Nouvel épisode de notre feuilleton en forme de carte blanche. En suite directe de la récente ballade dans le quartier de Podhum, hanté par ses ombres et ses non-dits, l'Etoile Noire nous entraîne aujourd'hui sur les pelouses du stade de Velež. Au football, comme dans les autres domaines de la vie courante en Bosnie-Herzégovine, il faut choisir son camp. Bon match !
Du rouge. Du rouge, du rouge, du rouge, du rouge. Du rouge sur les murs, du rouge dans le ciel aussi. J’habite du côté rouge de la ville, ça me revient chaque fois que je passe devant le bar des Ultras au bout de la grande rue de Podhum (1). Il y a toujours, assis à la micro terrasse, deux ou trois types qui ne savent pas sourire. Ils sont là, au croisement, comme des guetteurs. Ils n’aiment pas mes amis et bêtement je pense que j’aurais du mal à aimer les leurs.
Je déteste le football et bien plus encore, j’ai peur des stades. Comment en effet, ne pas remarquer qu’avec une affolante régularité, les conflits commencent dans les stades qui, invariablement se transforment ensuite en prisons, puis en lieux d’exécution. Je ne peux pas entendre le mot « stade » sans penser à l’agonie de Victor Jara dans celui de Santiago.
Aujourd’hui, c’est le Gradski Derby de Mostar. Velež contre Zrinjski, les blancs contre les rouges, les Ultras contre Red Army, la police spéciale contre Mostar, le chagrin contre l’impunité.
Je ne sais plus ce qui m’a fait dire que je
devais aller au match. Certainement l’impression que tant que je
n’aurai pas vu ça, je ne pourrai pas vraiment comprendre la ville
dans laquelle je vis.
C’est la 1ère fois que les
Ultras viennent dans le stade de Velež, à Vrapčići, à la sortie
de Mostar, sur la route de Sarajevo. En quelque sorte, il ne faut pas
rater ça n’est-ce pas ?
Un fait insignifiant devient un événement
qui met la ville à cran. Ils vont venir. Ici. « Sur notre
territoire » dit – on. Et parce que 100 types en blanc et
rouge font 2 kms en bus jusqu’à un stade, la police spéciale
descend de Sarajevo, des hélicoptères volent aujourd’hui plus que
les autres jours, des coups de feu sont tirés accompagnant des
fusées rouges qui déchirent le ciel d’un bleu impeccable en cette
fin octobre.
Dans le stade nous sommes 6000 il parait.
6000 personnes en rouge. En face, là bas, de l’autre côté du
terrain, derrière deux rangées de playmobils armés jusqu’aux
dents, la tribune des Ultras est ridiculement frêle et petite.
Il y a tout un cérémonial que je découvre,
des chants, des slogans, des sortes de chorégraphies. Des rites. Le
match commence, les Ultras arriveront 10 mn après le début du match
et partiront avant la fin. Comme ça on ne se croisera pas et tout se
passera bien : le plus célèbre tour de magie de la
ségrégation.
Sur le terrain, la peur de l’étincelle
force les joueurs des deux équipes à une courtoisie outrancière et
quasiment ridicule.
Les bus arrivent, la petite tribune se
remplit rapidement. Des drapeaux, des bannières, poings
tendus.
Velež marque un but. Une liesse qui me semble presque feinte s’élève du stade, comme une joie fatiguée. Un autre match se joue, là, devant moi.
Velež marque un but. Une liesse qui me semble presque feinte s’élève du stade, comme une joie fatiguée. Un autre match se joue, là, devant moi.
De la tribune en face s’élève une chanson
que je ne connais pas et dont je ne distingue pas les paroles. Mes
amis eux les connaissent et le stade se fige. On n'entend plus que
cette chanson et le bruit des coups de pieds sur le ballon. J’entends
« sang », j’entends «Neretva ». Tout s’est
figé. L’air, le soleil, le temps surtout. Seul le ballon continue
de circuler. Je me concentre sur le bruit mat des coups de pieds sur
le ballon. Je me tourne pour regarder le public, j’ai le soleil
dans les yeux, je ne vois rien.
Je me souviens avoir entendu quelque part
qu’on se souvient toujours de détails souvent incongrus ou
insignifiants lors de moments très forts.
J’ai l’impression fragile d’être la
seule à pouvoir faire quelque chose. C’est ridicule mais c’est
pourtant le sentiment qui me traverse à ce moment là. Je me sens
responsable de l’effroi de mes amis. J’allume une cigarette, je
ne sais pas quoi faire d’autre.
Je réalise qu’un match dure très
longtemps. (Celui-ci dure depuis 20 ans, sans mi temps, et si j’osais
filer la métaphore, je dirais que les joueurs sont épuisés, que
les arbitres gisent endormis au bar et cuvent une cuite monumentale).
S’ensuit une réaction en chaine de
slogans, de chansons, de cris, d’applaudissements. A la fin Velež
gagne. Les Ultras sont déjà repartis de l’autre côté de la
rivière sous bonne escorte.
Nous quittons le stade dans cette joie en
carton qui s’estompe au fur et à mesure que nous nous éloignons.
Chacun commente le match, le refait, se le repasse déjà dans sa
tête. Personne ne parle des Ultras. Personne ne parle de la chanson.
Personne ne parle de la victoire.
J’entends encore le bruit des coups de
pieds sur le ballon et c’est finalement le souvenir le plus
prégnant que j’ai de ce match.
Je me souviens des jours qui ont suivi. Nous
sommes entrés dans l’automne le lendemain du derby, la température
a chuté de 15 degrés dans la nuit.
Je me souviens de soirées passées
emmitouflée sur la terrasse à écouter le son de la Neretva et le
bruit des coups de pieds sur le ballon. En boucle et très fort.
Je me souviens de la première balade que
j’ai fait au travers de Mostar quelques jours après le match et du
sentiment qui m’a saisie lorsque j’approchais du bar des Ultras
au bout de la grande rue de Podhum.
Je me souviens que je me suis promis de ne
plus jamais avoir peur de la ville dans laquelle je vivais.
(1) voir épisode précédent.
En illustration musicale de cet épisode, l'Etoile Noire nous propose de découvrir Edo Maajka, rapper bosnien dont ce "Mater Vam Jebem" ("Allez tous vous faire foutre!") résume avec amertume et lucidité les ratés et impasses bosniens (traduction en anglais des paroles ici). Le morceau date de 2005...La situation n'a guère changé depuis.
Texte et photos (c) Crna Zvijezda
En illustration musicale de cet épisode, l'Etoile Noire nous propose de découvrir Edo Maajka, rapper bosnien dont ce "Mater Vam Jebem" ("Allez tous vous faire foutre!") résume avec amertume et lucidité les ratés et impasses bosniens (traduction en anglais des paroles ici). Le morceau date de 2005...La situation n'a guère changé depuis.
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