lundi 11 mars 2013

LA FEMME YOUGO ENTRE TITO ET TURBO

Affiche Yougoslave pour le 8 mars.
C'était récemment la "Journée internationale de la femme" et j'adore ce genre de "journées" où l'on se donne bonne conscience avec des causes, en général louables, dont on se lave les mains les autres jours...Grands seigneurs, les messieurs auront été gentils en ce jour, ils auront fait la vaisselle, et vraisemblablement enrichi le secteur du commerce de fleurs coupées, où les femmes afghanes et nos femmes battues ne figurent pas en tête de gondoles, avant de reprendre le lendemain les bonnes habitudes du sexisme ordinaire...

Ce point de vue cynique et ironique se marie assez bien avec l'hypocrisie de la société socialiste autogestionnaire de la Yougoslavie titiste, où, officiellement, l'égalité homme-femme était l'une des valeurs dominantes. 
En réalité, dans la très patriarcale et machiste Yougoslavie, le 8 mars consistait en gros pour les hommes à offrir des fleurs à leur femme ou à leurs collègues féminines, quand ce n'était pas des casseroles ou des fers à repasser...et le lendemain, tout redevenait comme avant. 

Malgré cette hypocrisie, guère différente de celle que l'on trouve dans nos sociétés "modernes et avancées", il faut néanmoins reconnaître que les femme vivaient mieux dans la Yougoslavie d'alors que dans les républiques bananières testostéronées à la pureté ethnique et paupérisées par le rouleau compresseur de la "transition" qui lui ont succédé.

"Vive le 8 mars, journée de la femme"

En dépit de tous ses défauts (langue de bois, dichotomie entre la doctrine officielle et la réalité du terrain), l'idéologie du moment avait néanmoins le mérite de prôner une égalité qui permettait malgré tout une forme d'émancipation. 

"Les partisanes de Tito"

Surfant sur la contribution des partisanes communistes, qui furent nombreuses à s'engager aux côtés de leurs homologues masculins, l'imagerie officielle véhiculait un stéréotype de "battante/combattante", autrefois mobilisée sur le front, aujourd'hui actrice de l'autogestion, de la fraternité et de l'unité.



La Yougoslavie titiste avait ses mythes féminins, ses héroïnes de la "lutte contre le fascisme", comme la belle Nada Dimic (photo ci-dessus), résistante serbe de Croatie, qui mourut à 18 ans en camp de concentration après avoir enduré les pires tortures. Son nom fut celui d'une des plus importantes usines de Zagreb, et son histoire courageuse était enseignée aux petits enfants yougoslaves.

L'ouverture du pays vers l'extérieur et sa relative liberté par rapport aux autres pays dits "de l'est", faisaient que cette imagerie autour des partisanes côtoyait celle de la femme à l'occidentale. Dans les très libérées années 70, même l'érotisme (largement diffusé en Yougoslavie, à l'opposée de la pudibonderie officielle de l'URSS ou de la RDA) mettait en scène des femmes, certes déshabillées et destinées avant tout à un public mâle, mais néanmoins épanouies dans une société voulue égalitaire, fleurant bon l'optimisme des trente glorieuses, dont on ne pressentait pas encore qu'elles étaient terminées.

"Čik" (prononcer Tchik)
la revue érotique serbe culte des 70's.
Outre ses pages dénudées, elle dispensait de véritables cours d'éducation sexuelle, dont elle préconisait aussi l'enseignement à l'école.

Dans le rock yougo aussi, les femmes étaient présentes, et cette présence même de groupes féminins ou de formations avec de fortes personnalités féminines dans une musique pourtant au fort ascendant macho, était en soi un boulon dans les rouages d'une société, qui sous couvert de modernité, restait engoncée dans de nombreux archaïsmes. Bien que "mixte", le très culte groupe Ekaterina Velika (EKV pour les intimes) était entre autre incarné par sa charismatique claviériste Margita Stefanovic, véritable icône pour toute la jeunesse urbaine et branchée des années 80, irradiant par sa personnalité le paysage musical. 


 Le clip d'EKV pour "Oci Boje Meda" où apparaît la belle Margita.

Citons ici aussi les rockeuses de Novi Sad de Boye ("Les couleurs"), des touches-à-tout autant à l'aise dans le pop-punk, le rap, la new wave ou le métal, qui firent souffler un vent rafraîchissant sur la scène musicales des années 80 et du début des 90's, ou encore Xenia, girls band de Rijeka dont le "moja prijateljica" ("ma copine") était un des premiers manifestes rock lesbiens.

Boye - Dosta (Assez!)
Une chanson qui dit en gris "Assez, je te donne tout, alors qui tu es un mec sans intérêt".


Xenia
"Ma copine est la plus belle...ils aimeraient tous la toucher sans moi" chante, faussement naïve, la chanteuse.

La Yougoslavie au féminin, c'était aussi, et ça reste encore aujourd'hui, Marina Abramovic, elle même fille de partisans, dont les performances au delà des limites me semblent elles-aussi s'inscrire dans un défi lancé à une société assez conservatrice, derrière les apparences. 




