Les
liens entre Sarajevo et le rock'n'roll sont anciens et étroits. La
capitale de la Bosnie-Herzégovine n'a pas attendu la guerre pour voir
émerger une scène musicale structurée et créative. Dès les années 70,
elle est le berceau de ce qui reste la grande sensation musicale de
toute l'ex-Yougoslavie : Bijelo Dugme (prononcer : Byelo Dougmé), le groupe de Goran Bregovic, qui
s'impose avec un mélange, à l'époque original, de pop d'obédience
internationale, et de touches de musique traditionnelle balkanique.
Dans les années 80, dans le sillage de Bijelo Dugme, Sarajevo est le foyer du mouvement "néo-primitiviste" qui va marquer durablement le paysage musical yougoslave dans son ensemble, avec notamment des artistes comme Elvis J. Kurtovich, Bombaj Stampa ou les célèbres Zabranjeno Pusenje (prononcer : Zabragnéno Pouchénié), qui deviendront bien plus tard le No Smoking Orchestra (Zabrenjeno Pusenje signifie "Interdit de fumer", CQFD). Le courant néo-primitiviste résume mieux qu'un autre ces liens entre Sarajevo et la rock'n'roll attitude. Cette mouvance mêlait les grandes tendances des années 80, principalement le punk, la new wave, la pop, la variété, jusque là, rien de nouveau.
Rappelons que "New Primitivism"/"Novi
primitivizam" est un pied de nez, à la fois aux "New romantics" du glam rock et de la new wave, et au conceptuel "Nouvel art slovène"/"Neue Slowenische Kunst" initié à la même époque à Ljubljana
dans le giron de Laibach.
Tout l'esprit rock'n'roll du Sarajevo d'alors est peut être dans ce pied de nez : un rock "populaire" (dans le bon sens du terme), autoparodique, foutraque et insolent, loin d'un intellectualisme jugé coincé et élitiste. A sa façon, cette scène renouait avec l'essence du rock'n'roll et du punk : une musique de "prolos", de "cockneys" sauf que les "cockneys" à Sarajevo s'appelaient les "jarani" ("yarani", terme d'argot typique de Sarajevo signifiant "pote", utilisé à tout bout de champs, un peu comme le "cousin" des provençaux). Le mouvement a enfanté toute une culture, au delà de le musique, avec des affiches, des fanzines, du cinéma ("Dolly Bell" de Kusturica met en scène les jeunes prolos de Sarajevo en mal de rock'n'roll) et surtout la célèbre émission "Top Lista Nadrealista" ("Le hit parade des surréalistes"), chaînon manquant local entre "les Nuls" de Canal + et les Monty Pythons.
Tout le charme vintage de la Bosnie des golden 70's
Bijelo Dugme, avec son "tako ti je mala kad ljubi Bosanac"
("C'est comme ça, ma petite, quand le Bosniaque embrasse"...)
Bijelo Dugme, avec son "tako ti je mala kad ljubi Bosanac"
("C'est comme ça, ma petite, quand le Bosniaque embrasse"...)
Dans les années 80, dans le sillage de Bijelo Dugme, Sarajevo est le foyer du mouvement "néo-primitiviste" qui va marquer durablement le paysage musical yougoslave dans son ensemble, avec notamment des artistes comme Elvis J. Kurtovich, Bombaj Stampa ou les célèbres Zabranjeno Pusenje (prononcer : Zabragnéno Pouchénié), qui deviendront bien plus tard le No Smoking Orchestra (Zabrenjeno Pusenje signifie "Interdit de fumer", CQFD). Le courant néo-primitiviste résume mieux qu'un autre ces liens entre Sarajevo et la rock'n'roll attitude. Cette mouvance mêlait les grandes tendances des années 80, principalement le punk, la new wave, la pop, la variété, jusque là, rien de nouveau.
...Bombaj Stampa - "Jogging across Alipasino polje"
"Jogging dans Alipasino polje"
Rock'n'roll et folklore de quartier
"Jogging dans Alipasino polje"
Rock'n'roll et folklore de quartier
Mais la grande originalité des "new primitives", dans le contexte
yougoslave, est d'avoir développé un rock typiquement sarajévien : les
textes étaient en argot local, au riche et savoureux vocabulaire, et les
chansons faisaient référence à la ville, à ses quartiers, à des figures
locales, fictives ou réelles, célèbres ou anonymes. Enfin, les groupes
affichaient un mélange d'humour frondeur, de galéjade, typiques de Sarajevo, et dévoilaient sur scène une théâtralité volontiers
grandiloquente. On y trouvait occasionnellement des touches de musique balkanique, savamment détournées, et les "leaders" du mouvement s'attribuaient des pseudos "anglo-sarajéviens" qui confortaient ce trait d'union entre rock'n'roll attitude et couleur locale (ex. : Elvis "Kurtovich" ou le désopilant "Malcolm Muharem"). Tous ces ingrédients caractérisaient de façon unique le rock
néo-primitiviste et le démarquaient des autres scènes musicales,
notamment celles de Zagreb et de Ljubljana, jugées comme se prenant
beaucoup plus au sérieux.
