samedi 31 décembre 2016

LUCKY LUKE CHEZ LES YOUGOS


Je ne l'ai appris que très récemment, 2016 était l'année Lucky Luke, un hommage lié aux 70 ans du cow-boy solitaire dont les premiers exploits ont été publiés en 1946. J'ai toujours été fan du personnage inventé par Morris, et encore aujourd'hui, je me délecte de la (re)lecture de ses aventures. Mieux vaut tard que jamais, un petit clin d'oeil yougosonique s'impose donc.


Lucky Luke a en effet aussi fait carrière en Yougoslavie, nous l'avions déjà brièvement évoqué dans le post consacré au Politikin Zabavnik. Je ne ferai pas ici un long topo, car la documentation reste rare et parcellaire sur son destin yougo. Par ailleurs, ma culture BD reste lacunaire... Je me contenterai donc de partager pêle-mêle une poignée d'infos trouvées sur le net, ainsi que quelques impressions et prolongements persos. Mes lectrices et lecteurs yougo-bédéphiles pourront, le cas échéant, compléter en commentaires.

Commençons par l'état civil. En Yougoslavie, Lucky Luke arrive au tout début des années 60, et, pour une meilleure intégration locale, prend d'abord le nom de Srećko Munja, nous dit le wikipédia croate (prononcer "Sretj'ko Mougna"). Srećko est un prénom, davantage croate que serbe. Il est basé sur le mot sreća (prononcer "srètchya"), signifiant à la fois joie, bonheur, et chance. On pourrait éventuellement le rapprocher de notre "Félix", quoique le prénom francophone est davantage proche de la notion de joie que de chance. Quant à "munja", le mot signifie "foudre". Le premier nom local de Lucky Luke pourrait donc se traduire par quelque chose comme "Félix La Foudre", ce qui n'est pas sans rappeler notre Thierry La Fronde, mâtiné de Guy L'Eclair!




Les premiers Lucky Luke, publiés dans le journal "Romans dessinés" (Crtani Romani), sous le nom de Srećko Munja.
En haut, "La chasse à l'homme", et bas, "La Cucaracha". Il semblerait qu'il s'agisse d' "Alerte aux Pieds Bleus", où Lucky Luke poursuit un certain Pedro Cucaracha, ici découpé en deux épisodes.


Ce premier nom sera cependant vite abandonné, au profit d'un autre, voué lui à perdurer. Le Luke originel s'appellera désormais Tom. Pas très yougo, mais au moins ça fait western et américain. Comme son double "franco-belge", Tom sera affublé d'un adjectif, en l'occurrence "talični" (prononcer talitch'ni). Ce mot signifie, à l'instar de "Lucky", "chanceux", mais avec une nuance par rapport à srećan, l'adjectif dérivant de sreća. Talični vient de "talih", un mot d'origine turque, et signifie chanceux et heureux au sens de chanceux/heureux dans la vie, dans le travail, en amour, etc., alors que sreća est davantage la chance au quotidien, le fait d'avoir eu de la chance dans une situation ou un moment donné. Quelqu'un de talični est quelqu'un qui vit un heureux destin, ce qui convient à un héros de BD. Précisons que talični serait davantage un mot serbe que croate, et qu'il a une connotation un rien plus soutenue que srećan. L'idée de ce nom vient de Dusko Radovic (prononcer Douchko Radovitch), homme de lettres et de théâtre, amoureux des mots, traducteur de français, connu entre autres pour les aphorismes qu'il partageait quotidiennement sur les ondes de Radio Beograd dans son émission cultissime "Belgrade, bonjour" ("Beograde, dobro jutro"). Amateur de Lucky Luke, Radović choisit donc ce patronyme à la fois littéraire, épique, mais aussi international et populaire, facile à mémoriser, pour notre cow boy belge qui s'appelle donc "Talični Tom".

