samedi 2 août 2014

ESSAI DE SURVIE AU COEUR DU KOMSILUK


En France, nous avons la  Fête des voisins. Cette sympathique initiative visant à recréer du lien dans notre société individualiste n'a à priori pas d'équivalent chez nos amis yougoslaves. A moins que cette fête là bas n'ait lieu tous les jours... comme va nous le démontrer ce post estival qui se penche sur la délicate question du voisinage en ex-Yougoslavie. Certes il faut tempérer le mélange de saine misanthropie et d'ironie subtile qui va suivre, lesquelles ont été formées à bonne école sur place, pour rappeler que le (bon) voisinage n'est point chose facile en nos contrées non plus. L'ex-Yougoslavie possède cependant quelques spécificités locales, que le francophone fraîchement débarqué, souvent naïf, et carrément béat après trois verres de rakija, celle du voisin, justement, ne détectera pas forcément à temps, alors qu'il doit se prémunir dès son arrivée de cette funeste engeance qui peut considérablement lui gâcher son séjour, et empêche déjà des milliers d'ex-Yougoslaves de vivre normalement.

Qu'il se nomme komšija (prononcer "kom'chiya", mot utilisé en Serbie et chez les Bosniaques, d'après le turc "komsu") ou susjed (prononcer "soussiède", terme plutôt croate...quoique le serbe "sused" existe aussi), le voisin est un être dont l'affabilité souriante, l'humeur joviale et la serviabilité généreuse, masquent en réalité l'hypocrisie, le double langage, le goût des intrigues, le ragot facile, la langue de vipère, et l'opportunisme dangereusement intrusif.

"L'ennemi ne dort jamais" disait Josip Broz Tito, invitant les Yougoslaves à l'effort et à la vigilance citoyenne face au danger permanent, tapi dans l'ombre. L'ennemi en fait n'était ni à Moscou, chez les fils de Staline, ni à Washington, chez les Yankees impérialistes dopés au dollar, il était là, à quelques mètres, sur le palier, sur le balcon d'en face, dans l'immeuble d'à côté, sous les traits moustachus d'un Lazo et son marcel de trois jours tâché de cambouis, d'un Mujo et ses costards étriqués de petit cadre de petite boîte ou de parti politique, d'une Vlasta et ses chapelets pendouillant telles des médailles, d'un Ivo et son crâne lisse à la Kojak et son sourcil soupçonneux, d'un Saša et ses trainings avec "New York" écrit dessus (en doré), d'une Ivana aussi siliconée que conne... (les prénoms ont été changés pour protéger l'anonymat, déjà mis à mal par ce post parano, des intéressés). Bref, l'ennemi était là et l'ennemi est toujours là, sous les apparences du quotidien et de la normalité (la "cour des miracles" qui précède est plus ou moins "normale" en ex-Yougoslavie).



Certes, en avisant le voisinage, vous vous dites bien que quelque chose ne tourne pas rond, que l'environnement évoque un mélange de Twin Peaks et du Village du Prisonnier fondus dans le décor de "Ma 6T va craquer". Mais, imperturbablement et inéluctablement, votre vigilance tombe quand Živka vous apporte des délicieuses "kiflice" (prononcer "kiflitzé", petits croissants salés fourrés au fromage) qu'elle a fait dans une quantité à nourrir toute la rue Patrice Lumumba à Karaburma, quand Ali vous invite à déguster en loucedé une rakija de son beau frère qui vit en Voïvodine, que Tomo vous file un coup de main pour terminer le toit de la grange, et que Sanja est OK de garder le fiston pendant que vous avez rendez-vous avec votre švaler (prononcer "Chfalère", mot d'argot, du français, mais oui!..."chevalier", au sens de "cavalier de danse", désignant aujourd'hui "l'amant"...). Forcément, le voisin, en ex-YU, on peut toujours compter sur lui pour faire la bringue, bouffer, bosser, dépanner et autres besoins du quotidien. Voisins, je vous aime! Et la convivialité du voisinage, du "komšiluk" comme on dit en Serbie (la particule -luk, du turc également, désigne une entité, un concept, à rapprocher de l'anglais -ship, -hood, comme dans friendship, neighborhood) est un vrai bonheur, un art et une leçon de vie, lorsque tous les paysans du coin viennent vous aider à boucler la récolte, et que tout le monde se retrouve à midi pour bouffer, picoler et se raconter les histoires du bon vieux temps, sans qu'on se demande qui est qui, qui est quoi, qui est jeune, qui est vieux, qui est un intellectuel et qui sait à peine lire. Ca, c'est le bon côté du voisinage yougo, et loin de moi de l'attaquer et de la contester (c'était la minute philanthrope). 