Tout l'esprit rock'n'roll du Sarajevo d'alors est peut être dans ce pied de nez : un rock "populaire" (dans le bon sens du terme), autoparodique, foutraque et insolent, loin d'un intellectualisme jugé coincé et élitiste. A sa façon, cette scène renouait avec l'essence du rock'n'roll et du punk : une musique de "prolos", de "cockneys" sauf que les "cockneys" à Sarajevo s'appelaient les "jarani" ("yarani", terme d'argot typique de Sarajevo signifiant "pote", utilisé à tout bout de champs, un peu comme le "cousin" des provençaux). Le mouvement a enfanté toute une culture, au delà de le musique, avec des affiches, des fanzines, du cinéma ("Dolly Bell" de Kusturica met en scène les jeunes prolos de Sarajevo en mal de rock'n'roll) et surtout la célèbre émission "Top Lista Nadrealista" ("Le hit parade des surréalistes"), chaînon manquant local entre "les Nuls" de Canal + et les Monty Pythons.
Compil des "nadrealisti"
Le
parti-pris populaire des New Primitives était en fait un miroir du creuset sarajévien, de
cet esprit qui faisait qu'on était "de Sarajevo" avant d'être Bosniaque,
Serbe, ou Croate. Dans une Yougoslavie où la jeunesse se sentait encore
à cette époque "yougoslave", les New Primitives ont rencontré un succès
dans toutes les Républiques. Leur identité sarajévienne affirmée leur
conférait une spécificité, qui paradoxalement s'imposait comme
yougoslave. C'était un courant local auquel on pouvait s'identifier face
à l'extérieur.
Autre paradoxe, et pas des moindres, je n'ai de cesse de me demander si le rock néo-primitiviste, bien qu'à l'origine intrinsèquement habité par le melting-pot sarajévien et l'anti-nationalisme, n'a pas cependant été une sorte de miroir musical de la "retraditionalisation", en marche dès cette époque, de la société yougoslave et des affirmations identitaires qui progressivement se sont diffusées un peu partout. Derrière les emprunts à priori sympathiques et musicalement intéressants à un folklore et à une mythologie locale se cachaient peut être inconsciemment, un retour moins détendu au terroir, au local, au clan, à la nation...Je n'accuse personne et n'exprime aucune certitude, je me dis juste que cette scène portait à sa façon, et très certainement malgré elle, un début de basculement du "agir local en pensant global" vers le "agir local en pensant communautaire". Un symptôme involontaire plus qu'un soutien actif. Le fait que Zabranjeno Pusenje splitte en deux groupes au moment de la guerre, et que l'une des deux formations s'exile à Belgrade dans le sillage d'Emir Kusturica et devienne ce qui s'appelle aujourd'hui "No Smoking Orchestra", groupe qui chante des odes à Radovan Karadzic, tend à faire penser que le ver était dans le fruit.
Autre paradoxe, et pas des moindres, je n'ai de cesse de me demander si le rock néo-primitiviste, bien qu'à l'origine intrinsèquement habité par le melting-pot sarajévien et l'anti-nationalisme, n'a pas cependant été une sorte de miroir musical de la "retraditionalisation", en marche dès cette époque, de la société yougoslave et des affirmations identitaires qui progressivement se sont diffusées un peu partout. Derrière les emprunts à priori sympathiques et musicalement intéressants à un folklore et à une mythologie locale se cachaient peut être inconsciemment, un retour moins détendu au terroir, au local, au clan, à la nation...Je n'accuse personne et n'exprime aucune certitude, je me dis juste que cette scène portait à sa façon, et très certainement malgré elle, un début de basculement du "agir local en pensant global" vers le "agir local en pensant communautaire". Un symptôme involontaire plus qu'un soutien actif. Le fait que Zabranjeno Pusenje splitte en deux groupes au moment de la guerre, et que l'une des deux formations s'exile à Belgrade dans le sillage d'Emir Kusturica et devienne ce qui s'appelle aujourd'hui "No Smoking Orchestra", groupe qui chante des odes à Radovan Karadzic, tend à faire penser que le ver était dans le fruit.