Même si cette parenté n'a jamais été attestée, je ne peux m'empêcher de voir chez Abramović un pendant au féminin de Satan Panonski (dont on a parlé ici), le punk poète gay et écorché qui lui aussi infligeait nombreux sévices à son corps. Avec le recul, les deux personnages reflètent le malaise de deux groupes (les femmes et les homosexuels) subissant les pressions d'une société "hétéromachiste" peu tolérante envers eux.


"L'étoile à cinq branches" (symbole de la Yougoslavie socialiste)
que Marina Abramović se taillade sur son propre corps en 1975

La suite des évènements confirmera ces malaises : les archaïsmes sus mentionnés reprenant du poil de la bête au cours des mêmes années 80, et débouchant sur le très viril conflit que l'on sait, la belle dynamique émancipatoire qui habita la Yougoslavie des 70's et 80's fit long feu. 

La même étoile, dans une autre performance de l'artiste en 2003, intitulée "comptez sur nous" (célèbre chanson pro Tito) où des corps d'enfants et de jeunes gens en uniformes constituent le symbole...

Aux antipodes de l'imagerie et du propos de la scène rock féminine yougoslave, le turbofolk et son esthétique bodybuildée à la silicone et à la vulgarité agressive est venu remettre, sous couvert de briser les tabous à travers une forme de pornographie assumée, la femme à sa place dans le nouveau codex balkanique. On en a parlé ici, on n'y revient pas, mais le turbofolk, dans son insidieuse capacité à infiltrer tous les pans de la société, est parvenu d'une certaine façon à détourner le vieux mythe des partisanes. 



Dans l'imagerie actuelle, les fières combattantes aux uniformes peu seyants qui mirent la raclée aux méchants nazis aux côtés de Tito, sont devenues des bimbos sexy et volontiers dénudées...


Election de "Miss Partisans" quelque part en Serbie

Paradoxe, cette nouvelle image sert autant dans le camp vulgaire, macho et nationaliste que parfois dans une sphère plus à gauche, dans une esthétique rock'n'roll ou chez les LGBTI : cette "partisane actuelle" incarne une forme nouvelle d'affirmation et de libération où l'on se réapproprie l'érotisme, un peu à la manière de Femen.






Reste qu'on est loin aujourd'hui de l'idéologie égalitaire titiste, jetée dans les poubelles de l'Histoire au moment où les anciens frères slaves du sud ont commencé à se disputer la vaisselle et les bijoux de famille. On ne vous refait pas le topo de ce que les femmes yougoslaves - indifféremment de leur "appartenance ethnique" - ont subi pendant la récente guerre, et sur les violences domestiques ou publiques qu'elle encaissent dans une société désormais coincée entre beaufisme phallocrate autosatisfait, et retour de bâton religieux. 


L'usine Nada Dimić dans la Croatie indépendante et en "transition"...

L'usine Nada Dimić de Zagreb a été liquidée depuis longtemps, et a même brûlé...dans l'indifférence générale. Triste métaphore ! Car les descendantes des héroïques partisanes ou des "ouvrières du socialisme", galèrent aujourd'hui, entre chômage, petits boulots payés au lance-pierre...quand ils ne sont pas payés "en nature" par des patrons "DSKisés", et des diplômes parfois obtenus également sous la ceinture (plusieurs scandales, notamment à l'Université de Sarajevo). Accessoirement, elles doivent souvent gérer un mari, un père ou un frère revenu de la guerre sans bénéficier des fameuses "cellules d'aide psychologique" que le monde entier nous envie, et qui soignent leurs syndromes post-traumatiques avec les moyens du bord : rakija, mauvaise dope et poings dans la gueule...


La fin de "Nada Dimić" dans les flammes.

Marina Abramović, toujours active, s'intéresse dans son "Balkan Erotic Epic" à la place insolite de la sexualité dans certains rituels serbes païens, pour mieux interroger, à la fin du film, la violence qui semble habiter les Balkans comme une malédiction (A voir ici et non pas directement dans le blog afin que ce dernier ne soit pas censuré, l'américain "blogspot" n'appréciant guère la présence d'organes sexuels affichés en ses pages).
Margita Stefanović est morte en 2002, dans un destin tragique à la Janis Joplin sous les sombres auspices de la drogue et du HIV. La fin d'une époque dans le rock ex-Yougo, où hormis quelques rares exceptions, on se demande aujourd'hui, pour paraphraser une chanson célèbre : où sont les femmes

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ce sujet. C'est plus ici un clin d'oeil, une contribution à chaud sur cette "journée particulière" que propose le blog, qui s'essaye au passage à la forme courte et concise. Et, c'est bien connu, ce n'est pas la taille qui compte, pas vrai, messieurs ? ;-) 

Le mot de la fin à une manifestante de Banja Luka en Republika Srpska (Bosnie-Herzégovine), en ce 8 mars 2013.



"Je ne veux pas de fleurs, je veux un boulot"

3 commentaires:

  1. Petit rectificatif: il s'agissait de la journée du droit des femmes et non la journée de la femme

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  2. Oui, c'est vrai, le terme officiel international est "journée internationale des droits de la femme", mais en Yougoslavie, cette fête s'appelait "Dan Žena", c'est à dire "Journée de la femme". Cette fête faisait aussi office de fête des mères et des grand-mères.

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  3. "Marina Abramović - ..." Cette vidéo n'est plus disponible suite à une réclamation pour atteinte aux droits d'auteur soumise par Madame Marina Abramovic.

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