face aux gares de banlieue ou de campagne qui sont autant d'invitation au suicide, aux tortillards grinçants qui mettent une demi-journée à faire 200 bornes, et pour la capitale où les infrastractures rappellent le "tout voiture" des années 70. 


Le temps semble s'être arrêté à la gare de Belgrade-Dunav, au nord de la ville. Elle est toujours en activité, comme la mauvaise herbe qui y pousse et la peinture qui se décolle de la façade de ses bureaux.
Frisson garanti le soir, lorsque vous attendez votre train pour une Vukojebina des environs (Vukojebina: "Baise-aux-loups" en français, le délicat terme serbo-croate pour notre "Pétaouchnok").
La gare de Belgrade-Centar (ex-Prokop), en construction depuis plus de 40 ans. Un jour peut-être, elle deviendra enfin véritablement la gare centrale de la capitale, comme son nom l'indique. Pour l'instant, ce sont essentiellement les trains de banlieue qui y passent.
Le "Plavi Voz", le train bleu par lequel circulait Tito. Une partie de ce patrimoine rouille dans les environs de Belgrade. Les luxueux wagons encore en état sont parfois loués à quelques riches occidentaux pour un petit tour dans le pays, mais le Serbe moyen ne profite pas de cette part d'histoire, il est vrai moins dans l'ère du temps que les monastères...

Rien à voir avec le train mais c'est d'actualité: pendant que l'Etat serbe investit dans cette ligne de train à vocation nationale-religieuse, la salle de concert belgradoise Kolarac risque la faillite, faute de moyens. Crée au XIXe par Ilije Kolarac, un riche philantrope serbe, la salle est un haut lieu de la musique classique dans la capitale. A l'époque socialiste, on pouvait y écouter des concerts symphoniques pour quelques dinars... Aujourd'hui, l'Etat et la Ville se déclarent incompétents quant aux besoins en financement du lieu qui est une fondation de droit privé. L'Etat finance pourtant des fondations privées comme Matica Srpska et l'Académie Serbe des Sciences. Entre la culture "patriotique" et la culture tout court, il y a comme pour le train, les lignes à grande vitesse et les autres...


Bref, en conclusion, "mur du çon" franchi allégrement par ce train gouvernemental, alors que les présidentielles sont au menu de 2017 aussi en Serbie. Le très impopulaire gouvernement d'Aleksandar Vučić semble vouloir faire oublier ses acrobaties diplomatiques concernant le Kosovo, ainsi que la fronde citoyenne qui ne faiblit pas face à son projet pharaonique de "Beograd na vodi". Comme en Bosnie-Herzégovine (relire ici), les Serbes ont rompu avec leur apathie post-guerre, et n'ont plus peur d'exprimer publiquement leur mécontentement envers un gouvernement qui n'a guère amélioré leur quotidien, et gère les affaires avec un mélange de paternalisme, d'arrogance et d'autoritarisme. Rien de tel, donc, pour le pouvoir, qu'une petite montée de fièvre nationaliste pour détourner l'attention et ressouder la nation.

L'avenir nous dira si cette stratégié est payante, ou si cette opération ferroviaire se retournera contre ses initiateurs. Il faut rester prudent. A l'heure où je termine ce post, le gonflage de pectoraux continue de part et d'autre de la frontière, avec accusations mutuelles, menaces et insultes.

Ce train est certes ridicule, et en rire est une attitude saine. Reste que parfois dans les Balkans, même le ridicule, contrairement à l'adage, peut tuer.

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