Passé ses débuts plutôt alternatifs, le genre évolue cependant assez vite vers la variété, souvent insipide, et contribue indirectement à faire de Sarajevo un pôle musical
plutôt dévolu à la musique "mainstream". Les grands tubes yougoslaves y sont
produits.
Dans des registres plus undergound, la ville a hébergé une scène new wave, punk et expérimentale, notamment les groupes SCH et Protest, qui sont encore aujourd'hui en activité. Hormis ces deux groupes, cette scène alternative était cependant moins visible que ses cousines de Zagreb, Belgrade et surtout Ljubljana.
Pochette de l'album du groupe SCH "During wartime" ("en temps de guerre"),
sorti en 1989 ...prémonitoire.
sorti en 1989 ...prémonitoire.
Mais
la ville était "dans le coup" musicalement et ne partait
donc pas de zéro lorsque les snipers de Karadzic commencèrent le siège
qui allait durer trois ans. Le rock'n'roll a d'ailleurs étrangement
rythmé le début du conflit. Le journaliste croate Ante Perkovic,
rapporte dans son passionnant bouquin "Sedma Republika", consacré à la
place et au rôle de la pop-culture dans la dislocation yougoslave, qu'un ou deux jours à peine avant le début "officiel" du siège de la capitale
bosnienne, le groupe punk-rock de Belgrade "Partibrejkers" y donne un ultime
concert, dans une atmosphère électrique, une urgence pas seulement
rock'n'roll. Dans ces jours infimes qui précèdent le siège, les
Sarajéviens croient encore à la paix et manifestent en masse dans les
rues pour la coexistence pacifique. Mais autour de la ville et dans certains quartiers, barricades et coups de feu laissent peu de doute sur ce qui va suivre. Le concert de Partibrejkers s'y
déroule donc dans un contexte suspendu, tendu, où l'espoir ténu cède peu à peu la place à l'angoisse. Durant le concert, on entend déjà rafales et explosions non loin de la salle.
"Cane"
"Cane" (prononcer "Tsané") le
leader des Partibrejkers, racontera plus tard avec émotion à Perkovic
ses sentiments lorsqu'il quitte Sarajevo (non sans difficultés,
d'ailleurs), la gorge nouée, le lendemain du concert, conscient que
c'est foutu, que ça va péter dans quelques heures et qu'il laisse des
fans, des amis, des "frères musiciens", dans un merdier sans nom. On ne
sera pas surpris de savoir que Cane s'engagera résolument avec le milieu
rock de Belgrade contre Milosevic et la guerre, via divers projets
musicaux et la participation active aux manifs de l'opposition serbe.
A
Sarajevo sous les bombes, le rock devient d'abord un outil de
mobilisation nationale. Dans une guerre dite "moderne", dans un pays
"moderne" et pétri de culture occidentale, cela n'a rien d'étonnant. Le
rock, en tout cas une frange du rock, a de toute façon "préparé" le
conflit yougoslave dans chaque république, où la thématique "nationale" a
peu à peu gagné du terrain face aux thématiques habituelles du genre
(dope, gonzesses, biture, liberté...). A Sarajevo,
l'un des "hits" pop qui galvanise les troupes au sens propre du terme
est "Ponesi zastavu" ("brandis le drapeau!") de "Tifa" (de son vrain nom Mladen Vojicic), une star
locale, qui fut un temps membre de Bijelo Dugme. Un point particulier
qui dénote cependant, face aux Riblja Corba et autres Thompson, est que
Tifa est apparenté serbe. A l'instar de Jovan Divjak, de Gino Jevdyevich
(futur chanteur de Kultur Shock) et de quelques milliers d'anonymes,
Tifa fait partie de ces "Serbes de Sarajevo" qui resteront dans cette
ville et demeureront loyaux à la Bosnie-Herzégovine, parce qu'attachés à
cette cité, à son identité, à sa diversité.
"Tifa", hard and heavy à la mode patriotique.
A
côté de cette pop patriotique, une scène plus underground voit le jour.