Inquiétant comme la Twilight zone, hanté comme Amityville, glaçant comme le Mordor,
Le Komšiluk....celui qui n'en maîtrise pas les règles n'en reviendra pas.

Mais derrière le tableau charmant de la solidarité et du "bon voisinage" se cachent de sombres pratiques beaucoup plus insidieuses et perverses.

Les premiers signes de dangers apparaissent quand votre voisine sonne le dimanche matin à 9h30 et va taper l'incruste pour vous raconter que sa fille (19 ans, NDA) va se marier avec Goran qui est "si bien" (en fait, un con de 31 ans avec "Za dom spremni" tatoué sur l'avant bras, qui picole et tape la fille, NDA, mais chut! Ca on n'en parle pas dans le voisinage! Enfin si, on en parle, mais pas devant la voisine), que son fils qui vit à Stuttgart (dans un HLM, NDA) gagne vachement bien sa vie chez Mercedes (en bossant le week-end et la nuit, NDA), et que sinon, "Zlata, franchement, elle ne devrait pas s'habiller comme ça, et que d'ailleurs, ça va mal finir", et que les Marković, "hum!...enfin...moi, je dis, leur nouvelle voiture, c'est louche". Vous, ce dimanche là, vous avez vos enfants qui habitent à 150 bornes qui vont débarquer, vous vous mettez en quatre pour faire un super gueuleton, parce que les mômes bossent dur pour s'en sortir, et que ce sont vos mômes et que vous avez envie de les chouchouter un peu, mais la voisine, elle va vous tenir la jambe, elle va éventuellement vous piquer le magazine de mode que vous avez acheté pour le lire, là sur place, et vous aurez le plaisir de profiter de ses commentaires, dignes des émissions littéraires sur Pink TV (il n'y a pas d'émission littéraire sur Pink TV). Et puis le voisin du dessus débarque, il va alpaguer votre mari sur le problème fondamental à l'équilibre de l'âme humaine que constituait le match dinamo Zagreb vs Hajduk Split. "Putain, qu'est ce qu'on leur a mis hier soir à ces branleurs de Dalmates", conversation qui va imperturbablement déboucher sur des questions philosophiques comme les droits "des pédés/des serbes/des roms/etc." qui "en demandent trop", débat interminable. Quand le voisin vous demandera "tu n'as pas par hasard une rakija, là ?", vous saurez que c'est foutu (compter direct 3 heures d'incruste supplémentaire), mais en fait, vous avez anticipé le truc et avez déjà servi la rakija au voisin, parce que sinon, il racontera aux autres voisins que l'accueil chez vous, franchement..."enfin, moi je me suis toujours méfié d'eux". A la voisine, vous aurez bien sûr servi le sacro-saint café afin d'éviter un incident diplomatique à côté duquel une réunion un peu houleuse de copropriétaires dans un lotissement cossu du Val d'Oise relèvera d'une joyeuse partie d' "action ou vérité" éthylo-cannabique entre carabins désoeuvrés.

Vous connaissez l'adage : "rakija, connecting people".
Pensez à déconnecter...Cette scène peut durer trois jours.


Café et rakija sont le poison insidieux qui contamine les relations de voisinage. Si, au bout de deux formules de politesse et de trois banalités rapidement expédiées, vous ne les avez pas proposés spontanément, c'est que vous n'avez aucun sens du "bonton", prononcer "bonne tonne", qui vient - comme švaler! - du français, "bon ton", mais dont la prononciation serbo-croate insiste au moins sur la lourdeur que constitue le voisinage. Concernant ces boissons, il sera bien sûr de "bon ton" que vous en buviez aussi. Voisinage rime avec partage. Tant pis si vous avez déjà bu deux cafés, ou que, là, comme ça, à 10h42, vous n'avez pas forcément envie de vous siffler un schnaps.... Mais bon, z'êtes pas pédé quand même ! Haj' živjeli ! (proncer "Haï ' Jivyèli", à traduire par quelque chose comme "allez santé, tudjiou"!)

