Le blog reprend du service, avec la suite de notre "carte blanche à l'Etoile Noire", dont le premier épisode, paru cet été, est à (re)lire ici. A travers cette carte blanche, Mostar se dévoile peu à peu. Un portrait à la fois intime et complice de cette ville, de ses charmes et de ses secrets. Bon voyage !
Je me rends chez Monsieur et Madame Pandur. Artisans fantastiques d’une tradition mostarienne qui se perdra, Mr et Mme Pandur ont une magnifique toute petite boutique à l’entrée de Kujundžiluk, là, au coin à droite, avant la descente qui offre cette vue surprenante sur Stari Most.
Je me rends chez Monsieur et Madame Pandur. Artisans fantastiques d’une tradition mostarienne qui se perdra, Mr et Mme Pandur ont une magnifique toute petite boutique à l’entrée de Kujundžiluk, là, au coin à droite, avant la descente qui offre cette vue surprenante sur Stari Most.
Photo (c) Crna Zvijezda
Les pièces de cuivres ou autre métal, grattées, sculptées, travaillées puis parfois peintes, émaillées, offrent une vision personnelle et moderne des symboles herzégoviniens. Le soleil, les stecak de Radimlja, la Neretva, les branches de grenadiers, et le Vieux Pont bien sûr. Et beaucoup d’autres choses aussi..
J’ai repéré l’une de ces pièces il y a deux semaines. C’est une représentation magnétique d’une femme paisible, habillée d’une longue robe ornée de motifs traditionnels, des oiseaux semblent s’échapper de sa main gauche.
« C’est la Liberté » m’a dit Monsieur Pandur.
Et donc aujourd’hui, je vais m’offrir la Liberté. J’y pense depuis des jours et ce matin, au réveil, je me suis dit que je ne pouvais plus passer une journée sans avoir la Liberté chez moi. C’est absolument impérieux.
Pour rejoindre la Vieille Ville, je dois emprunter Fejićeva.
Fejićeva c’est souvent plein soleil, aveuglant, beaucoup de gens, dans un sens, dans l’autre, des terrasses de cafés miteux, des magasins entiers de trucs en plastique dont personne n’a besoin, du bruit, beaucoup de bruit, des devantures d’épicerie garnies de légumes rabougris, des vendeuses qui boivent leur café assises à l’entrée des magasins en attendant les hypothétiques clients.
C’est un long couloir entre la maison et la vieille ville. C’est la rue que j’empreinte quand je vais quelque part mais ce n’est jamais ma destination.
Arrivant devant la mosquée Karađozbegova, je tourne invariablement à gauche et monte sur la rue Tito pour échapper à la turbulence de Fejićeva.
Je prends Titova sur la droite, je marche, je marche, je ne sais pas trop où regarder, j’ai le soleil dans les yeux, je suis gênée, et d’un seul coup arrive cette seconde où je me souviens que chaque fois je me dis que je devrais rester sur Fejićeva. Une petite boule vient de se matérialiser au fond de mon estomac. Je sors de mon amnésie passagère. Je soupire. Je m’arrête. Je ferme les yeux. J’ai envie de taper du pied comme un enfant qui fait un caprice.
Il est là, je le devine déjà. Šehitluci. Serein et sûr de lui, Šehitluci, cimetière de guerre, borde la rue Tito. Il m’attend. Il a l’air de s’être arrêté tout au bord de la rue, comme une coulée de lave qui aurait figé juste avant d’engloutir le quartier.
J’ai toujours le soleil dans les yeux. Ca me gonfle. Je manque de me prendre les palissades qui longent je ne sais quelle ruine. Je descends sur l’asphalte, les voitures me frôlent. Je ralentis en relevant le regard furtivement. En douce. Très gros soupir. Je voudrais traverser, le nier, mais j’aime longer le café du théâtre, détailler les places restantes à la terrasse et hésiter à m’installer pour déguster la meilleure smokvara de la ville.
La mosquée Karađozbegova de nuit.
Photo (c) Crna Zvijezda
Photo (c) Crna Zvijezda
J’avance lentement en farfouillant dans mon sac pour me donner une contenance. Šehitluci se rapproche. Je ne trouve pas mon téléphone alors je sors mes clopes en me disant qu’il faut vraiment que je passe au lights, les Drina « obična » sont en train de me faire perdre ma voix. Mince, j’ai oublié mon briquet. Et puis ici, de toute façon, ça ne se fait pas de fumer en marchant. On me l’a assez dit, pour une femme c’est vulgaire.
Une inutile exaspération s’empare de moi.
Du coin de l’œil, je guette le muret du cimetière qui se profile. Je me dis qu’un jour, la pression de la colline le fera céder et que le cimetière envahira le quartier et dégringolera vers la Neretva en recouvrant tout sur son passage. Une avalanche de deuils.
Je m’élance en scrutant la devanture du fleuriste sur le trottoir d’en face. Fleurs. Plastique. Plantes bientôt grillées par les 45° de Mostar. Tout de même, je ne peux m’empêcher de jeter des coups d’œil subliminaux au cimetière.
Je baisse les yeux pour ne pas voir le même nombre qui se répète de tombe en tombe, à l’infini me semble-t-il. 1993.
Si je croise une année de naissance, je me mets systématiquement à calculer l’âge de la personne à sa mort. J’essaie de me souvenir de ce que je faisais, moi, quand j’avais 17 ans, 23 ans, 32 ans, 40 ans. Ce calcul involontaire me tord le cœur. La prochaine fois, je dois rester sur Fejićeva.
