dimanche 2 juin 2013

ANTIFASCISME EN FREE DOWNLOAD

En ces temps troublés, entre le pavé stambouliote où des milliers de manifestants se battent pour sauver leur cadre de vie de la spéculation, au pavé parisien où des milliers de manifestants se sont battus pour "limiter" le cadre de vie d'une partie de leurs compatriotes homosexuels (cherchez l'erreur), en passant par Prijedor où les vivants de la "mauvaise ethnie" sont priés de ne pas honorer leurs morts victimes de la purification ethnique, il est intéressant de relayer l'initiative qui a vu la mouvance "antifa" (=antifasciste) d'ex-Yougoslavie, et différents groupes de ce territoire éditer la compilation "Zajednicka borba" (prononcer "Zayédnitchka borba"). Ce "combat commun" qui donne son nom à la compilation, c'est le combat contre le fascisme qui domine aujourd'hui les sociétés post-yougoslaves, et que ce blog dénonce régulièrement. 


Révisionnisme historique qui réécrit l'histoire à l'aune des nouvelles identités nationales et religieuses, anti-yougoslavisme primaire affirmant que tout était mauvais du temps de la "Fraternité et de l'Unité" (certes tout n'était pas parfait, loin de là, mais ce n'était pas l'URSS de Staline, ni la RDA), réhabilitation de figures du nationalisme et du fascisme, conspirationnisme aiguë qui annihile tout questionnement et exonère les responsabilités politiques et individuelles locales, tensions politiques savamment entretenues à grand coup de surenchères, immixtion du religieux dans tous les domaines de la vie publique ou intime, homophobie, sexisme, haine de tout ce qui est différent ou pense différemment, violence gratuite...liste non exhaustive! Voilà le cocktail à la fois idéologique mais aussi concret et quotidien, qui investit les esprits et les comportements, de Belgrade à Zagreb, de Zadar à Pirot, de Sarajevo à Ohrid en passant par Maribor...


Il ne faudrait surtout pas penser, dans un raccourci d'ordre finkielkrautien, que tout les croates pensent qu'Ante Pavelic est le plus grand homme d'Etat depuis le roi Tomislav, que tous les Serbes portent des tee-shirts "Ratko Mladic - héros serbe", que le slovène regrette le bon vieux temps des casques à pointe, ou que le moindre Bosniaque porte sa barbe taillée à la mode de Ryad et voile sa femme et ses filles sous plusieurs couches de tissu noir.



Simplement, comme l'explique la remarquable note d'intention (hélas uniquement en serbo-croate) des auteurs de la compil', "les voix qui s'opposent aux idéologies dominantes du fascisme et du nationalisme sont inaudibles ou écrasées par le bruit assourdissant" que produit la droite extrême dans ces pays. 

Celle ci s'appuie sur les peurs et les frustrations post-traumatiques du conflit yougoslave, et surfe aussi, non seulement sur le net, bien entendu, formidable outil de contamination, mais aussi sur la turbofolkisation de la société, ferment de bêtise et de pensée limitée. Elle squatte les territoires d'identification de la "culture masculine" et les valeurs simples : le village, le quartier, le clan, le club de foot. Elle se positionne, très habilement, il faut bien le lui reconnaître, sur des causes comme la diversité culturelle (en gros "on reste chez nous, pour nous et entre nous", ce qui se pose comme un garant de diversité dans un monde fait d'identités juxtaposées mais non mêlées), sur des combats comme l'altermondialisme ou celui des "indignés" (d'après l'organisation citoyenne croate "Gradjanska Akcija", l'extrême droite croate aurait plus ou moins infiltré le mouvement "Occupy Croatia"). 
Enfin, corollaire de ce qui précède, elle affiche une imagerie et un discours pseudo subversif et révolutionnaire, prétendument engagé contre le "conservatisme" et la "pensée unique", comprenez : les vrais réactionnaires et les vrais fascistes sont les antifascistes et toutes les couilles molles de la gauche. Rien de bien différent des extrêmes droites occidentales ou russes, hormis quelques touches locales, et l'observateur avisé de cette nébuleuse reconnaîtra sans peine des caractéristiques observées ailleurs. Pas inutile pourtant de les rappeler ici, à l'heure où le rouge vire, souvent s'en sans rendre compte, au brun : branchez quelques jeunes contestataires qui passent leurs nuits sur le net sur la théma Alain Soral, ou plus prosaïquement sur les routiers bulgares qui bossent trois fois moins cher, à une manif contre l'austérité, et vous verrez.