Il est fort probable que l'incruste vienne à durer (95% des cas), bien que la voisine aura plusieurs fois prononcé le fameux "Hajde, idem!" ("Haïdé, idèm"/"Allez, j'y vais!") en mimant de se lever du siège qu'elle squatte au milieu du séjour (pratique pour préparer la table), comme un signe rassurant d'un départ imminent (manoeuvre supplémentaire pour tromper votre vigilance à l'usure), immédiatement suivi d'une introduction de 25 minutes sur le petit dernier qui est si mignon et pédale déjà très bien (un chiard insupportable et égocentrique qui détruit votre jardin avec son vélo-cross enfant acheté par l'oncle qui vit à Stuttgart, NDA), pendant que le voisin expliquera à votre mari qu'en fait les politiciens croates actuels sont tous franc-maçons (ou juifs, mais c'est pareil!), mais que personne ne le dit, mais lui il le sait, il l'a lu dans "La vérité sur 800 ans de complot maçonnique en Croatie", un brûlot, publié par une obscure maison d'édition nommée "Lux Christi", qu'il a acheté au stand de "U ime obitelji", un jour à la sortie de la messe. Et, sinon, la guerre (où votre voisin a combattu et a été décoré plusieurs fois, même si, tout n'est pas clair, et que certaines mauvaises langues insinuent qu'il avait les fesses au chaud chez son cousin en Autriche...enfin bon, c'est un autre voisin qui vous l'a dit) a été déclenchée à cause du rachat des avoirs russes par les financiers juifs à Wall Street (...).
Si l'incruste vient à durer, disais-je, il sera de "bon ton" que vous ouvriez votre frigo et/ou votre cagibi (plutôt "et" que "ou") et que vous disposiez de généreuses victuailles à l'attention de vos voisins. Ils ne manquerait plus que vous passiez pour un(e) radin(e) !

Il n'est pas mentionné dans ce post mais c'est un grand classique chez les Yougos aussi:
Quand ce n'est pas le petit dernier du voisin qui détruit votre jardin, leur(s) chien(s) ou chat(s) s'en occupent.
Dieu merci, les serpents, iguanes, et autres "nouveaux animaux de compagnie" n'ont pas encore fait leur apparition en ex-Yougoslavie...



Dans tout cela, vous, vous attendez vos enfants. Pas d'inquiétudes, sur le sujet, vos voisins ont aussi des "solutions" comme on dit dans la langue de bois des vendeurs d'ordinateurs: "dis à ton fils d'aller voir de ma part Stipe Horvat qui va lui trouver un bon boulot" dira votre voisin à l'attention de votre fils qui galère un peu pour payer ses études (en fait, le Stipe est un mafieux qui tient une salle de paris et qui ne paye jamais ses employés, mais baise volontiers ses employées, NDA), pendant que votre voisine vous dira quand même que votre fils...enfin, comment dire... pas de petite amie, tout ça, un peu renfermé, des études d'art, la coupe efféminée...enfin, vous voyez quoi ! Il est peut être encore temps de le sauver de ses penchants (en fait, il est beaucoup moins renfermé depuis qu'il vit à Rijeka, où il peut se laisser pousser les cheveux et fréquenter les "émos" locaux sans que personne n'y prête attention, NDA).

Scène du film croate "Fine mrtve djevojke", qui dresse un portrait parano du voisinage en territoire zagrébois.

Vous l'avez compris, le voisin, la voisine, en ex-Yougoslavie, c'est, réunis dans un même corps au mépris de la génétique et de l'intelligence, le curé, le flic, l'espion, le commissaire du peuple, le "journaliste" du "Nouveau détective", le gestapiste, le présentateur télé, la pétasse qui sert de potiche au présentateur télé, le pote relou avec qui il ne faut jamais sortir en boîte si on veut éviter les râteaux, le dealer d'héro du quartier...


Le voisin, bâtisseur de liens, est parfois aussi architecte, au sens bruxellois du terme (en vieil argot des Marolles, quartier populaire du Bruxelles, "arkitek" signifie "fou, demeuré"): avec son sens esthétique formé en regardant PINK TV ou RTL + (qui sont au turbofolk, ce qu'Arte est au bon goût bobo), le voisin sera le constructeur inspiré qui apportera à votre cité dortoir ou à votre village semi-déserté ce supplément d'âme inimitable en construisant un garage, une véranda kitsch ou une salle de bain avec jacuzzi en plein sur vos plates bandes. Les premières briques seront posées avant même que vous ayez été consulté pour mieux vous convaincre de la pertinence du projet. 