Le cimetière semble faire des centaines de mètres de long, j’ai l’impression qu’il se rallonge au fur et à mesure que j’avance ou d’être sur un tapis roulant se déroulant en sens inverse de ma marche. Je fais du sur-place. J’ai imaginé mille stratagèmes pour neutraliser Šehitluci, en vain. Notre confrontation me laisse toujours sur le carreau et en colère, il me domine. Šehitluci est mon ennemi intime.
Défaite, je rampe jusqu’aux escaliers qui descendent vers Kujundžiluk. Je suis énervée, impatiente, agacée par tout et tout le monde. Je rentre comme une balle perdue dans le petit écrin de Mr et Mme Pandur . C’est invariablement la même politesse et la même douceur qui m’accueillent. Leur art me tire par les cheveux, me met un coup de pied aux fesses. Leur art et eux me rappelle que mon Herzégovine est en vie et qu’elle est généreuse.
Je cherche la Liberté et ne la trouve pas. Je demande à Mr Pandur où se trouve la Liberté et il hésite, ne semble pas comprendre ma question.
- La Liberté ?
- Oui ! vous savez cette belle femme qui sème des oiseaux !!!
….silence, Mr Pandur se gratte le menton. Par la fenêtre, je vois la Neretva qui semble s’être arrêtée de couler en attendant la réponse à la brûlante question « mais où est la Liberté bon sang ? ».
Je regarde les murs du magasin un à un, pas de Liberté.
Mme Pandur revient avec trois cafés.
Je m’asseois, j’attends, je décris la pièce à nouveau….
- Une femme, dans une longue robe…avec des oiseaux….vous m’aviez dit que c’était la Liberté !
Je note que ma voix s’est élevée légèrement vers des aigus impolis qui révèlent une certaine impatience.
Il me regarde et après un court moment me dit :
La chance.
Photo (c) Crna Zvijezda
Je me lève. Décidément cette journée est nulle. Je voulais la Liberté, pas la Chance.
Je regarde les nouvelles pièces accrochées aux murs, j’essaie de me reprendre. La Neretva s’est remise à couler paisiblement avant de filer sous le Vieux Pont. Le café est très fort et très chaud et je me brûle.
Je me retourne et aperçois furtivement une pièce dans la pénombre.
Je m’approche et me penche pour en voir les détails. Le travail est absolument magnifique.
Deux visages se font face, on dirait des statues de l’Ile de Pâques…ça….ça me dit quelque chose mais je ne sais pas quoi…c’est familier, c’est…je ne sais pas ce que c’est…..
- Et ça c’est quoi ? c’est étrange, c’est….
- C’est la pochette d’un album de Pink Floyd. Je suis un grand fan !
- Ah mais oui ! Quel album déjà ?
Mr Pandur se retourne vers moi, ouvre grand ses bras comme s’il voulait embrasser toute la ville et m’assène :
- Division Bell bien sûr !.
Illustration musicale de ce deuxième épisode, Damir Imamovic, dont les "sevdalinke" (chansons typiques de Bosnie-Herzégovine, surnommées parfois "le fado de Bosnie") affleurent avec subtilité et douceur les sonorités actuelles.
Concert enregistré au célèbre club Abrasevic ...de Mostar, ça ne s'invente pas!
Et en prime, pour la deuxième partie de cette "carte blanche", l'Etoile noire nous offre la recette de la Smokvara (pluriel "smokvare"), délicieuse pâtisserie aux figues évoquée dans ce post.
Ingrédients
La pâte
1 tasse d’huile
1 tasse de lait
1 tasse d’eau
1 tasse de marmelade de figues
1 tasse et demi de farine
½ tasse de farine de maïs
Une petite cuillère de levure
1 œuf
Le nappage
2 tasses de sucre
2 tasses d’eau
1 tasse de marmelade de figues
1.
Il est important de faire d’abord le nappage car il faudra le verser froid sur les smokvare toutes chaudes sorties du four.
Pour le nappage, mélanger le sucre, l’eau et la marmelade en remuant, à feu doux. Le laisser refroidir.
2.
Mettre l’huile, l’eau, le lait et la marmelade dans une casserole et faire chauffer.
Y ajouter la farine, la levure, un peu de farine de maïs, remettre la casserole sur le feu quelques minutes. Laisser ensuite refroidir. Lorsque le mélange est tiède on peut ajouter un œuf puis former les smokvare, les mettre dans un plat à four.
3.
Faire chauffer à 200°c et mettre les smokvare à cuire. Après 10 mn, baisser la température à 150° et faire encore cuire 15/20 mn.
4.
Les sortir du four et arroser immédiatement du nappage froid.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Les commentaires sont modérés avant publication. Au vu de l'Histoire récente de la Yougoslavie, et étant donné que je n'ai pas envie de jouer à EULEKS ou à la FORPRONU du web entre les suppôts de la Grande Serbie, les supporters de la Grande Croatie, ceux de l'Illyrie éternelle ou les apôtres de la guerre sainte, les commentaires à caractère nationaliste, raciste, sexiste, homophobe, et autre messages contraires à la loi, ne seront pas publiés et l'expéditeur sera immédiatement mis en spam.
Les débats contradictoires sont les bienvenus à condition de rester courtois et argumentés. Les contributions qui complètent ou enrichissent les thèmes abordés seront appréciées. Merci