Les auteurs de la compilation ont d'ailleurs eu la riche idée de publier dans le livret le texte d'Umberto Eco sur l'"Ur-fascisme" ("le fascisme éternel") où l'écrivain et philosophe italien décrit les grandes caractéristiques du fascisme (traduction française ici) : on y retrouve un bon nombre des ingrédients cités précédemment.


On le voit, la compilation poursuit un but pédagogique et se pose en réponse au mainstream décrit ci dessus, en réaffirmant au passage la valeur de personnalités et de mythes fondateurs yougoslaves : le verso de la pochette dévoile une photo célèbre d'une jeune Partisane, façon de remettre au goût du jour les Partisans Yougoslaves, quasi effacés du champ médiatique ou pop culturel, ou alors présentés comme des "méchants" (comme dans la série à venir que la télévision serbe publique se prépare à sortir sur Draza Mihailovic et ses Cetniks).



Le recto de la pochette affiche une photo du boxeur Mate Parlov, ancien champion du monde en poids moyen, et rare sportif à avoir refusé de devenir un porte-drapeau musclé du nationalisme. D'origine croate, celui ci aura déclaré face à l'hystérie néo-patriotique générale : "Comment pourrais-je être nationaliste alors que je suis champion du monde ? (...) Le monde entier a applaudi mes résultats, et partout dans le monde j'ai été accueilli, par les blancs comme par les noirs, comme si j'étais des leurs. J'ai parcouru le monde et je ne peux pas me considérer comme autre chose que cosmopolite. C'est comme ça que je vois aussi bien le sport que la vie".


Il est intéressant de noter qu'aucune biographie contemporaine du boxeur, notamment sur le wikipédia croate, ne mentionne ce fait. On se contente simplement de préciser que Parlov était amateur de poésie, et qu'il en lisait avant ses matchs pour se détendre. Charmant, n'est il pas !

Là aussi, en plus de rappeler le positionnement ferme et intègre de Parlov, là où d'autres ont sans peine retourné leurs maillots, l'idée sous-jacente est de se réapproprier l'univers du sport, ses valeurs de courage comme de respect de l'adversaire, et de retirer à l'extrême droite le monopole qu'elle y exerce. On l'a vu dans la récente Carte blanche à l'Etoile Noire, le sport est un terrain d'affirmation et d'affrontement politique, et la mouvance antifasciste yougoslave s'efforce à raison de réinvestir ce champ de la culture populaire et des loisirs de masse. La récente "foire du livre anarchiste" de Zagreb (oui, Zagreb a sa foire du livre anarchiste, ça vous en bouche, hein !?) proposait d'ailleurs une conférence sur le thème "anarchie et football", et toutes les organisations antifa et anar de la région affichent le logo du club de Sankt Pauli à Hambourg, connu pour revendiquer fièrement ses valeurs ouvrières, antiracistes et antifascistes. D'autres rappellent les origines prolétaires et le creuset que constituait le Hajduk Split, club que Tudjman détestait et qu'il considérait comme un club "de gauche", comme il détestait la Dalmatie, à ses yeux trop plouc, indomptable et trop jalouse de ses particularismes. Des voix de plus en plus fortes s'élèvent à Split pour réclamer la "reprise en main" du club, ruiné par la mafia HDZ et infesté de voyous fascistoïdes, les seconds étant le bras armé des premiers.



Si pour le lecteur français, réunir des groupes pour une compilation antifasciste pourra paraître un objet banal voire un projet facile façon "Band Aid", fait pour se laver la conscience à moindre frais, si, pour d'autres, l'usage de mythes comme les Partisans tient du cliché passéiste relevant du bon catéchisme de gauche de la gauche, ces réserves ne tiennent pas dans le contexte post-yougoslave, où, comme on l'a vu, l'affrontement idéologique ici décrit est d'une brûlante actualité. 

Comme le rappelle la note d'intention, la compilation est le "premier projet commun d'individus libres d'esprit et de groupes issus de tous les Etats nés sur le territoire de la République Fédérale Socialiste de Yougoslavie, des Etats qui vivent depuis 30 ans et de façon permanente comme des ennemis (...)". L'idée est de fédérer des groupes et des organisations qui ont en commun un "engagement antifasciste et antinationaliste clair", qui "agissent de façon autonome mais dans des conditions extrêmement difficiles, à l'opposé des structures officielles des différents Etats, qui mènent et influencent les politiques rétrogrades (...). Agir au sein de sa communauté est l'une des bases de l'action antifasciste, mais c'est insuffisant par rapport à l'environnement dans lequel nos organisations évoluent (...), et où la moindre agitation de droite (sic) dans l'un des Etats génère automatiquement en réponse une autre agitation de droite dans les autres Etats. C'est pour cette raison que seules des actions communes et synchronisées des antifascistes sur l'ensemble des Balkans, pourront combattre efficacement ce mal qui continue de dominer nos territoires". 