Parenthèse au passage et pour l'anecdote, un très intéressant forum de bédéphiles yougos (ici, en serbo-croate), nous apprend, lors d'une discussion sur le nom de Lucky Luke, qu'à l'origine Astérix et Obélix eurent eux aussi droit à un délicieux patronyme local lors de leurs débuts en Yougoslavie, à savoir Zvezdoje et Trboje (prononcer "zvèzdoïé" et "Teurboïé"), calqué sur zvezda, étoile, et Trbuh, ventre (prononcer "Teurboukh", avec un "kh" dur comme le ch allemand ou le j espagnol), soit quelque chose comme "Etoilé" et "Ventru". Néanmoins, le nom originel reviendra rapidement, quoique orthographié souvent en Asteriks et Obeliks, le "x" n'existant pas à proprement parler en alphabet latin du serbo-croate.


Première apparation d'Astérix en Yougoslavie, le 9 octobre 1966, en cyrillique et sous le nom de Zvezdoje, dans l'épisode "Astérix et Cléopâtre".


Pour revenir à Lucky Luke, c'est donc sous le nom de Talični Tom qu'il tracera son "long long way" en Yougoslavie, où il sera édité aussi bien en cyrillique qu'en alphabet latin, pour la plus grande joie d'un lectorat local vite séduit par cet alliage de western, d'humour et de satire.

Je partage ci-dessous quelques couvertures glanées sur le net des éditions locales de Lucky Luke. On appréciera l'exotisme décalé que constitue la graphie "western" alliée aux signes diacritiques du serbo-croate latin ou du cyrillique, ce dernier aparaissant encore plus exotique pour le coup. Comme on l'a vu pour les couvertures de Srećko Munja, il est intéressant de noter que certains titres ont été changés par rapport aux versions originales et parfois, au gré des éditions.


Facile pour commencer: 
Calamity Jane, phonétiquement orthographiée à la serbo-croate.

 "Des rails sur la prairie" en cyrillique. En serbo-croate, "pruga kroz preriju", c'est à dire "voie ferrée à travers la prairie". Notons l'insolite emprunt de "prerija" (prononcer "prèriya"), le mot serbo-croate pour prairie étant "livada": sans doute trop connoté "slave" et pas assez "conquête de l'ouest" pour avoir été retenu.

 "Le pied tendre": en serbo croate "le héros des mauviettes"

Inutile de traduire...

Etonnant: "Les collines noires" deviennent "La route vers le Wyoming"

Encore plus étonnant : "La guerre des longs nez". Etrange choix du traducteur semblant prendre partie pour ou contre, on ne sait pas, les O'Timmins, l'une des familles rivales de Painful Gulch, reconnaissable à ses longs nez...


...Tout aussi étonnante, cette couverture tranquille, dans une édition antérieure à la précédente, peu en phase avec cet épisode plutôt violent, et rappelant par ailleurs la bêtise des haines ancestrales ...les mêmes qui, instrumentalisées, remonteront à la surface et enverront les Jovanović (nom serbe courant) se friter avec les Horvat (non croate) et les Muratović (nom bosniaque).

 
"A l'ombre des Derricks", en serbo-croate, "Sous le signe du pétrole"...

...ou, dans sa version cyrillique, le très tristement prophétique "Guerre du pétrole" ("Naftaški rat").


Si le nom Talični Tom s'est imposé en Yougoslavie et demeure encore aujourd'hui usité, il a cohabité occasionnellement avec le nom originel de Lucky Luke. Dans un territoire où les identités sont une question complexe, où le nom et le prénom peuvent volontiers spécifier votre appartenance à l'une ou l'autre des communautés, cette cohabitation de plusieurs noms a quelque chose de piquant. Rien à voir cependant avec les problématiques identitaires locales. Le nom Lucky Luke cohabite avec Talični Tom parce que les bédéphiles locaux sont aussi instruits et passionnés que leurs confrères occidentaux, et connaissent les appellations originelles de leurs personnages favoris. Mais la vraie raison de cette double appellation est plus prosaïque et provient des adaptations de la BD de Morris en dessins animés, lesquelles seront diffusées également en Yougoslavie en VOST ou en synchronisé, ce qui contribuera à populariser le nom Lucky Luke, parce que ces films portent le nom originel.

