samedi 9 février 2013

CARTE BLANCHE A L'ETOILE NOIRE (3) : "ENSEMBLE VIDE" (1/2)

Suite de notre Carte blanche à l'Etoile Noire, cette ballade à la fois intuitive, subjective et complice dans Mostar, centre de l'Herzégovine qui se dévoile au fil des épisodes. Pour celles et ceux qui prennent le train en marche, les n°1 et 2 sont ici et

C’est de Lučki Most que la vue sur le Vieux Pont est la plus saisissante, mais personne ne vient jamais le regarder d’ici. C’est de Lučki Most qu’on observe le mieux la façon presque naturelle dont Stari Most s’insère dans ce canyon de la Neretva, à l’endroit précis où il est le plus étroit. J’aime m’arrêter à la gargotte qui fait l’angle du pont et de Titova. Au fond trône le portrait d’Alija en chef de guerre, coiffé de son béret. La terrasse est bordée par de magnifiques rosiers qui survivent mystérieusement au bord de la circulation incessante des voitures.


Stari Most vu de Lucki Most
(c) Crna Zvijezda


Lučki Most mène à Donja Mahala, petit quartier, comme un appendice, coincé entre Hum et la Neretva, s’étirant de Stari Most au pont Hasan Brkić.
C’est un quartier que j’ai toujours trouvé étrange. Un quartier ni mort ni vivant, un quartier où l’on se sent ni le bienvenu ni rejeté, un quartier où personne ne te parle mais où tout le monde veut savoir d’où tu viens, ce que tu fais et surtout pourquoi tu es là.
A Donja Mahala, le monument célébrant Mustafa Čemalović, Héros National, est fleuri tous les 14 février (1) et les indications dirigeant vers les anciens abris de guerre n’ont pas encore été recouvertes.
« Sklonište ». Je n’ai jamais oublié la première fois que j’ai vu ce mot peint en rouge assorti d’une flèche pressée, autoritaire indiquant je ne sais quelle cave. Il fallait se cacher.
Je me suis toujours demandée comment ce quartier avait tenu le coup pendant le siège à l’ombre menaçante de Hum, bordé par la rivière et coupé de la rive Est après la destruction du pont. 
Je ne sais pas.
Des amies originaires de Donja Mahala ont eu beau m’expliquer, je n’ai jamais compris. Cela ne voulant d’ailleurs pas dire que j’ai compris comment a survécu le restant de la ville.


« Sklonište », inscription, Donja Mahala
(c) Crna Zvijezda

Je remonte vers le Bulevar. Il fait beau, mais il fait frais. La lumière de l’automne d’Herzégovine semble avoir emballé les alentours de la ville d’une couche épaisse de couleurs, un mille feuilles orangé posé sur les courbes si douces des collines environnantes. 
Je dois emprunter le petit tunnel qui relie Mahala à Podhum. Je me demande depuis quand il existe. Je l’appelle « le tunnel magique ». Je ne peux m’empêcher de penser à « Stalker » à chaque fois que je l’emprunte; mais Podhum n’est pas la chambre des rêves (2).

« De l’autre côté » devient «  ce côté-ci ». Le quartier de Podhum s’étire devant moi, à la perpendiculaire de Mahala mais de l’autre côté du Bulevar.
C’est, en gros, une rue sinueuse bordée de hauts murs, de grandes portes cochères fermées et de quelques ruines ouvertes au temps. 
La rue est déserte. Je veux dire, la rue est toujours déserte. En 14 ans, j’ai dû croiser une fois un écolier qui n’a pas répondu à mon « bonjour », m’a dépassée et a filé en se retournant tous les 10 mètres comme pour vérifier que je ne le suivais pas avec un grand couteau à la main. Je me souviens aussi d’un chien couché au milieu de la rue, il a relevé la tête en entendant mes pas. Il s’est assis et m’a montré ses dents en retroussant les babines sans grogner, dans le silence du quartier. C’est la seule fois que j’ai dû faire demi-tour à Mostar. 


La Balance, détail de Podhum.
(c) Crna Zvijezda


Je n’entends rien, j’ai l’impression d’être encore dans le tunnel et que les images de Podhum défilent sur ses parois noircies. Tout semble atténué comme lorsqu’on se bouche les oreilles ou lorsque l’on met la tête sous l’eau. Les couleurs ont disparu, le quartier, toujours dans l’ombre de Hum ne profite guère de la lumière légendaire de Mostar. 
Ici, on sait où l’on n’est plus mais on ne sait pas où l’on se trouve. 
Le quartier se dérobe, tourne le dos aux regards.
Ici non plus les indications peintes, relatives à la guerre, n’ont pas encore été recouvertes. Certains murs sont ornés d’un pochoir rouge en forme d’échiquier. Ici, les sahovnice protégaient certaines maisons. Un drapeau-talisman qui, comme tous les drapeaux, octroie droit de vie ou de mort.


Sahovnice, le drapeau-talisman.
(c) Crna Zvijezda


Toutes les portes sont closes et torturent ma curiosité autant que mon imagination. J’imagine, cachées, des maisons coquettes, des rangées de chaussures sur le pas de la porte d’entrée, des terrasses couvertes de treilles ou de kiwis, des cours intérieures, des fleurs en nombre et dans un coin, un tuyau d’arrosage dont l’eau s’écoule en permanence pour rafraîchir l’air et clouer la poussière au sol.
Les habitants de ces demeures mystérieuses sont certainement assis à l’ombre et laissent passer l’après-midi en fumant quelques cigarettes. Ils se lèvent de temps en temps pour rectifier la place d’un pot de fleurs ou arracher une ou deux herbes folles. Assis de nouveau, ils restent là, dans leur peine. Le regard dans le vide ou peut être fixé sur la ruine d’à côté. 
Je me demande ce qu’ils voient quand ils regardent ces traces, ces preuves du chagrin des autres. 
Je me demande s’ils pensent à leurs anciens voisins. Ceux qui sont partis, ceux qu’on a forcé à partir, ceux qui sont vivants mais ne veulent pas revenir, ceux qui sont morts.
Je me demande si avant la guerre les portes étaient ouvertes, si les gens fumaient ensemble, en buvant un café, une limonade, en regardant les enfants jouer dans la rue.
Je me demande à quoi ressemble la solitude de ceux qui sont restés derrière leurs portes closes. 

A suivre....

Illustration musicale de cette carte blanche, le grand Milan Mladenovic, chanteur du mythique groupe Ekaterina Velika, vénéré dans toute l'ex-Yougoslavie, connu notamment pour son engagement anti-guerre. Le voici avec son morceau "Metak me nece", "la balle ne m'atteindra pas".



(c) Crna Zvijezda

(1) 14 février : Jour anniversaire de la libération de Mostar en 1945
(2) Voir note sur le film.

1 commentaire:

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