Pour elle le rock devient une question de survie...je parle de survie
mentale. Faire de la musique est un exutoire nécessaire et une multitude
de groupes, souvent très jeunes (les plus âgés sont au front), se développent, à côté de formations
déjà présentes avant-guerre, comme SCH ou Protest. La question de la
survie mentale n'est pas la seule motivation du milieu musical, et plus
globalement artistique. La ville a, à juste titre, le sentiment d'être
délaissée par l'Occident, au delà des belles paroles et de quelques
actions médiatiques.
D Throne - "story of Sarajevo"
Elle se sent aussi incomprise dans son identité,
dans son histoire, dans sa culture : "Non, nous ne sommes pas des tribus
sauvages qui avons passé notre temps à nous entretuer. Non, nous ne
sommes pas des fondamentalistes musulmans. Oui, ce sont des Serbes qui
nous tirent dessus, mais il y aussi des Serbes qui vivent ici, avec
nous, dans la ville. Oui, nous avions l'électricité, la télé, nous
savons qui sont Jean-Paul Sartre et Alen Ginsberg, nous connaissons The
Jesus and Mary Chain et The Orb"...tels étaient quelques unes des mises
au point régulières que les Sarajéviens tentaient de faire passer, face
aux raccourcis du petit écran (il est vrai que la complexité balkanique
ne peut être expliquée dans un sujet d'une minute) comme à ceux des
chancelleries.
Tmina - "Sky news"
C'est donc aussi en réponse à ce contexte d'isolement et à cette sensation d'incompréhension que le "rock under the siege" s'affirme à Sarajevo. Le but est de montrer à qui veut l'entendre que Sarajevo participe à la marche du monde, que sa scène musicale est dans le circuit. "Rock under the Siege" est le nom de plusieurs compiles, sorties sur CD, où figurent quelques uns des groupes emblématiques de la capitale et de la Bosnie-Herzégovine en guerre. Ce fut aussi le nom d'un festival organisé durant le siège. Le nom provient de la chanson éponyme (dont on peut écouter un extrait ici) d'Adi Lukovac & Ornamenti, l'un des précurseurs de la musique électronique en Bosnie Herzégovine.
A
l'origine de ces compiles, Radio Zid ("radio mur" en français), une
radio alternative qui parvient à émettre 24h/24 grâce à un groupe
électrogène ...et des donations internationales. Fondée par le juriste
Zdravko Grebo, Radio Zid sera la bouffée d'air frais de la jeunesse
assiégée de Sarajevo. Les animateurs et DJ's risquent leur vie chaque
jour pour rejoindre les studios, proches de la ligne de front, et
traversent plusieurs axes exposés au feu des snipers, pour faire
entendre du punk, du jazz, de la techno, du métal ou de la
musique contemporaine, aux Sarajéviens. Certains seront blessés ou mourront ainsi, abattus
en route, alors qu'ils venaient partager leurs derniers coups de coeur
musicaux.
Quelques
hasards bien inspirés m'ont permis de récupérer une copie K7 de "Rock under
the Siege", vers le milieu des années 90. Je la garde encore
aujourd'hui, précieusement, comme un trésor, pas de guerre, mais un
trésor dans ce que cette K7 constitue en termes de mémoire de cette
époque. On peut aussi trouver aujourd'hui de nombreux extraits de ces
compiles sur Youtube (voir notre chaîne) et votre serviteur en partage ici quelques uns.
Malgré
un son parfois moyen et des morceaux inégaux, la diversité des genres
et le bon niveau musical de l'ensemble laisse pantois, lorsqu'on sait
dans quelles conditions cette musique a été composée, répétée, jouée et
enregistrée. Ce qui frappe aussi, à côtés de groupes de rap ou de métal
qui portent de manière évidente la colère des jeunes Sarajéviens, c'est
la présence de morceaux, pêchus, festifs, parfois drôles.
Green cheese "Covjek u plavom" ("L'homme en bleu"...le casque bleu ?)
C'est aussi
une constance du rock bosnien, et plus globalement yougoslave : même au
fond de la pire mouise, la déconnade, et pourquoi pas l'espoir, ne sont
pas loin. On est aussi étonné de découvrir ça et là un rock léché,
subtile, délicat. Au milieu de l'horreur, la sensibilité et la poésie
comme marque de résistance.
Adi Lukovac "Na dan nase smrti" ("Le jour de notre mort"),
composé peu avant le fin du siège.
Etrange mélange de sérénité et de mélancolie.
composé peu avant le fin du siège.
Etrange mélange de sérénité et de mélancolie.