 
Tout le charme de ces constructions réside dans leur incapacité à se fondre dans le décor, formant une excroissance architecturale qui sont au bâtiment ce que l'ajout de silicone est à la poitrine: ce n'était pas nécessaire, c'était plus joli sans, mais comme tout le monde le fait, moi aussi je veux le faire. C'est bien connu, sous les pavés, la plage, et en Croatie, les voisins vivant sur la côte ont un vrai talent pour appliquer ce vieux principe soixante-huitard sur un littoral où il y a aujourd'hui plus de ciment que de sables ou de galets... Dans votre malheur, vous aurez parfois de la chance: ces constructions qui ont détruit les deux tiers de votre terrain resteront vide une bonne partie de l'année, car Slavko travaille dur toute l'année à Rotterdam, où il vit, (enfin, dans une cité dortoir à 40 minutes du centre) avec sa femme et leurs 3 enfants dans un 2 pièces pourri, pour se payer ce magnifique palais (avec des statues de lions à l'entrée) d'inspiration néo classique tardif (très tardif) qui vous cache désormais le soleil. Hormis l'alarme qui sonne parfois quand passe un chat errant sur la propriété, votre tranquillité ne sera pas troublée jusque mi juillet, où là, évidemment, vous vivrez un enfer fait de hurlements d'enfants, de musique forte, de Mercedes lavée au tuyau d'arrosage (lequel est branché sur votre terrain, c'est donc vous qui payez l'eau) tous les deux jours et des conseils avisés de votre voisin Slavko qui vous expliquera la vie, parce que lui, il vit "na zapadu" ("na zapadou"/"à l'ouest") et qu'il a tout compris. Avec lui, vous aussi vous comprendrez qu'ici, dans les Balkans, tout le monde est primitif, tout le monde magouille, que tout est foutu, qu'il est parti à cause de ça, et qu'il ne reviendra jamais dans ce coin pourri (sauf pour les vacances). Le lendemain, ce sera le même Slavko qui vous dira combien à l'ouest ils sont trop décadents, que les pédés sont partout, que les étrangers (dans son esprit, les "arabes, les turcs et les noirs") ont trop de droits, que les femmes font de la politique, et heureusement qu'il peut revenir chaque été se ressourcer dans son pays, le plus beau de la planète, où on a encore le sens des vraies valeurs.

 Rassurez-vous, sauf rassemblement de Tchetniks dans les environs, ce modèle est rare.

Architecte, votre voisin fait aussi DJ. Grâce à lui, l'actu de la scène turbofolk n'aura plus de secret pour vous. Convaincu que tout le monde aime la même chose que lui, et habité par ce sens du partage qui régit les règles du komšiluk, le voisin mettra du Ceca ou du Severina à fond. Toujours soucieux de votre éducation, votre voisin vous fera profiter des programmes culturels qu'il regarde: c'est grâce à lui que vous saurez que Jovana a couché avec Mirko dans "La Ferme", ou si le Partizan a mis la raclée à l'Etoile Rouge. Parfois ça hurle chez lui. Si des fois il tape vraiment sa femme, là ce n'est rien, c'est juste la quinzième rediffusion de "Homper Stomper" sur Studio B, film grâce auquel le fils de votre voisin sait que, quand il sera grand, il fera skinhead. Ce mélange caractéristique de musique cheap à fort volume et de thrash TV constitue le délicat patchwork sonore qui accueille l'étranger ou l'émigré de retour au bled, lorsqu'il pénètre dans Novo Sarajevo ou dans Bogatić par une journée brûlante d'août. Brûlante comme l'odeur des Roštilji (prononcer "Rochtilyi"), le barbecue, dont l'odeur de graillon coupé aux fines herbes et à la rakija, investit le voisinage quasi sans interruption dès les premiers beaux jours. 