Cette double appellation suscite en tout cas des débats jusqu'à aujourd'hui, comme en témoigne la discussion sur le forum que je citais plus haut, discussion portant sur le nom qui serait le plus approprié. Il est intéressant d'ailleurs de noter dans ce débat que si certains plaident pour Lucky Luke, d'autres revendiquent avec force Talični Tom, non sans parfois une connotation affective voire nostalgique. Ce positionnement s'explique par la diffusion des aventures du cow-boy via les nombreux médias jeunesse de l'époque socialiste, comme Kekec (prononcer Kékètz) à ses débuts dans les années 60, une publication serbe, puis le célèbre Politikin Zabavnik dont on a déjà parlé. Ces magazines, qui symbolisent un certain âge d'or de la pop-culture en Yougoslavie, ont marqué toute une génération et demeurent cultes. Ils sont aujourd'hui volontiers recherchés par les collectionneurs et bédéphiles locaux. 

Une autre raison de la soif de BDs de l'époque yougoslave, au delà de la nostalgie et tous héros confondus, s'expliquerait aussi par des traductions souvent de meilleure qualité que les actuelles, rendant mieux le "sel" humoristique des versions originales. C'est du moins la thèse d'un bédéphile croate (à lire ici si vous parlez la langue), expliquant que la traduction serbe d'antan de Gaston Lagaffe est bien meilleure que celle faite en Croatie après l'indépendance. Inversement, la traduction croate de la BD italienne Alan Ford, très célèbre en Yougoslavie, rendrait mieux que la version serbe l'esprit et le ton de l'original. Instructif, n'est il pas ? 
Notons encore que, à l'instar d'autres milieux comme celui du rock ou de l'art contemporain, les bédéphiles d'ex-Yougoslavie, toutes "appartenances" confondues, discutent sans haine ni polémiques nationalistes sur les forums, la passion du 9e art étant plus forte que le "qui a commencé la guerre ?" et autres insultes envers "l'autre ethnie" qui squattent d'autres discussions en ligne.

Parenthèse grivoise, mais qui témoigne de la souplesse des moeurs dans la Yougoslavie des années 80, la parodie pornographique de Lucky Luke, vantant sa vie sexuelle, a aussi été publiée en serbo-croate, sous le jeu de mot de "Falični Tom", c'est à dire "Le faux Tom", à la fin des années 80. La pudibonderie n'était guère de mise en Yougoslavie: il y avait des magazines érotiques, et nombreux journaux offraient déjà des petites pépées dénudées en pages intérieures ou en première de couverture. La tradition s'est poursuivie, et même développée, jusqu'à nous jours, sur fond de turbo-folk et de culture de masse trash.


 Un aperçu de "Falični Tom"

Mes recherches sur Talični Tom ont dévoilé d'autres aspects intéressants du parcours, résolument européen, du cow-boy solitaire. Ces dix dernières années, des passionnés serbes de BD, regroupés sous le nom de "BDS grupa" ont investi le créneau de la "scanlation", mot valise désignant le fait de scanner des BDs puis de les traduire ("translation" en anglais) depuis leur langue originelle vers la langue du pays concerné, afin de les partager en ligne.

Le groupe, actif dans la deuxième moitié de la dernière décennie, ne semble à priori plus en activité, et les derniers sites et forums portant leur nom sont en accès restreint, avec obligation de s'enregistrer (voir ici).... Néanmoins, on retrouve ça et là des traces parcellaires de leur travail qui ouvrent des pistes, méconnues du profane que je suis. En l'occurrence, "BDS grupa" a traduit des épisodes de Lucky Luke à ma connaissance non publiés dans l'espace francophone, mais destinés au marché allemand dans une coproduction entre le studio Ortega en Espagne, et le scénariste allemand Peter Menningen, le tout pour le compte de Bastei Verlag, un éditeur basé à Cologne, semblant spécialisé dans les magazines de BD petits/moyens formats et la littérature "populaire", voire "de gare". Notons que "BDS grupa", dans un louable élan d'accessibilité à tout le domaine linguistique serbo-croate, a publié ces aventures de Lucky Luke de fabrication teutonne et ibérique aussi bien en cyrillique qu'en alphabet latin.