Au niveau des textes, la guerre est bien sûr présente : on y dépeint sans concession les "vautours" de la presse mondiale, on y dénonce l'agresseur et on y pointe l'incompétence et l'hypocrisie de la "communauté internationale". Cependant les thématiques propres aux questionnements et revendications de la jeunesse en général sont présentes, comme le rappelle un des rares articles sur Radio Zid disponible sur le net, signé du New York Times. Le bassiste du groupe Protest y affirme "notre nom est clair : nous protestions déjà lorsque les temps étaient encore paisibles...Nous continuons simplement de le faire".
Protest avec leur hit des années de plomb "Sarajevo Feeling".
"Ici c'est le bonheur,
Personne ne s'éclate comme nous,
Je suis tellement heureux,
"Ici c'est le bonheur,
Personne ne s'éclate comme nous,
Je suis tellement heureux,
Que j'en pleurerais chaque jour (...)"
(La vidéo a été tournée lors d'un concert à Berlin, peu après le siège)
(La vidéo a été tournée lors d'un concert à Berlin, peu après le siège)
Rage contre la machine (de guerre)
SCH en concert en 94, au club Obala de Sarajevo
SCH en concert en 94, au club Obala de Sarajevo
L'une
des spécificités de la scène musicale sarajévienne est son ancrage, son
mimétisme avec les grandes tendances du rock international de l'époque,
principalement avec le métal, le hardcore, la fusion, et sa rupture
absolue avec le rock néo-primitiviste et les tendances "ethno-rock" des décennies précédentes. Certains choisissent aussi de chanter en anglais. C'est ce qui fait que
la plupart des groupes, si on fait abstraction des thèmes abordés,
sonnent comme leurs homologues américains ou européens.
Typique du rejet de tout ancrage traditionnel, le groupe Bedbug démarre son morceau "Vera" par une parodie de folk kitsch, s'interrompt en disant "ça, c'est fini", puis enchaîne avec le "vrai rock" du Sarajevo assiégé.
Ce parti pris ne
s'explique pas seulement par la volonté évoquée plus haut de se
"raccrocher au monde". Dans un pays et une ville où les appartenances
ethniques et le localisme étaient en train de déterminer dans la
violence et l'horreur le destin de milliers de personne, le refus de
toute trace de folklore, de musique traditionnelle, lesquels pouvaient
être connotés "ethniquement" et symbolisaient une culture "plouc" et
rétrograde, était une façon de revendiquer un positionnement
multiculturel, urbain et moderne. Il faut préciser ici que les groupes
de rock regroupaient bien entendu des musiciens de toutes les
communautés. Quant à l'anglais, choisi par un bon nombre de groupes, il
permettait - paradoxe pour une langue jugée habituellement "impérialiste" - d'affirmer une neutralité, alors que le "serbo-croate"
n'était plus qu'un souvenir et se scindait en serbe, croate et
bosniaque, chaque "variante" éliminant les mots "étrangers", "ennemis".
Il
est intéressant de noter que le gouvernement de l'époque en
Bosnie-Herzégovine, n'a non seulement pas utilisé la scène rock et tout
ce qui s'est structuré autour (radios, concerts) comme un argument de
plus dans sa campagne de communication en Occident sur "Sarajevo-ville
multiculturelle qu'on assassine", mais a même tout fait pour étouffer
cette scène et ses relais. Radio Zid a subi divers pressions,
intimidations, mobilisations au front de ses animateurs.
A
côté de la scène rock, Sarajevo a connu une vie culturelle active
durant le siège. Théâtre, rencontres littéraires, récitals de musique
classique, concerts de jazz, défilés de mode... La culture était,
indéniablement, une façon de survivre, une résistance à la barbarie. La
ville a même connu une forme de vie nocturne, malgré le couvre-feu, dans
des endroits secrets.
En
dépit de son ancrage volontaire dans les genres et les codes du rock
occidental, la scène rock de Sarajevo a malheureusement peiné à faire
entendre son message à l'extérieur. Pour des raisons physiques et
matérielles évidentes, tout d'abord. Internet n'en était qu'à ses premiers
balbutiements.
Son identité artistique elle même était un handicap : quel intérêt de diffuser des groupes métal, hardcore, fusion de Sarajevo, alors qu'on avait déjà les originaux US : Rage Against The Machine, Bodycount et autres Sick Of it All ? Dans un marché musical en phase de normalisation, la colère et l'appel au secours du rock de Sarajevo n'avaient déjà plus leur place. Ca et là, pourtant, quelques initiatives ont permis à certains groupes de tourner. Sikter pu ainsi se produire en France, grâce à l'association "Circuit rock en Europe", un festival eut lieu à Prague, avec Adi Lukovac, Protest et Sikter. Quelques articles, comme celui du New York Times, ou reportages, comme celui de la regrettée émission Mégamix (ancêtre de Tracks) ont tenté de rendre compte de l'existence de cette scène.