Comme le café et l'alcool, le barbecue est l'instrument subtil et d'apparence innocente de l'oppression qu'exerce le voisinage. Non seulement, vous ne pourrez l'empêcher, mais il sera de bon ton que vous y participiez. Si vous même, il vous prend d'organiser une "roštiljada" (prononcer "Rochtilyada") un dimanche midi, il est bien entendu inconcevable que vous n'y invitiez pas les voisins. De toute façon, ces derniers s'imposeront d'eux même, quand Jovo, un grand gaillard qui habite en face, et expert ès-grillade, débarquera en lançant un sonore "ma ti nemache poïma, daï bré méni!!!" ("mais toi tu n'y connais rien (aux grillades) donne moi donc ça!!!"), alors que Sava, le vieux voisin du dessus vient de faire un nuage de fumée visible jusqu'à Belgrade (on est présentement à Pancevo, et heureusement, le nuage de Sava se fond avec les fumées de la raffinerie célèbre pour ses émissions de particules fines), parce que lui aussi, il voulait vous montrer. S'ensuivront de longues discussions d'experts, mâtinées d'engueulades et même de légère bousculade, d'autant qu'entre temps, il aura fallu servir un peu de rakija à ces braves gens pour les remercier de leur aide. Après la venue de Miro, Saša, Steva et de quelques autres voisins encore, après quelques nuages supplémentaires, des ćevapćići crâmés et nombreux jurons, et même un début de baston en raison d'un désaccord sur le temps de cuisson des saucisses, on pourra passer à table vers 17h, avec bien sûr la communauté élargie de tous les voisins, réincarnant de façon post-moderne les anciennes fêtes villageoises et l'union ancestrale de la zadruga, la communauté primitive.



Votre voisin en ex-YU a rarement soutenu une thèse de sciences politiques (si c'est le cas, en général, il déménage fissa dans un pays anglophone bien pourvu en universités prestigieuses, ou alors, il ouvre un portail internet et/ou écrit un bouquin lu(s) uniquement par des intellectuels qui pensent comme lui). Pourtant, c'est votre voisin qui vous expliquera (ordonnera serait plus exact, NDA) pour qui voter aux élections et, bien sûr, veillera scrupuleusement à ce que vous suiviez ses conseils. Il se forge son opinion dans les grands journaux (format tabloïd) d'investigation que sont Kurir, Večernji List, Dnevni Avaz et autres torchons où il y a beaucoup d'images et pas trop de texte, et où les unes titrent "Tragédie à Sanski Most : A.B. (16 ans) droguait et violait sa soeur" ou "Révélations exclusives d'un ancien de l'UDBA: le plan secret des Serbes pour anéantir Zagreb" ou encore "Les Serbes ont un pénis plus grand que les Croates". Pour compléter cette conscience politique affinée, le voisin suit les consignes du parti (communiste à l'époque yougoslave, et aujourd'hui HDZ s'il est croate, DS ou SNS en Serbie, SNSD en Republika Srpska, SDA pour un bosniaque), où il a adhéré pour pouvoir plus facilement construire la véranda sur votre terrain (le directeur du cadastre, du même parti, fermera les yeux, surtout avec quelques centaines d'euros glissées discrètement dans la caisse noire) ou inscrire son fils à la fac en évitant la sélection (le doyen est du même parti). Enfin, il puise aussi son aspiration dans le Bible ou le Coran, qu'il n'a jamais lu (pas plus que Karl Marx, à l'époque), mais le pope, le curé ou l'imam lui ont tout expliqué, et c'est pour ça que vous devez impérativement jeûner pour Pâques ou le Ramadan, votre voisin de toute façon y veillera personnellement, tout comme il s'assurera que le petit Murat a bien été circoncis et rappellera que Lejla devrait bientôt mettre le voile.

Politiquement, le voisin affiche parfois, dans le modèle très très courant de l'opportuniste non actif primaire, un léger décalage avec l'ère du temps, parfois en avance, souvent en retard. Déjà nationaliste quand tout le monde est encore communiste et "unité/fraternité", il accumule ensuite les ralentissements. Monarchiste libéral quand tout le monde est national-communiste, réac populiste quand tout le monde envisage le virage démocrate, démocrate quand tout le monde crache sur les magouilles des démocrates. Thèse, antithèse, synthèse, il finit heureusement par être raccord quand il devient pro-autoritaire quand tout le monde veut de l'autoritaire. 

"Ma rue est sous surveillance vidéo
Ha ha ha, le voisinage,
Même google ne lui arrive pas à le cheville!"
Mème internet qui prouve, si besoin en était, le phénomène de société que constitue le kom
šiluk.