Episode paru chez "Bastei Verlag": 
littéralement, "le compte à rebours des coups de poing"...
Version cyrillique du même épisode...
...et celle en alphabet latin. Le traducteur de "BDS grupa" a traduit le titre originel par, littéralement, "Excursion pour le knock-out" (!)


Celles et ceux qui lisent le serbo-croate, ou les amateurs francophones curieux, trouveront ici des versions "scanlationnisées" de certains épisodes de Talični Tom (cliquez sur la couverture de l'épisode souhaité, puis sur "citanje"/"lecture". Attention, chaque clique ouvre beaucoup de pubs et de pop-ups...activez vos adblocks!).


Chaque épisode de Lucky Luke se terminant avec le héros freudonnant sa complainte de cow-boy solitaire sous un soleil couchant, on terminera ici aussi en musique, comme une preuve supplémentaire de l'importance de Talični Tom dans la pop-culture yougoslave. Il existe en Serbie un groupe nommé Talični Tom, fondé en 1996 à Sabac et toujours actif. Leur pop-folk-rock lisse et "commercial" est cependant sans grand intérêt artistique. Ce n'est en tout cas pas le genre de la maison yougosonique. 



Plus intéressante musicalement fut la composition du rocker serbe Toni Montano (de son vrai nom Velibor Miljković, ce qui sonne nettement moins italo-yankee) qui chanta en 1987 "Talični Tom je mrtav" (prononcer "Talitchni Tom yé meurtav"), en français "Lucky Luke est mort", une chanson exaltée aux improbables et exotiques accents afro-beat. Pour résumer la chanson, qui passe en revue un certain nombre de héros de BD, dont Asterix, le chanteur déplore l'absence de Talični Tom dans le magazine de BD Stripoteka. Une mort symbolique, donc. J'ignore cependant si la chanson fait allusion à une disparition réelle de Lucky Luke dans Stripoteka à cette époque.... On sent une certaine ironie, la mélodie est aigre-douce, mi nostalgique, mi sarcastique. Peut-être Montano chante-t-il la fin d'une époque, la mort symbolique de la jeunesse, de ses héros et de son insouciance...? Chacun se fera son interprétation.


Magazine cultissime majoritairement dédié à l'école franco-belge, Stripoteka s'arrêtera en 1991, en même temps que le pays.
Moins inspiré politiquement qu'artistiquement, Montano deviendra une des cautions musicales du SPS, le parti de Milošević de sinistre mémoire. Stripoteka reviendra en 1997, cantonné au marché serbe et sans Lucky Luke, donnant aux regrets d'antan de Montano un caractère prophétique. Le cow-boy sera désormais publié dans des éditions "nationales", en Croatie et en Serbie...





C'est avec ces quelques paragraphes sur Lucky Luke que Yougosonic termine l'année 2016, que, je crois, pas grand monde ne regrettera. J'ignore de quoi sera fait 2017, et me garderai de toute prédiction, mais je profite de ce post sur une thématique plutôt sympa et détendue, pour vous adresser, chères lectrices et chers lecteurs, mes meilleurs voeux. A bientôt !

2 commentaires:

  1. Merci pour cette chevauchée sur un nouveau chemin de traverse à propos de livres sans marge.
    Portez vous bien en 2017, M. Yougosonic
    Une lectrice qui dégaine le commentaire plus vite que son ombre ...
    E.C.

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  2. Super. Merci beaucoup pour cet article de tout ce que on y apprend et de tout ce que ça rappelle.
    A Belgrade quand on circule en librairie on voit beaucoup de BD française traduites en serbo-croate.


    Pas grand chose à voir mais il y a Boro Pavlovic un dessinateur de Split qui publie en France:
    https://www.danielmaghen.com/fr/boro-pavlovic_b932.htm

    et l'autre fois j'ai lu cette BD où le héros est d'origine serbe (et j'aimerais bien savoir pourquoi ):
    http://www.babelio.com/livres/Cosey-A-La-Recherche-de-Peter-Pan-tome-1/9010

    Bonne année en espérant que tu exploreras avec succès les grands espaces de la yougosphère; ça fait du bien dans un monde qui m'apparaît de plus en plus étriqué et qui limite notre imagination.

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