Son identité artistique elle même était un handicap : quel intérêt de diffuser des groupes métal, hardcore, fusion de Sarajevo, alors qu'on avait déjà les originaux US : Rage Against The Machine, Bodycount et autres Sick Of it All ? Dans un marché musical en phase de normalisation, la colère et l'appel au secours du rock de Sarajevo n'avaient déjà plus leur place. Ca et là, pourtant, quelques initiatives ont permis à certains groupes de tourner. Sikter pu ainsi se produire en France, grâce à l'association "Circuit rock en Europe", un festival eut lieu à Prague, avec Adi Lukovac, Protest et Sikter. Quelques articles, comme celui du New York Times, ou reportages, comme celui de la regrettée émission Mégamix (ancêtre de Tracks) ont tenté de rendre compte de l'existence de cette scène.
Sikter, live au festival "Rock under the siege" (1995)
A part ça, c'est
grâce à la bonne volonté de jeunes Bosniens à l'étranger, dealant des
copies K7 de "rock under the siege" dans les concerts ou les salons
professionnels, que le rock sarajévien à circulé...les hasards bien
inspirés que j'évoquais plus haut, c'était ça : un ado bosniaque un peu
perdu, au milieu des insouciants et tapageurs professionnels de la
profession du rock occidental, en plein "village pro" d'un Midem de
seconde classe, quelque part en Allemagne, qui me remis, face à mon
intérêt, un exemplaire de cette précieuse K7. Sois ici remercié, l'ami!
Cette K7 n'ayant pas retenu l'attention des programmateurs pour qui je
travaillais à l'époque, elle a donc fini tout naturellement chez moi.
Sale coup pour le potentiel à l'export du rock sarajévien, mais
l'impression pour moi de tenir une sorte de pièce rare, et une émotion
intense à l'écoute de ce rock, certes pas foutrement original et parfois
même franchement mainstream, mais incarnant la survie d'une identité rock'n'roll,
la rébellion, la "fureur de vivre" de ceux qui, pourtant, n'étaient plus
maîtres de leur vie et de leur destin. Paradoxalement, tous ces groupes
vivaient quelque part l'aventure, le fantasme du rock de façon
authentique et brute, beaucoup plus que les poseurs des Midem de seconde
classe, dont j'étais.
La jaquette du CD "Rock under the siege"
Point question cependant ici d'idéaliser ou de
sacraliser la situation de ces groupes, de célébrer un quelconque "état
ultime" du rock, que Karadzic et ses tireurs auraient favorisé avec leurs
obus et leurs kalashnikovs. On n'est pas trop "vautour" du malheur des
autres, chez Yougosonic, et il est bien évident que l'on aurait souhaité
à ces musiciens de vivre l'insouciance du VIP de base en train de se
commander une vodka pamplemousse tout en entreprenant la nouvelle attachée de presse de Sony Music. L'Histoire et la
géopolitique en ont décidé autrement. Aucune fascination malsaine de ma
part, donc, mais simplement la compréhension que le rock est
intrinsèquement lié à son contexte, et que sous certaines latitudes, ce
contexte lui confère une tonalité particulière. C'est en partie à cause
de cette compréhension là, et donc à cause de cette K7 (et de quelques
autres raisons que j'évoquerai un jour) que je fais ce blog.
Concert pour Sarajevo à Nantes en 95
Alors
que les musiciens sarajéviens répétaient au fond des abris, quelques
projets musicaux ont, dans le monde, exprimé leur préoccupation pour la tragédie de la capitale bosnienne. Parmi ces projets, dont la plupart sont recensés sur
wikipédia, je retiendrais le "Dead Winter Dead" de Savatage, groupe
métal américain. Très franchement, je goûte assez peu leur hard pompier, leur vision est assez naïve, et leur perception totalement américaine :
pour la couleur locale, ils s'inspireront de chants ukrainiens dans
leurs compositions, l'Ukraine, pays slave, étant vu comme proche de la
Yougoslavie (Sale coup pour les Serbes orthodoxes, en tout cas, de voir les frères en religion ukrainiens utilisés pour la cause Sarajévienne !). En dépit de ces défauts, je trouve leur démarche assez touchante et
honnête, aux antipodes de l'indignation opportuniste ou des projets
ultra-concepts qui ne toucheront que quelques initiés. Du loin de leur
Amérique profonde, ces mecs ont compris que quelque chose d'irrémédiable
se jouait, qu'un changement d'époque, et qu'un bouleversement intense
et tragique frappait l'Europe, et remettait en question de nombreuses
certitudes et fondamentaux.