Pas diplômée de théologie, votre voisine pourtant est experte dans les questions spirituelles et tout ce qui va avec. Elle est la gynéco de l'âme, le pasteur de nos organes et de ce que nous en faisons. Amen ! C'est elle qui s'offusquera que vos enfants ne vont pas à la messe, et ne sont même pas inscrits en cours de religion, et ne parlons pas du fait qu'ils aillent dans une école "mixte", mixte signifiant mixant plusieurs "ethnies" (Croates et Bosniaques, Serbes et Croates). Dans votre intérêt comme celui de vos enfants, il serait préférable qu'il en soit autrement. C'est elle aussi qui s'étonnera que votre fille, depuis quatre ans avec le même type, ne soit toujours pas enceinte, et même - juste ciel - qu'elle n'envisage pas de l'être! Cela alimentera moult conversations, n'en doutons pas, lorsque votre voisine tapera l'incruste chez une autre voisine, un dimanche matin à 9h30.

A l'époque communiste, le voisin était parfois cadre du parti, veillant de loin - et souvent de près - à ce que l'ordre immuable du socialisme soit préservé. En dépit de la détestation que suscite le mot "socialisme" quasiment à égalité chez les Serbes, les Croates, les Bosniaques et autres, qui ont troqué le socialisme en question pour des concepts "plus modernes" comme le nationalisme et les religions du livre, il est intéressant de constater que le principe de la surveillance et des subtiles pressions du voisinage aient perduré et se soient même développées, jouant sur les peurs, l'absence d'expérience démocratique et sur un Etat de droit très relatif.

J'avoue ne pas comprendre la passion récente des élus ex-yougoslaves pour la vidéo surveillance à grande échelle, dont nos édiles occidentales sont déjà accros. Installer des caméras partout pour contrôler les citoyens, c'est aussi idiot qu'inutile en ex-YU. Pas besoin, il y aura toujours un voisin pour vous observer, dire comment vous comporter et vous remettre dans le droit chemin

Tout ce qui précède n'a pas été inventé. L'auteur a lui même (sur)vécu (à) la plupart des situations décrites, et d'autres lui ont été relatées de sources sûres (le paragraphe sur les grillades est librement adapté d'un texte sur le même thème dans le "Leksikon Yu Mitologije"). Ce post est dédié en particulier à madame Yougosonic et à sa famille, ainsi qu'à plusieurs amis du "bled" yougosphèrique, qui ont tous lutté et luttent encore, depuis des années et quotidiennement, contre un voisinage aussi envahissant que renardant la bêtise, la médiocrité et la vieille chaussette du conservatisme. Ce post est aussi bien entendu une caricature, et comme dans toute caricature, nous avons grossi le trait, amplifié les défauts, généralisé les faits. Comme nous l'avons dit en ouverture, les problèmes de voisinages ne sont pas une spécificité balkanique, et les comportements ici exposés ne sont pas l'apanage de tous: ils témoignent d'une certaine atmosphère dans les sociétés post-yougoslaves, et de la survivance de certains pratiques réactionnaires et/ou autoritaires que se déclinent dans cet environnement. D'où l'intérêt de les partager dans ce blog. On conclura en rappelant qu'à côté des sinistres individus que nous avons côtoyés dans ce post, la Yougosphère compte des centaines de milliers de voisins courtois, discrets, altruistes, et agréables à vivre, et qu'il faut saluer en particulier les nombreux individus, oubliés de l'Histoire et de l'actualité, qui ont aidé et souvent sauvé leurs voisins, issus de la mauvaise "ethnie" au mauvais endroit, durant les guerres yougoslaves, ou ceux qui ont secouru leurs voisins durant les récentes inondations...


L'image de une est extraite du film "Balkanski spijun".

3 commentaires:

  1. Excellent. et que dire de la famille au grand complet du même tonneau qui s'invite à 18 pour ripailler dans votre petit appartement.
    Elle mérite bien un billet

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    1. Merci pour le com' ...Ca sent le vécu ;-)
      On m'a même relaté des vols au sein de la famille élargie, lors de ce genre d'invasions. Je n'en ai pas tiré une règle mais sait-on jamais. Quand on partage tout, on partage tout ! ;-)

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  2. Et bien, ma foi fort intéressant à lire et je dois avouer avoir déjà expérimenté ce genre de comportement sur place, alors.. dois-je paraître fou si je décide d'aller vivre en Macédoine pour un an ou deux ? Est-ce que j'en reviendrais completement déçu même si mes illusions sont déjà bien tombées ? De ce que j'en ai vécu j'ai l'impression que dans le mal comme dans le bon, ce côté non-individualiste, voir communautaire forcé, à des choses à nous apprendre à nous français qui sauront faire la part des choses. Cette région est intéressante sociologiquement non... ? :D :D

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