Modestes et réalistes, les porteurs de ce projet sont conscients que leur démarche est une goutte d'eau dans un océan. A titre perso, ma seule crainte est qu'elle ne prêche principalement qu'à des convaincus. Mais si la compil' parvient déjà à remobiliser les troupes d'une gauche radicale et antifasciste affaiblie par les guerres, les pressions et la répression qu'elle subit (remember le cas des anarchistes de Belgrade), ce sera déjà un premier pas. Des concerts estampillées "Zajednicka Borba" sont organisés dans toute l'ex-Yougoslavie, et les Antifas sont présents sur de nombreuses manifestations citoyennes, qu'il s'agisse des gay prides ou des actions en mémoire des déportés en camp de concentrations. "Zajednicka Borba" est donc un peu la bande son d'une renaissance de mouvements qui viennent réoccuper le terrain, longtemps laissé vacant, de la lutte contre le nationalisme et ses nombreux avatars.



Le choix du médium audio et de la musique s'est imposé naturellement, les initiateurs du projets considérant que la "subculture alternative, en ex-Yougoslavie comme ailleurs, porte en elle les fondements du combat antifasciste à travers les idées de liberté et de remise en question des autorités traditionnelles". Merci de le rappeler, les gars, ce n'était plus si clair lorsqu'on voit ce qu'est devenu le rock un peu partout !
Musicalement, la compil' (dont les vidéos de ce post sont extraites) propose principalement du punk et du hardcore, avec - la tolérance passe aussi par ça - des ouvertures vers d'autres genres, du reggae-dub à la chanson engagée. On y retrouve certains artistes déjà défendus en ces pages comme les croates de St!llness, les serbes de Red Union, les excellents Unutrasnja Emigracija de Prijedor, les apatrides de Kultur Shock, ou encore Darko Rundek, ex-frontman d'Haustor. A côté figurent plein d'autres groupes qui méritent le détour, et même celui qui ne pige pas le serbo-croate (il y a cependant quelques chansons en anglais) saisira la rage, l'intensité et l'énergie, qui émanent de ces artistes, différents dans leurs appartenances nationales actuelles et leurs identités artistiques, mais regroupés par la nécessité de la cause, autant que par une communauté de destins et de vécus.

The Bayonets - never forget 

Les textes abordent pêle-mêle, mais sans détours ni concessions, la guerre, le déni de mémoire, l'Histoire, les mensonges des politiques... 
Ils attaquent aussi l'illusion de démocratie, la médiocrité humaine et la précarité sociale des sociétés post-yougoslaves, frappées par un capitalisme décomplexé où la seule liberté est celle de piller les ressources et d'entuber son prochain. Ils rejoignent avec ces thèmes un combat antifasciste beaucoup plus large et non passéiste, celui qui combat le fascisme, supposé "soft", de nos sociétés du spectacle et de la consommation.


Pasi - Oda

Fidèle à leurs principes d'éducation des masses ;-) et de la diffusion de la culture au plus grand nombre, les initiateurs de "Zajednicka Borba" sont des adeptes "du libre", et offrent ainsi à tout un chacun la possibilité de télécharger la compil sans enrichir Paypal ou la FNAC. C'est ici que ça se passe : tu vas sur le player (à droite), tu choisis ton morceau, tu fais un clique droit et tu sélectionnes "enregistrer la cible du lien", tu enregistres sur ton ordi, et hop, c'est "mort au fascisme, liberté au peuple" (1) dans ton lecteur MP3. 

Bonne écoute et No pasaran!

(1) un des slogans de la Yougoslavie communiste

4 commentaires:

  1. Excellent, merci de la trouvaille !

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  2. Ce commentaire a été supprimé par un administrateur du blog.

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  3. ce site déchire, ça fait presque trois ans que je le suis, depuis que j'ai commencé à aller à Sarajevo de temps en temps (rencontré des activitstes antifa et des queer notamment...). merciiiii

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    1. Merci pour le "site qui déchire" ;-) Ca fait plaisir. Je me suis permis de supprimer ton premier commentaire qui était redondant de celui ci (je suppose un double envoi). Amicalement.

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