Savatage
On relèvera aussi la contribution des frenchies de
Saï Saï et leur ragga un peu canaille, qui iront à Sarajevo au mitan des 90, passeront sur Radio
Zid, donneront des concerts et signeront "un Sarajevo mon amour", là
aussi un peu naïf et pétri de bonnes intentions (c'est un peu la
loi du genre dans les musiques jamaïcaines), mais au final honnête et touchant.
Saï Saï
Du côté des ex-compatriotes yougoslaves, c'est peut être bizarrement à Belgrade que la scène rock a été la plus engagée dans l'opposition aux bombardements de Sarajevo et à la guerre en Bosnie-Herzégovine, sous l'impulsion de "Cane" et des Partibrejkers, de Rambo Amadeus, du circuit reggae (très présent dans cette ville, comme on l'avait vu ici), et d'autres figures du milieu musical, sans oublier des organisations comme les "femmes en noir" et les étudiants des universités de la capitale serbe. La guerre en Bosnie-Herzégovine n'a cependant pas constitué le thème de chansons en particulier et s'est en partie confondue avec la contestation globale à Milosevic. Par ailleurs, en dépit de leur engagement et des nombreuses manifestations, cette opposition, n'a, on le sait, obtenu aucun résultat tangible. Ce n'est point une critique, bien au contraire. Cane, "Rambo", et les milliers de courageux anonymes qui ont bravé la matraque et les canons à eau de "Sloba", ont été et restent la dignité de ce pays, des "justes" qui peuvent dire à leurs enfants "non, tout le monde n'était pas d'accord".
Si le siège de Sarajevo a débuté après un concert des Partibrejkers, c'est avec Laibach qu'il s'est terminé, étrange symbole que ces moments-clé rythmés par des rockers ex-Yougoslaves. En pleine tournée européenne de l'album NATO, au titre prémonitoire, le groupe slovène voulait absolument se produire à Sarajevo. Comme on l'a déjà expliqué ici, Laibach n'était pas indifférent à la dislocation yougoslave ("NATO" est consacré à la guerre en Bosnie-Herzégovine), et avait lui aussi compris, avec son sens aigu de la géopolitique, ce qui se jouait dans cette ville. Le groupe y donne deux concerts les 20 et 21 novembre 1995...
A des milliers de kilomètre de là, à Dayton (USA), Alija Izetbegovic négocie, puis signe le 21 les "accords" de paix du même nom. Laibach proclame symboliquement la naissance de son Etat utopique NSK durant ses deux concerts, et des passeports sont distribués aux spectateurs, lesquels seront nombreux à considérer ces deux soirées comme l'un des grands événements de ces années de siège, comme en attestent les témoignages.
"Ils ont tué mon Sarajevo"
Habituellement provocs et nihilistes avec des morceaux comme "j'ai pleuré quand la Securitate est tombée" ou "enfante moi plein de débiles", les keupons anars serbes de Trula Koalicija ("coalition pourrie") ont pour une fois signé un titre sensible et engagé.
Habituellement provocs et nihilistes avec des morceaux comme "j'ai pleuré quand la Securitate est tombée" ou "enfante moi plein de débiles", les keupons anars serbes de Trula Koalicija ("coalition pourrie") ont pour une fois signé un titre sensible et engagé.
"L'Etat NSK - Sarajevo", 20 et 21 novembre 1995
Docu sur la tournée NATO de Laibach et les concerts donnés à Sarajevo dans ce cadre.
En dépit du ton un peu prétentieux ("Laibach a amené l'OTAN à Sarajevo"...mouais !) qui dessert la démarche du groupe, une excellente recontextualisation de cet événement.
Et à 4'00, quelques brefs extraits d'un des deux concerts.
Et à 4'00, quelques brefs extraits d'un des deux concerts.
Pour revenir au rock sarajévien, il est intéressant de noter
que la guerre aura d'une certaine façon contribué à l'émergence et à la "structuration" d'une véritable scène dans la capitale bosnienne et plus globalement dans le pays. Beaucoup de
groupes qui figurent sur les compilations de "Rock under the siege" ont
continué après le conflit et certains sont toujours en activité. C'est
notamment le cas de Dubioza Kolektiv, qui tourne actuellement dans toute
l'Europe, avec sa fusion de reggae, de rap, d'électro et de métal. Le
groupe s'est formé avec des membres d'Ornamenti de Sarajevo et Deaf Age
against Gluho Doba de Zenica, et leur son s'inscrit très clairement en
filiation du rock des années de guerre.
La guerre a indéniablement marqué cette scène et la rage du rock actuel en Bosnie est un héritage de cette période, doublée des frustrations présentes face aux errances politiques du pays. Le rock de Sarajevo reste fortement influencé par le positionnement artistique de l'époque.
Depuis quelques années, on assiste à un retour à des influences que l'on pourrait rapprocher du courant néo-primitiviste, comme un retour du refoulé. Les mélodies balkaniques et une certaine dérision frondeuse reviennent dans le répertoire. Après avoir longtemps gardé la ligne "fusion" dub/rap/métal, Dubioza Kolektiv a intégré les balkanismes...encore que chez eux, et avec toute la sympathie que j'ai pour le groupe, je suspecte un petit effet de mode opportuniste depuis que MTV Adria (la variante yougosphèrique de la célèbre chaîne musicale) s'est entichée de leur musique et que le groupe tourne de plus en plus à l'étranger, où l'on préfère les fanfares à Damir Avdic. Mais soit, c'est un signe des temps. On retrouve aussi cette tendance chez Kultur Shock, qui de loin de son exil à Seattle reste viscéralement lié à Sarajevo. Elle vient aussi parasiter la musique de groupes comme Validna Legitimacija, un peu les Residents locaux, avec leurs identités masquées et leur rock sombre et absurde.
Enfin, elle s'exprime au delà même de Sarajevo, même dans la très serbe Republika Srpska (l'entité serbe de Bosnie-Herzégovine), où Grof Djuraz (dont on avait dressé le portrait ici) réhabilite très clairement le rock de Sarajevo d'avant guerre. C'est chez lui un positionnement politique, antinationaliste, loyaliste. Ce qui est intéressant dans ce phénomène est que les influences balkaniques sont volontiers utilisées, notamment chez Dubioza Kolektiv et Validna Legitimacija, comme une marque de raillerie, de mépris voire de rejet pour cette musique qui incarne aujourd'hui la vulgarité, l'arriération et le nationalisme, bref, le monde des Papci (singulier "Papak" : littéralement "sabot de cheval", terme d'argot sarajévien désignant "les ploucs"). C'est une réappropriation ironique, un pied de nez à la "turbofolkisation" de la musique locale (qui n'a pas été un phénomène uniquement serbe).
Si le rock de Sarajevo (et par extension de Bosnie-Herzégovine, comme on l'a vu à l'instant) n'est plus en état de siège, il est toujours, et plus que jamais, en résistance !
Une partie des infos de ce post sont tirées d'un extrait disponible sur le net de "Rock'n'roll and nationalism : a multinational perspective" (Cambridge scholars press").
Un des premiers clips de Deaf age against gluho doba, futur Dubioza Kolektiv.
L'image et le son sont cheaps, mais la rage est forte !
L'image et le son sont cheaps, mais la rage est forte !
Protest continue de protester avec son punk foutraque. SCH fait des come-back réguliers. Le destin a laissé moins de
chances à d'autres, comme ce fut le cas pour Adi Lukovac, mentor
d'Ornamenti et compositeur d'une musique électronique subtile et
sensuelle qui aurait vraisemblablement connu un succès international,
s'il n'était pas tragiquement décédé dans un accident de voiture en 99.
"Qu'est ce que c'est, l'underground ?
Vraiment, c'est une question qui me travaille"
Vraiment, c'est une question qui me travaille"
Après guerre, Protest, toujours porté sur l'ironie et la dérision
La guerre a indéniablement marqué cette scène et la rage du rock actuel en Bosnie est un héritage de cette période, doublée des frustrations présentes face aux errances politiques du pays. Le rock de Sarajevo reste fortement influencé par le positionnement artistique de l'époque.
La guerre et ses fantômes.
Toujours présente dans le rock sarajévien.
Un récent clip du groupe "Basheskia"
Toujours présente dans le rock sarajévien.
Un récent clip du groupe "Basheskia"
Validna Legitimacija
Grof Djuraz
Si le rock de Sarajevo (et par extension de Bosnie-Herzégovine, comme on l'a vu à l'instant) n'est plus en état de siège, il est toujours, et plus que jamais, en résistance !
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